Chapitre 6
Alexis
Nous sommes en pleine partie. Les scores sont très serrés. Je fais équipe avec Marcel qui m'a pris sous son aile et me donne quelques tuyaux pour mieux jouer. Il connaît le terrain comme sa poche. Déjà, gamin, il jouait là. Les autres aussi, d'ailleurs. Les autres : Maurice, que j'avais remplacé le premier jour car Madame avait un rendez-vous, Bernard et Roger, ces deux-là font toujours équipe ensemble. Et puis Vincent, jeune retraité de la Poste et ancien facteur à Vals-les-Bains, et Samuel, ouvrier du bâtiment lui aussi en retraite. Ils sont les "jeunots" de la bande. Enfin, avant mon arrivée.
Parfois, je change d'équipier, je joue avec Vincent ou Samuel. Parfois aussi, quand on se retrouve en nombre impair, je reste juste à les regarder. Et je fais l'arbitre. Impartial, forcément.
Au fil des jours, j'ai appris à les connaître un peu. Ils sont restés discrets, vis-à-vis de moi. Ils ne m'ont pas demandé d'où je venais, ni pourquoi j'étais là. Juste où j'habitais. Je n'ai dit à personne ici que j'étais médecin et que j'étais en simili-arrêt maladie. Il n'y a pas de quoi s'en vanter.
Tout en jouant, on papote. Du temps, des connaissances des uns - sauf de moi, bien sûr -, des travaux à faire dans les maisons, des potagers. Je n'y connais rien, mais ça m'intéresse. Et puis, surtout, ce que j'aime chez eux, c'est ce qu'on a tendance à appeler depuis Paris, parfois avec condescendance, "le bon sens paysan". Ils aiment blaguer aussi, avec simplicité. Je me prête volontiers au jeu des moqueries, surtout depuis que j'ai commis LA bourde.
Avec le recul, je me dis que j'aurais mieux fait de poser la question à la boulangère, un jour que j'aurais été seul dans le magasin, plutôt qu'à mes compagnons d'après-midi. Nous étions ce jour-là trois équipes, je commençais tout juste à prendre la mesure du terrain et à mieux viser. Marcel se montrait encourageant, Roger aussi. Bernard est plus taiseux, mais je pouvais noter parfois un léger haussement de sourcils ou un petit geste du poignet que je traduisais comme un encouragement. C'était cela effectivement. Bref. Je faisais encore équipe avec Marcel. Et Maurice jouait avec Vincent. Samuel n'était pas là.
A un moment, j'ai posé la question stupide de savoir pourquoi, dans le village, il y avait plusieurs références à Jean Ferrat. Un portrait dans la galerie d'un des artistes peintres, des disques et un livre en évidence dans la vitrine du buraliste. Et puis le petit musée sur la place qu'on ne pouvait ignorer. Ils se sont tous arrêtés de jouer et m'ont regardé avec un drôle d'air. Puis Marcel a secoué la tête, Maurice a baissé les yeux et Vincent a levé les siens au ciel.
- Dis, mon gars, tu sors d'où ?
- Ben... ai-je répondu en m'arrêtant aussitôt, déjà conscient d'avoir commis un impair.
- Jean, il a vécu ici des années.
- Ah... Il était né ici ?
- Non.
J'ai failli poser une autre question, mais je me suis retenu au dernier moment. Ils ont échangé un regard entre eux, puis Maurice a dit :
- On reprend ?
- On reprend, a fait Bernard d'une voix sourde.
Je ne comprendrais que plus tard qu'ils avaient été des amis du chanteur et qu'il était un de leurs partenaires de pétanque. Et que sa disparition avait laissé un grand vide pour eux.
Tout cela pour dire que je retins la leçon et que j'allais éviter, à l'avenir, de poser certaines questions.
**
Nous sommes donc en pleine partie. Mai s'est installé et il fait un temps magnifique. Il y a eu deux jours de pluie à peine, le week-end dernier, pour le 1er, mais depuis le soleil est revenu et j'ai repris le chemin de la place du village. Je compte faire une randonnée demain. Il y aura des touristes, un peu, et puis des gens qui reviennent pour le week-end prolongé, pour voir de la famille. Bref, pas sûr qu'on arrive à être ne serait-ce que deux pour jouer.
Le score est serré. J'ai bien progressé et même Bernard me qualifie de "redoutable", c'est dire. Bon, je commets encore des erreurs d'appréciation, mais peu importe. L'important est de se retrouver, de passer un moment ensemble. Et les vainqueurs paient leur tournée. Petit blanc, bière ou pastis, selon les goûts.
Roger vient de tirer sa deuxième boule. Bernard et Vincent ont encore leur deuxième. Le Roger a bien fait les choses : il a protégé la première de Bernard et approcher le cochonnet semble vraiment difficile. Ils sont plus redoutables que moi, ces deux-là, quoi qu'ils en disent. C'est mon tour de jouer. Après, il restera une boule à Marcel. Il me dit :
- Explose le jeu, petit, c'est la seule solution.
Exploser le jeu, ça veut dire tirer suffisamment bien pour éloigner toutes les boules, voire faire rouler le cochonnet, éclaircir et permettre ainsi de quasiment tout remettre à plat, même s'il reste peu de coups à tirer. Avant de faire n'importe quoi, je m'approche du cochonnet, j'évalue la position des boules de Roger et de Bernard. Puis je reprends place pour tirer. Je soupèse la boule, détends mon bras, tourne un peu mon poignet. Et bien concentré, je m'apprête à tirer.
Sauf qu'à cet instant-là, je vois apparaître dans mon champ de vision périphérique la plus jolie paire de jambes que j'ai jamais vue. J'avais déjà le bras lancé, le poignet lâché. La boule part toute seule et atterrit deux bons mètres au-delà du cochonnet. J'ai totalement foiré le "nettoyage du terrain". Marcel lève les yeux au ciel, Vincent se marre et Bernard a le sourire triomphant.
Confus et désarçonné, je me redresse et vais pour m'excuser. Sauf que mon regard reste scotché à la paire de jambes et remonte lentement. Une jupe fluide caresse des genoux tout aussi parfaits, un chemisier à manches courtes habille une taille fine et une poitrine harmonieuse.
Mais ce qui manque de me faire tomber à terre, c'est un putain de regard qui soutient le mien avec un mélange d'assurance et d'amusement.
Des yeux d'un bleu sombre comme la nuit.
Layla
Je suis encore sur la terrasse de "La Montagne", à regarder la place, à me remplir les yeux et l'esprit de ses couleurs, de ses parfums, de son ambiance. Je retrouve la beauté des vieilles pierres, l'ombre bienfaisante des tilleuls et des mûriers, le chant de la fontaine. Puis mon regard se porte vers les "champions". Je souris à voir Marcel, Maurice et les autres. Toujours fidèles au rendez-vous. Sans eux, la place perdrait de son charme.
Je suis cependant intriguée par une silhouette que je n'identifie pas du tout. Et cela m'intrigue d'autant plus qu'il s'agit d'un jeune homme, assez grand et élancé, peut-être même un peu maigre. Le teint légèrement hâlé, des cheveux bruns souples un peu longs - il aurait besoin de passer chez le coiffeur, lui -, il a l'air d'être tout à fait dans le jeu. Oui, je suis intriguée, car pour que Marcel et les autres soient parvenus à recruter une telle relève, il faut le faire. Il n'y a guère que l'été, quand les familles reviennent au village ou que quelques touristes s'installent pour que des jeunes participent aux parties de pétanque. Mais là...
Cela doit faire un moment que je suis ainsi, songeuse, à ne pas bouger de la terrasse, car je sens soudain la présence de Mariette à mes côtés.
- T'as vu, ils sont toujours là, les "vedettes", sourit-elle.
- Oui, dis-je en sortant de ma torpeur. Toujours fidèles au poste !
- Quand ils ne viennent pas, on s'inquiète tout de suite...
- Ca se comprend. Mais ils ont une nouvelle recrue ?
- Oui, t'as vu ça ? Alexis, il s'appelle, me précise-t-elle. Gentil et discret. On ne sait pas trop d'où il sort... Marcel a réussi à l'embrigader dès le premier jour qu'il est passé ici.
- Je vois, dis-je en un sourire.
- Et puis, beau garçon, ajoute-t-elle.
Elle ne dit rien de plus, mais je peux entendre très nettement ses pensées : "Si j'avais ton âge..." ou : "Si j'avais vingt ans de moins... Je ne me ferais pas prier."
Je ne dis rien et Mariette reprend :
- Tu ne vas pas les saluer ?
- Si, bien sûr. Je profitais juste un instant du calme de ta terrasse. Je suis heureuse de venir passer quelques jours ici. Ca va me faire du bien.
Elle hoche la tête, compréhensive, mais n'ajoute rien et rentre dans le café.
Je me décide alors à traverser la place d'un pas tranquille. Je contourne la fontaine, observant toujours les "champions". Et je vois Marcel qui explique quelque chose à Alexis. Puisqu'il s'appelle Alexis. Ce dernier fait quelques pas, observe le jeu, puis reprend sa place. C'est donc à lui de tirer. Je ne suis plus qu'à deux ou trois mètres du terrain quand je remarque qu'il tourne légèrement la tête dans ma direction, tout en restant toujours en position de tirer. Son poignet bascule, un peu trop à mon avis, et la boule s'envole, retombant bien au-delà du jeu.
Les autres joueurs s'exclament, certains de dépit, d'autres de joie. Je comprends tout de suite que le ratage arrange bien Roger et Bernard. Les filous.
Mais je ne les entends déjà plus car je suis happée par le regard d'Alexis. Si j'avais pu apprécier, de loin puis en m'approchant, qu'il avait plutôt belle allure, c'est seulement maintenant que je peux distinguer clairement ses traits. Et surtout, ses yeux.
Deux perles sombres pailletées d'or.
**
Certaines choses sont immuables dans la vie, le bon sens de Marcel en fait partie. Et les casse-pieds aussi. Après avoir levé les yeux et les bras au ciel face au ratage monumental d'Alexis et avoir asséné une tirade qui laisse sans réplique :
- Remettre le jeu à zéro, c'est immanquable d'habitude !
Il se tourne vers moi, pose ses grosses mains sur mes épaules et me fait la bise sans façon :
- Alors, ma jolie Layla ! Mais te voilà donc !
- Bonjour, les champions, dis-je en souriant.
- Champions, champions... Tu l'as bien dit, joliette ! fait Roger. Mais tu viens nous voir tôt, cette année !
- Oui. Je profite des jours fériés pour passer la semaine ici.
Ils m'entourent et me saluent tous les uns après les autres. Alexis reste un peu en retrait, mais je sens bien qu'il ne me quitte pas des yeux. Marcel finit par se tourner vers lui et me présenter :
- Layla, je te présente notre nouveau champion ! Alexis.
- Enchantée, dis-je en lui tendant machinalement la main, comme si j'étais en présence d'une relation professionnelle.
Il hésite un peu à la prendre, essuie brièvement la sienne sur son pantalon. Sans doute la trouvait-il un peu poussiéreuse. Il me serre finalement la main, d'une poigne assurée, et me sourit :
- Enchanté, Layla. Mais Marcel exagère, je suis loin d'être au niveau.
- Ce sont les meilleurs professeurs qui soient ! Vous progresserez bien avec eux.
Notre échange est cependant interrompu par un :
- Mais qui voilà ! Miss Noury !
Mon sourire se fige, Marcel fronce brièvement des sourcils :
- Qu'est-ce que tu viens traîner tes guêtres par ici, Joachim ?
- Juste que j'avais envie de faire un petit tour. J'ai le droit, non ?
- Si, bien sûr, dit Roger d'un ton conciliant. Mais ça fait un moment qu'on ne t'avait pas vu, toi non plus.
- Moins longtemps que Miss Noury ! crache-t-il. Comme si on avait vraiment besoin de la voir...
- C'est pas l'endroit pour causer de ça ! se fâche soudain Bernard, dont la placidité est pourtant légendaire. Layla a le droit de venir ici, elle aussi.
- Ouais, ben, on en reparlera...
Alexis regarde Joachim et il y a soudain comme une vive tension dans l'air. Quelle plaie ! Je n'avais pas besoin de tomber sur lui pour mon premier jour... J'espère qu'il n'a pas entendu que j'allais y passer la semaine. Il ne viendra pas m'embêter aux Auches, mais si je le croise à nouveau au village ou même à Vals, il est capable de me prendre à partie comme il sait si bien le faire.
- Y'en a rien à reparler, dit encore Bernard en se plantant face à lui et en le regardant droit dans les yeux. Et je te rappelle que les choix du père ne sont pas forcément ceux de la fille ! Ou du fils...
Joachim soutient son regard un moment, puis secoue la tête et s'en retourne, un peu en traînant des pieds. Nous le regardons tous s'éloigner vers la ruelle qui mène à l'église. Et c'est seulement quand il a disparu à notre vue que je pousse un long soupir de soulagement.
- S'il t'embête, tu nous dis, dit Roger. On le recadrera.
- Il va faire comme d'habitude. Ca n'a pas d'importance, dis-je en balayant l'air devant moi comme pour chasser une mouche.
- Il ne faut pas qu'il t'enlève ton joli sourire pour tes vacances ! ajoute Marcel.
- Ne te soucie pas, Marcel, ça va aller.
Et pour confirmer mes propos, j'affiche un grand sourire lumineux.
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