C'est un soleil aujourd'hui qui me réveille en me chatouillant de ses filaments dorés, comme c'est d'autres jours, ou d'autres nuits, la lune, de ses plumes d'argent. Qu'importe ? car quand je trouve refuge ici, dans ce petit coin d'Uchronie, le temps s'écoule différemment, librement, capricieusement, et je me sens comme le Petit Prince savourant ses couchers de soleil à portée de tabouret. Ici, où dans la brume l'étendue azur et la mer de nuages paraissent se confondre, Dieu me berce de son éternité. Et j'en viens à me demander si je ne suis pas rien ici que mon double astral. Mais quelle que soit la réalité où il m'est donné de me reposer, l'essentiel est que j'y donne sens.

 Aussi est-ce sereinement que je descends l'escalier en colimaçon qui parcourt la verticalité de ma tour familière, toute de bois et de pierre, d'architecture à la fois moderne et vintage, ou en un mot, intemporelle. Les lucarnes sur le trajet me permettent de contempler l'horizon, et d'apercevoir une voile baignant près d'ici, et que mon phare ne manquerait pas de saluer lumineusement si les ténèbres l'exigeaient. Mais je vois que le navire se dirige dans ma direction, aussi pourrai-je le faire moi-même, c'est encore mieux, et peut-être même pourrai-je rencontrer l'équipage s'il décide de jeter l'ancre près de moi. Arrivant en bas, je hume l'air marin et matinal, et m'assieds mélancoliquement sur un caillou en regardant les vagues jouer dans leur jardin et éclabousser d'écume merveilleusement blanche le rivage rocailleux de l'île.

 En attendant, je me saisis d'un volumineux traité de Démocrite que je feuillette passionnément, tout en buvant du café bien chaud que m'a servi l'une de ces déesses que j'ai la chance de côtoyer, des sirènes qui me font profiter de leur généreuse compagnie. La fortune m'a tant souri que certaines, non contentes de m'offrir des ouvrages disparus des présocratiques, si heureusement préservés en Atlantide, ont même tenu à compléter le cadeau par des leçons particulières et leur appui dans ma lecture, me faisant profiter de leur expertise en grec ancien et dans divers arts des Muses. Car elles sont tout entières filles des Muses, de leur nageoire à leur chevelure, et je ne savoure pas moins la contemplation de leurs corps rêveusement reposés sur les pierres chaudes, et où l'âme se révèle spontanément, que celle de cette bleuité immense qui s'étend à perte de vue. Et moi, humble créature, je n'ai pour tout royaume que ce modeste îlot, petit bout de cailloux et d'herbe, perdu au milieu du ciel et de l'océan, et pourtant, là se rassemble un trésor des civilisations propre à rendre jaloux le moindre dragon. J'y suis l'héritier des Âges et des Hommes.

 Ce qui m'a souvent taraudé, jadis du moins, était de savoir si je méritais une telle filiation, moi qui craignais de n'être qu'un simple descendant anonyme dépassé par la gigantesque léviatitanesque de la Culture. Puis j'ai compris d'abord que leur générosité était émanation plotinienne, gratuite, miette d'éternité dont tout homme pouvait profiter ; et ensuite... Ensuite, j'ai vu maints navires mouiller par chez moi pour y recueillir mes lumières, en toute sincérité, et, sans exagérer ma condition, j'ai compris tout de même que ce n'était pas un mirage ou un malentendu, mais que j'étais bel et bien devenu un phare, enfin, un gardien de phare. Gardien d'un univers inspirant, dont ce capitaine qui vient d'arrêter son navire près d'ici vient s'abreuver. Peut-être irai-je à son bord, comme il m'arrive parfois, pour parcourir ce monde si riche et y découvrir d'autres espaces, qui tous cependant, à la fin, me ramèneront immanquablement à mon paradis comme à Rome.