Chapitre 4
Alexis
J'arrive en haut de la rue principale un peu en nage, mais bien content de ne pas avoir pris de veste. C'est calme, je n'ai croisé personne, et juste aperçu une dame à une fenêtre. Pas le moindre commerce dans la montée, hormis le marchand de journaux, la voisine m'avait indiqué qu'il fallait aller tout en haut pour trouver l'épicerie et prendre la ruelle vers la place pour aller à la boulangerie.
C'est sûr qu'il faut le savoir. La boulangerie, je manque de passer devant sans la voir tant elle est minuscule. C'est bien parce qu'il y a deux personnes à faire la queue à l'extérieur que je l'aperçois. Je m'avance cependant un peu au-delà et je découvre la place du village. Une jolie fontaine au milieu, quelques arbres, des terrasses de café qui ont l'air accueillant. Ce serait une bonne idée de s'y installer cet après-midi, avec un des livres de Monsieur Duras. Il y a peut-être un peu d'animation aussi, à ces heures-là.
La boulangère est sympathique, comme il n'y a pas d'autres clients après moi, je lui demande s'il y a moyen d'avoir des informations sur les chemins de randonnée dans les alentours. Elle m'indique qu'il y a une grande carte avec les tracés et que chaque village en possède une, afin de permettre aux randonneurs d'évaluer les parcours possibles. Et que le marchand de journaux a peut-être quelques brochures. Je pars avec une baguette et un pain à la farine de châtaigne qui a l'air d'être la spécialité du coin.
A l'épicerie, je sens que j'intrigue les quelques clients. Surtout des femmes d'un certain âge d'ailleurs. Il faut bien reconnaître que ce n'est pas la pleine période touristique. L'épicerie est minuscule, rien à voir avec le supermarché où je faisais mes courses à Créteil, mais je trouve tout ce dont j'ai besoin. Il n'y a pas de boucherie dans le village, l'épicier offre cependant un petit rayon de viande, avec essentiellement de la charcuterie, du pâté de campagne, quelques saucisses, du jambon et un plat qui m'intrigue. Lorsque vient mon tour d'être servi, je demande :
- Excusez-moi de poser une question idiote, mais c'est quoi, les caillettes ?
- Une spécialité ardéchoise, me répond l'épicier. C'est un mélange de viande de porc hachée, de persil, d'épinards ou de bettes, avec un peu de lard fumé. Selon les recettes, il y a ou pas du persil, de même pour le lard...
Ok, je comprends vite qu'il y a autant de recettes de caillettes qu'il y a de charcutiers.
- Et c'est bon ?
- Vous n'en trouverez pas de meilleures à cinquante kilomètres à la ronde, me répond-il, amusé. C'est moi qui les fais.
- Ah, je comprends. Bien, je vais vous en prendre deux.
- Vous les réchauffez à four doux, et avec une salade, c'est délicieux. Vous m'en redirez des nouvelles.
- Volontiers. Et heu... Je vais vous prendre des fromages de chèvre aussi. J'en vois deux un peu coulants qui me font de l'œil.
- C'est un éleveur du coin qui les fabrique. Il habite sur la route de Bise. Si vous les aimez, vous pouvez aller le voir le jeudi en fin d'après-midi. Il fait de la vente directe. Il vient aussi le samedi matin sur la place ici pour les vendre et le dimanche au marché de Vals.
- Merci, je vais goûter.
- Vous êtes là pour un moment ?
Il est sympathique lui aussi, et je comprends bien que la question va permettre aux quelques autres clients d'avoir des informations sur moi. Après tout, on est dans un petit village et un inconnu qui débarque, ça intrigue forcément.
- Je pense que oui. Je loue chez Monsieur Duras, au-dessus du camping, pour plusieurs semaines, dis-je en restant un peu vague quand même.
- Ah oui. Il cherchait un locataire en effet. C'est un joli gîte et vous avez une belle vue.
- Tout à fait. Antraigues est un beau village.
- Merci. On fait ce qu'on peut pour le garder vivant et joli.
Je règle mes achats et je repars bien lesté. Je redescends par la même rue, et je remarque un petit escalier sur ma gauche indiquant la pharmacie. Je l'ai vue en arrivant, tout en bas du village. Il y a sans doute moyen de passer par-là pour accéder plus directement à la route départementale, mais avec les courses, je préfère ne pas m'aventurer pour le moment. Si je reviens tantôt, j'explorerai.
**
Je déjeune d'une caillette, d'une salade et d'un fromage. Il n'a pas fait un pli, le fromage coulant. Il va falloir que je prévoie des provisions. La caillette, c'est pas mal aussi. Original. Et une seule me suffit pour un repas complet.
Après le déjeuner, je prends un café sur la terrasse et j'envoie un message à Bruno pour lui dire que ça va, que j'ai fait ma première sortie aujourd'hui. Qu'il fait beau et que le village a l'air sympa. Que je compte y retourner tantôt. Il me répond rapidement que c'est bien et qu'après cinq jours là-bas, il était temps que je commence à explorer.
Je somnole un peu, puis j'entreprends de fouiller dans la maison. En général, les propriétaires de gîte laissent tout un tas de documentation et je ne tarde pas à trouver des dépliants et des cartes de randonnée. Je repère des sentiers possibles et notamment celui qui passe en-dessous du gîte et qui monte jusqu'au village d'Aizac que j'ai aperçu sur le col. Je note de faire cette randonnée avant la fin de semaine : pas trop longue, un peu de dénivelé. De quoi me remettre en forme et me permettre de remonter à Antraigues sans être essoufflé les prochaines fois.
Layla
- Quand vas-tu te décider, Layla ?
Je regarde Marc sans répondre. Nous sortons d'une importante réunion et s'il n'a fait aucune remarque, je sais très bien qu'il n'en pense pas moins. C'est à lui que mon père avait confié, juste avant de faire son AVC, d'étudier la faisabilité de l'implantation au Brésil. Il a mené tout le projet, il le connaît sur le bout des doigts. Il est capable de me donner les températures les plus élevées à Brasilia en plein été, le nombre d'habitants - et donc de clients potentiels - dans les grandes villes, et vit quasiment à l'heure brésilienne avec le décalage horaire.
- Allons dans mon bureau pour en parler, veux-tu ?
Il me suit sans ajouter un mot. J'échange un bref regard avec Lisa qui a bien compris qu'il ne fallait pas nous déranger. Marc est plutôt bel homme, il a trente-cinq ans et est célibataire. Des aventures régulièrement, mais incapable de se fixer. Lorsque j'ai débarqué ici, comme quelques autres, il m'a bien aidée à prendre mes marques et à mesurer toute l'ampleur de la tâche. Il a aussi gentiment tenté de me draguer. J'aurais pu succomber, je me suis tenue sur mes gardes. Une aventure au bureau, déjà que ce n'est pas trop conseillé quand on est simple employé, mais en étant la patronne, ça ferait mauvais genre. J'ai bien fait. Aujourd'hui, il tente encore régulièrement sa chance, mais j'arrive à le garder à distance. En général, il fait cela sur le ton de l'humour - et je reconnais que sa technique de drague est plutôt bien rodée -, mais quelques mots de ma part suffisent à ce que ça n'aille pas plus loin.
Nous entrons dans le bureau, il s'installe dans un des fauteuils en face de moi. Je consulte des éléments sur mon écran, histoire de lui faire comprendre que je n'ai pas à m'occuper que de lui et de ses états d'âme brésiliens.
- Bien, Marc. Je crois avoir été claire la semaine dernière : j'ai encore besoin de réfléchir avant de lancer le projet.
- Mais pourquoi ? Nous sommes prêts, Layla ! Il ne manque que ta signature pour lancer les achats et les travaux des magasins... Quant à moi, je saute dans un avion pour superviser cela dès que tu m'en donnes la possibilité.
- Je sais. Et je sais que tu es prêt, que tout est prêt. Mais ma décision, elle, n'est pas encore prise. Moi, je ne suis pas prête.
- Et puis-je savoir pourquoi ? Qu'est-ce qui te fait hésiter ? Le Brésil est un formidable marché ! Plusieurs entreprises françaises de luxe sont déjà implantées là-bas depuis longtemps. Ok, nous ne sommes pas une entreprise de luxe, nos produits restent abordables pour une clientèle de classe moyenne, mais...
- Mais je sais tout cela, le coupé-je. Et ce n'est pas cela qui me fait hésiter.
- Vas-tu te décider à me donner la vraie raison ? Tu me soutiens que le dossier est bien ficelé, que tout est prêt... Qu'est-ce qui ne va pas ?
Je garde le silence. Je sais très bien que si je réponds à Marc que je me demande si c'est vraiment un bon investissement, il ne va pas comprendre. Il ne va pas comprendre non plus que je préfère garder cet argent pour un autre projet, totalement fou et pas du tout préparé. Et que si je dois me lancer, ce ne sera pas à lui que j'en confierai l'étude, car je sais très bien qu'il ne sera pas du tout d'accord avec mon idée.
Je soutiens son regard avec sérieux. Il finit par baisser les yeux et secoue lentement la tête. Puis il soupire, prend appui sur l'accoudoir du fauteuil et se lève :
- Bien, je n'aurai pas encore de réponse aujourd'hui. Pas la peine de perdre mon temps et de te faire perdre le tien. A plus tard.
Je le regarde sortir du bureau sans ajouter un mot. Je ne suis pas fière de moi, et c'est vrai que la balance oscille dangereusement. Il a bossé comme un fou sur ce projet, les risques sont calculés, mesurés. Et lui annoncer que je ne donne pas suite, c'est aussi de l'argent perdu. Moins que l'investissement que cela représente, c'est sûr. Et puis, c'est le dernier projet que papa voulait lancer, j'ai pu mener à bien tous ceux qui étaient en cours quand j'ai repris les rênes.
Je laisse mon fauteuil tourner sur lui-même, mon regard se perd un instant entre les tours qui barrent mon horizon professionnel.
De l'air ! J'ai besoin d'air.
**
- Quand vas-tu te décider, Layla ?
Je fixe Aurélie droit dans les yeux. Elle est une des rares amies que je me sois faite à Paris. Nous avions fait connaissance il y a deux ans, alors qu'elle venait pour une présentation d'ergothérapie, à l'invitation du comité d'entreprise. Nous avions beaucoup échangé à cette occasion et avions eu l'occasion de nous revoir par la suite. Elle est très sympathique, vive, pleine d'entrain et est âgée de quelques années de plus que moi. Elle est aussi une des rares connaissances de mon entourage parisien qui ne soit pas liée à mon travail.
Nous nous sommes retrouvées ce midi-là, dans un petit restaurant que j'ai découvert grâce à elle, un peu en-dehors du quartier. Là aussi, cela permet de changer d'environnement, de profiter d'une pause bienvenue.
Elle a le don, cependant, pour m'interpeller sur des questions sensibles. Et là, même si je cherche à gagner du temps, je sais très bien ce qui la motive : elle veut absolument me trouver un petit ami. Ou au moins, avoir droit au récit de mes aventures. Comme si j'avais le temps pour ça ! A chaque fois que nous nous voyons, elle m'en parle. Elle, c'est presque Marc au féminin : volage, multipliant les aventures en se disant qu'elle se casera un jour, plus tard. Heureusement que je ne lui ai jamais fait de confidences concernant les avances de Marc : elle aurait été capable d'insister pour que j'aie vraiment une aventure avec lui. Le "in job, no zob", ça ne l'effleure même pas.
- Me décider à quoi ?
Elle lève les yeux au plafond.
- Combien d'aventures au cours des six mois écoulés ? Moins de cinq, j'en suis certaine. Et encore, je suis gentille de ne pas t'affubler d'une jolie bulle zéro.
- Arrête...
- Layla, tu me désespères.
- C'est marrant, j'ai l'impression de désespérer tout le monde en ce moment. Mon homme de loi, mes cadres, mon père, toi... Il n'y a que mes neveux qui m'adorent toujours autant !
- Est-ce que tes cadres et ton père peuvent se rappeler que tu es une jeune femme de vingt-six ans, bientôt vingt-sept ? Que tu as droit à une vie privée ? Que tu as le droit de t'envoyer en l'air de temps en temps, c'est bon pour ta santé ! Et je dirais même mieux : qui pourrait aussi avoir un petit ami ?
- Aurélie, tu sais bien que j'ai autre chose à faire que passer mes soirées en boîte de nuit pour chercher l'aventure. Que j'ai aussi autre chose à faire que gérer un compte sur un site de rencontres. Et que je ne vois vraiment pas quand je pourrais caser des rendez-vous avec un potentiel petit ami dans mon agenda surchargé !
- C'est bien le problème. Tu travailles trop. Tu ne penses qu'à ton entreprise et pas du tout à toi.
- Tu crains que je ne fasse un burn out ?
- Non, je ne le pense pas car tu es solide et tu n'en prends pas le chemin. En revanche, je crains que tu ne passes à côté de ta vie.
Je ne réponds rien. Elle n'a pas tort. La grande majorité des jeunes femmes de mon âge, même si elles travaillent, ne portent pas ce que je porte. Quand j'ai remplacé papa, je n'imaginais pas ce que cela allait représenter comme sacrifices. Comme travail oui, mais comme sacrifices non.
- Cela remonte à quand, ta dernière semaine de vacances ? poursuit-elle.
- Les fêtes en famille, à Bordeaux.
- J'ai dit la dernière semaine de vacances, pas tes obligations familiales, soupire-t-elle d'un ton compatissant.
- L'été dernier. Mes trois semaines à Aizac. Comme tous les ans.
- Bien. Les ponts du mois de mai approchent. Ne me fais pas croire que tous tes employés du siège seront au garde-à-vous comme de bons petits soldats. Quelques-uns oui, mais pas tous. Et je suis certaine que plusieurs de tes cadres lorgnent aussi sur ces fériés. Ton homme de loi, en revanche... Enfin, lui, je pense qu'on peut le considérer comme quantité négligeable.
- Tout à fait d'accord avec ta dernière remarque.
- Bien. Alors tu pars toi aussi. Tu en profites. A la rigueur, tu restes joignable, s'il y a une question d'importance. Tu sais comme moi que la France va tourner au ralenti à cette période. Donc toi aussi, tu peux tourner au ralenti.
- Bien, ma chère, lui dis-je avec espièglerie.
- Je suis sérieuse, Layla, insiste-t-elle en fronçant les sourcils. Pense un peu à toi. Vraiment.
- Promis.
Je lâche cela du bout des lèvres, mais je le regrette déjà.
Sauf qu'une fois rentrée à la maison, je ne vais pas regretter longtemps cette promesse.
Annotations
Versions