Chapitre 21

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Layla

Le soleil est en train d'émerger au-dessus des montagnes, Antraigues et la vallée sont encore plongées dans l'ombre. Le premier rayon vient effleurer le sommet du volcan. Debout sur la terrasse, un café à la main, je contemple. Comme à chaque visite, j'emmagasine aussi : des sensations, des couleurs, des parfums. Les verts de la montagne, le rose orangé des toits, le bleu du ciel, le mauve et le gris des roches. J'enregistre le murmure du ruisseau en contrebas, le bourdonnement des insectes, le cri de la buse au-dessus du volcan. Je me gorge des odeurs de châtaignier, de sous-bois, de foin coupé.

J'ai abandonné Alexis encore endormi pour profiter de l'aube. Un café, un petit moment pour moi, comme à Boulogne. Sauf que là, je suis aux Auches et je ne suis pas seule. Un frisson court sur ma peau. Oui, Layla, il serait peut-être temps que tu acceptes de regarder cette question bien en face : tu n'es pas seule ici. A Paris, tu le seras. Même entourée par tes collaborateurs, même au milieu de la foule. Tu le seras. Parce qu'Alexis, lui, sera à Antraigues. Enfin, dans le meilleur des cas. Et tu sens déjà que ce serait le mieux pour lui. Que Paris l'horripile, que retourner à Créteil le ferait replonger alors qu'ici, il retrouve - ou peut-être même trouve ! - un équilibre qu'il avait perdu ou jamais connu.

Et cela, pour toi, c'est important.

Mais pas seulement. Il ne s'agit pas uniquement de l'avenir professionnel d'Alexis. Il y a autre chose aussi... Autre chose d'important. Autre chose sur quoi tu dois te pencher. Autre chose que tu dois accepter.

Deux bras m'enlacent, se referment autour de moi. Le menton d'Alexis se pose sur mon épaule droite, sa voix, chaude comme une caresse qui me fait pourtant frissonner, me murmure :

- Bonjour, Layla.

Je souris :

- Bonjour, Alexis.

- Est-ce qu'il reste une goutte de café dans ta tasse ?

- Hum, oui, dis-je en y jetant un œil. Deux ou trois gorgées, même. Mais il y en a dans la cafetière et il doit être encore chaud, si tu veux.

- Hum, ce qu'il reste dans ta tasse me suffit. Si tu n'en veux pas, bien sûr.

- Non, finis.

Il me prend la tasse des mains, la porte à ses lèvres, puis la repose sur la table. Son bras revient autour de moi. Je sens son torse nu dans mon dos et m'appuie contre lui. Nous demeurons un moment ainsi, immobiles, contemplatifs.

- C'est beau, murmure-t-il à un moment. Juste une aube qui se lève. Un nouveau jour.

- C'est toujours comme une promesse. Que va-t-on faire cette journée ? A quoi, à qui allons-nous la consacrer ? De quelles richesses la remplirons-nous ? Et je ne parle pas d'argent, là.

- Je le sais bien, dit-il d'une voix à la fois grave et assurée, comme s'il savait déjà que l'argent, pour moi, n'est pas un but dans la vie.

Dans ma vie, en tout cas.

**

C'est dimanche et nous nous rendons ce matin-là au marché de Vals-les-Bains. Même en ayant quitté tôt Aizac, il y a déjà du monde. Alexis a un faible pour les fromages de chèvre, nous en prenons une bonne provision. De même que des fruits et des légumes, un saucisson et des caillettes pour ce midi. Sur le retour, je lui demande où il veut déjeuner. Il me répond que ça lui est égal. Nous nous arrêtons alors chez lui et pendant qu'il s'active à faire une vaisselle oubliée, j'attrape un livre dans la bibliothèque bien garnie de Monsieur Duras et me plonge dans ma lecture. L'après-midi, nous nous offrons une sieste crapuleuse, puis nous nous rendons à pied à Antraigues. Nous y sommes rapidement passés l'un ou l'autre depuis l'accident, juste pour de menues courses. Il y a un peu de promeneurs, de touristes. Le musée Ferrat est ouvert et quelques personnes s'y pressent. Sur la place, les champions sont au rendez-vous et dès qu'il aperçoit Alexis, Vincent fait de grands gestes. Nous nous dirigeons vers eux.

- Salut, les jeunes. Vous allez bien ?

Je réponds en leur faisant la bise à tous :

- Oui. Et vous ?

- On est dans la panade, répond Vincent. Il nous manque un joueur. Marcel est parti pour le week-end chez son fils.

- Je peux prendre sa place, dis-je, malicieusement. Mais cela fait un moment que je n'ai pas joué. A moins qu'Alexis n'ait envie...

- Commence, je vais chercher deux verres chez Mariette. Tu veux quoi ?

- Une limonade, s'il te plaît. Il faut que j'aie les idées claires pour bien viser. Je fais équipe avec qui ?

- Avec moi, dit Samuel. Mais on peut changer si tu veux.

- Non, pas du tout ! souris-je.

Nous commençons à jouer. Ils ont été galants et m'ont laissée faire quelques tirs "à blanc" pour reprendre mes marques, évaluer le poids des boules, la réaction du terrain. La partie commence alors qu'Alexis n'est pas encore revenu du bar. Cela augure bien. L'ambiance est bonne. Quelques touristes s'approchent, nous regardent. Alexis revient avec mon verre et une bière pour lui. Il s'installe sur le banc, à côté du terrain, pour suivre la partie.

- Tu feras l'arbitre, Alexis, dit Roger.

- Ok, ça me va.

- Mais sois impartial ! renchérit Maurice. Ne va pas favoriser Layla !

- Ouais, et ne louche pas sur ses jambes alors que tu devras évaluer une distance, ajoute Vincent.

Je souris, Alexis aussi. Même sans avoir rien dit à personne, je suis certaine que tout le village est au courant que nous avons une aventure. Mais personne non plus ne viendra nous embêter avec cela, du moins, pas devant du public. Quelques allusions gentilles, voire coquines, comme celle de Vincent, mais pas plus. A la rigueur, Mariette m'en glissera quelques mots, discrètement, à un moment où je serai seule et qu'il n'y aura pas d'oreilles curieuses autour de nous.

Les conversations roulent comme les boules : le temps chaud et sec, l'incendie de forêt qui s'est déclaré dans la Drôme, des pompiers d'ici sont allés prêter main-forte. Les touristes qui demandent si on peut visiter la maison de Ferrat et qu'on s'amuse à envoyer dans une mauvaise direction, la fête qui aura lieu à Craux, samedi prochain. Bref, la vie d'un petit village.

C'est Samuel qui, le premier, fait allusion à l'accident de la baignade.

- Alors, les jeunes, il paraît qu'il vous est arrivé toute une aventure, cette semaine.

- De quoi parles-tu, Samuel ? dis-je en m'éloignant un peu pour regarder le jeu et évaluer l'endroit où je pourrais tirer.

- A la baignade. Le gamin qui s'est blessé. Vous avez eu des nouvelles ?

- Oui, répond Alexis. Il va bien et devrait sortir de l'hôpital demain. Sans autre séquelle qu'une jambe dans le plâtre, un poignet foulé et une belle peur. Il aura peut-être des maux de tête durant quelques temps aussi...

- Amandine a raconté qu'il faisait le guignol l'instant d'avant et qu'il est tombé en arrière.

- On n'a pas vu les choses se faire, dis-je. Après, on a juste fait ce qu'on a pu. Les pompiers sont arrivés vite. Mais les parents ont été imprudents. Non seulement de le laisser monter à cet endroit, mais en plus, de l'avoir déplacé après la chute.

- Il a eu de la chance que tu sois là, Alexis, ajoute Roger.

- C'est vrai, reconnaît-il. Parce qu'à part un touriste qui était secouriste, personne n'était au courant des gestes et des procédures. Et Layla m'a bien aidé.

- Les parents auraient été fichus de le porter dans leur voiture et de filer à l'hôpital comme ça, ajouté-je.

- Pas sûr, intervient Samuel. Il paraît que le père avait une belle "Audi". Tu crois qu'il l'aurait salie avec du sang ?

Je hausse les épaules. Je ne garde pas une très bonne opinion de ce monsieur, alors son Audi... Il peut l'envoyer au fond d'un ravin que ça me laisse indifférente.

Je prends place et tire. Pas trop mal. Finalement, j'ai encore quelques restes. Maurice tire après moi, puis Vincent. Nous terminons cette partie et en recommençons directement une autre. Roger et Bernard sont en tête pour les points, Samuel et moi au coude à coude avec Vincent et Maurice. C'est mon tour de lancer le cochonnet.

- En tout cas, le gamin, il a eu la chance qu'il y ait un médecin pas loin, dit Bernard en fixant Alexis.

Ce dernier soutient son regard. Il n'avait pas dit non plus aux "champions" quel métier il exerçait. Et je suis certaine que cette révélation fait bien plus parler d'elle que l'accident du gamin. Parce que tout le monde ici est confronté à l'absence de généraliste.

Et comme qui dirait qu'ils en ont un sous la main.

Alexis

Je me doutais bien que l'accident n'avait pas été ignoré des gens du village et des alentours et je ne suis donc pas surpris que cela vienne dans la conversation, cet après-midi-là, autour du terrain de boules. Et d'autant moins que tout le monde semble au courant que Layla et moi étions présents et sommes intervenus. Les allusions sont discrètes, comme celles qui nous touchent directement Layla et moi. Mais cela contribue aussi à nourrir mes propres réflexions. Pas un ne viendra me demander ce que je fiche là depuis plusieurs mois, mais ils auront tous en tête que je suis médecin. Et qu'eux n'en ont plus.

Après les parties, nous profitons un moment de la terrasse de "La Montagne" et décidons même d'y dîner, pour une fois, Layla et moi. Nous traînons un peu, le sommeil m'a toujours fui le soir, même si je dors mieux et que Layla n'est pas étrangère à ces meilleures nuits. Nous rentrons au gîte dans le soir tombant. Il fait bon, l'air est encore chaud, mais agréable. Nous prenons par la route car sans lumière, je doute de pouvoir m'y retrouver dans le petit sentier.

En chemin, nous discutons de notre soirée, des échanges et allusions des "champions".

- Alexis, sincèrement, il va falloir que tu ailles à la mairie. Je suis certaine que le maire est désormais au courant. Et je ne serais pas étonnée qu'il vienne te voir de lui-même si tu tardes trop. Attends-toi à le croiser sur la place un de ces jours.

- Ok. Je vais téléphoner demain et demander un rendez-vous. Mais là, avec les vacances...

- La mairie reste ouverte le matin. C'est la saison touristique, il y a toujours besoin. Entre ceux qui reviennent au village pour les vacances et qui ont quelques démarches à faire, et les touristes... La secrétaire de mairie prendra ses vacances après la saison.

- Tu la connais ?

- Oui, un peu. Elle est sympa. C'est une cousine de Mariette.

- Ah, ok.

- Tu sais, ici, tout le monde est plus ou moins lié, à des degrés divers. Même si les cas de consanguinité sont rares : la première guerre a fait bouger les gens, les usines qui se sont ouvertes dans la vallée ont brassé les populations. Il n'a pas été rare que des gars de Jaujac ou de Neyrac viennent chercher une fille par ici, ou inversement. Et les gens se sont installés dans les fermes des parents. Puis on a eu des "estrangers" comme tu l'entendras dire de temps en temps, des "hippies".

- Ah oui, les communautés venues faire pousser des chèvres et de l'herbe...

- Entre autres. Il en reste quelques traces. Et puis, de temps en temps, des gens qui sont paumés viennent s'installer ici. On leur laisse une maison, un bout de terrain. Ca vivote. On les aide parfois plus qu'ils ne le méritent, on ferme les yeux sur certaines dérives, parce qu'il y a deux ou trois gamins et que sans eux, une classe fermerait. Voire l'école.

Nous arrivons à la maison. Je fouille dans ma poche pour en sortir la clé et nous entrons. La main de Layla se fait chaude dans la mienne. A peine la porte refermée, elle m'entraîne vers l'étage.

**

Le sommeil me fuit encore. Je repense à notre après-midi, les quelques allusions des "champions", la discussion plus sérieuse avec Layla. Elle a raison, il faut que je prenne un rendez-vous avec le maire. Rien ne m'oblige à l'obtenir cette semaine, je préférerais attendre que Layla ait terminé ses vacances : les jours passent vite et prendre une matinée pour voir le maire, ça me semble dommage. D'autant que ce n'est pas urgent non plus. Pour un médecin urgentiste, ça me va bien de dire cela.

Comme souvent, Layla s'est endormie en se blottissant contre moi. J'aime cette sensation, la douceur de sa peau contre la mienne, son souffle léger qui me caresse et sa main qui repose sur moi.

Je n'arrive pas à imaginer ce qui va se passer quand elle va partir, comment je vais vivre ce moment-là. Je ne pense pas que ça se passera aussi bien qu'en mai. Et je me demande s'il faut qu'on se décide à parler de nous deux, de ce qui se passe entre nous. Est-ce qu'elle ne considère pas cela comme une jolie parenthèse ? Un petit plus à ses vacances ? Un moyen supplémentaire de laisser à Paris les décisions, la gestion d'une entreprise, les mille et une questions qu'elle doit résoudre à longueur d'année, les projets qu'elle veut mener. Elle m'en parle rarement, pour ainsi dire jamais. Je respecte ce choix, moi-même ayant été peu bavard sur ma vie professionnelle et s'il n'y avait pas eu l'accident du gamin, sans doute que cela aurait duré encore un peu. Et puis, elle est en vacances et je peux comprendre ce besoin de coupure. Je le comprends même très bien.

Je ne me suis jamais retrouvé dans ce genre de situation. A devoir prendre en compte mes sentiments profonds. A bien y réfléchir, je n'ai eu que des aventures sans lendemain ou juste de quelques lendemains. Rien qui s'installait dans la durée. Rien non plus qui me donnait envie de m'arrêter, de partager, et encore moins, de construire. Je ne sais pas comment faire. Je ne sais pas comment ça fonctionne. Dois-je provoquer une discussion ? Dois-je attendre que Layla s'en charge ? Et d'ailleurs, pourquoi s'en chargerait-elle ? Est-ce qu'elle ressent quelque chose pour moi ? Je veux dire, autre chose qu'une amitié amoureuse ou comme on dit maintenant, considère-t-elle ce que nous vivons et partageons comme autre chose qu'une relation sex-friend ?

Si je me pose autant de questions, c'est aussi parce que Layla est une femme de tête. Elle sait prendre des décisions, elle fonce quand il le faut. C'est elle qui insiste pour le rendez-vous avec le maire, c'est elle qui me fait envisager cette opportunité, c'est elle qui me fait réfléchir à mon avenir professionnel, pas forcément à Antraigues d'ailleurs. Alors, je me dis que ce serait tout à fait naturel que ce soit elle, aussi, qui mette notre relation sur le tapis.

Et pourtant non.

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