Alexis

Moi qui pensais que je verrais très peu Layla dans la journée à l'occasion de sa venue et du travail qu'elle aurait à faire avec Maïwenn, c'est le contraire qui se passe, du moins pour ces premières journées. Ce mercredi, la jeune femme ayant exprimé le souhait de rester travailler à l'hôtel pour mettre toutes ses notes et ses questions au propre, afin de leur laisser le temps de refaire le tour des lieux pour les deux derniers jours, nous décidons, Layla et moi, de remonter sur le plateau.

Je la laisse cependant travailler le matin, alors que je descends à Antraigues pour faire quelques courses. J'en profite pour m'arrêter chez moi, récupérer quelques affaires, puis je remonte aux Auches. J'y retrouve Layla, installée à la grande table, dos à la cheminée, l'ordinateur devant elle, un casque sur les oreilles : elle est en pleine réunion de direction.

Je passe en lui faisant juste un petit signe et je commence à cuisiner. Je refais de la soupe pour ce soir, et pour midi, j'ai pris un peu de viande. J'épluche les légumes et des pommes de terre pour préparer une purée. C'est simple, mais ça nous tiendra au corps pour monter sur le plateau. Il fait plus frais que les jours précédents et je sais qu'il a neigé en altitude. Mais pas encore dans de trop grosses proportions.

- Bon, voilà. J'en ai presque terminé pour ce matin.

- Ca va ?

- Oui, oui. Les affaires courantes. Mais il fallait que je fasse le point sur quelques décisions avec Laurent. Et comme depuis deux jours, je n'avais eu que de brefs échanges avec lui et Lisa, c'était bien de pouvoir profiter de cette matinée. Je peux t'aider ?

- Non, c'est presque prêt. On mange quand tu veux. Il n'y aura que la viande à griller. Tu veux que je refasse du feu ?

- Hum, volontiers. Il commence à faire bon en haut, tu ne trouves pas ?

- Si. Tu vois, il fallait vraiment passer un peu de temps dans la maison.

Nous déjeunons rapidement, puis nous partons pour le plateau. Layla me conseille de prendre l'un des itinéraires les plus courts à partir d'Aizac, à savoir de passer par le bois de la Cuze, juste après Freyssenet, ce qui nous permet d'arriver directement à Lachamp-Raphaël. Alors que nous ne sommes plus très loin du plateau, nous commençons à voir la neige. Sur le plateau lui-même, certains champs sont bien blancs, d'autres laissent encore apparaître des touffes d'herbe, des rochers, des arbustes. Les premières chutes n'ont pas été très abondantes, mais le froid a maintenu la neige au sol. Les sommets des sucs sont aussi tout blancs. Nous allons jusqu'au Mont Gerbier. Les boutiques sont toutes fermées, ce qui n'est pas étonnant pour la saison. Il n'y a personne. Nous faisons cependant une petite marche, puis nous nous rendons à Sainte-Eulalie.

- A l'occasion, il faudra que tu passes une fois par Montpezat et Saint-Pierre-de-Colombier. C'est plus long, mais c'est très beau. Il y a toute une partie du plateau, au nord du col de la Chavade, qui est très sauvage. Vers l'abbaye de Mazan, Saint-Cirgues en Montagne... Mais là, ça fait une trotte. Et la nuit tombe vite.

- J'y penserai pour les beaux jours. Mais ce serait bien que tu sois avec moi.

- Je ne sais pas à quelle fréquence je vais pouvoir revenir dans les prochains mois, tu sais, soupire-t-elle.

- Je sais, dis-je en tendant la main vers sa cuisse et en l'effleurant d'une caresse. Par où veux-tu rentrer ? Par Burzet ? Mézilhac ?

- On va passer par Mézilhac, ce sera un peu plus rapide. J'ai envie qu'on profite de la soirée au coin du feu.

Je souris.

- Je comprends. Surtout si on fait comme hier.

Et Layla me répond par un grand sourire.

Layla

Les deux derniers jours de la semaine, je les passe avec Maïwenn. Installées dans un des petits salons privés de l'hôtel, nous discutons un bon moment autour de ses notes, des questions qu'elle a encore à me poser. Nous pointons tous les éléments dont je n'ai pas les réponses, toutes les directions dans lesquelles elle va devoir travailler au cours des prochaines semaines. Nous retournons aussi voir les usines. A Ucel le jeudi en début d'après-midi, et à Labégude le vendredi matin.

Alexis reste aux Auches pour ces deux jours, on ne se retrouve que le soir. Mais j'apprécie. Rentrer à la maison alors qu'il est là à m'attendre, qu'il m'a préparé de bons petits plats et qu'il veille à ce qu'un feu brûle dans la cheminée. Cette fin de séjour s'annonce bien plus agréable.

S'il a fait assez frais au début de mon séjour, les températures sont remontées pour cette fin de semaine et le samedi, nous partons faire la balade du volcan. J'aime cette randonnée, pas trop difficile et qui offre de belles parties ombragées, avec un passage un peu délicat cependant dans le cratère, quand il faut cheminer dans les éboulis. C'est surtout à descendre qu'il faut être vigilant. Les bâtons de marche nous aident bien dans ce passage. Je me soûle des belles couleurs d'automne sous les châtaigniers, des parfums d'humus, de feuilles mortes, de bois.

Lorsque nous rentrons aux Auches, cependant, le ciel est en train de se couvrir et devient menaçant : il fait presque trop chaud, comme si un orage allait éclater. J'appréhende alors et me souviens des propos de Serge, la semaine passée : le risque d'épisode cévenol n'est pas à écarter, loin s'en faut.

Et il avait raison. Car dès la fin du jour, des trombes d'eau s'abattent sur la montagne. Le tonnerre gronde, les nuages déversent des flots de pluie. Dès le milieu de la nuit, on entend les ruisseaux se gonfler et courir à travers la montagne. Celui qui se trouve non loin de la maison, au petit matin, nous offre une belle onde. Mais déjà, dans la vallée de la Volane, le paysage est transformé. Alexis a toujours connu la rivière tranquille ; elle est devenue torrent furieux, charriant branches mortes et blocs de pierres, arrachant sur son passage d'autres branches, d'autres pierres. La pluie n'a pas cessé et tombe en abondance depuis la veille au soir. J'ignore quelle ampleur cela va prendre, mais je me doute déjà qu'il va être difficile de circuler.

Le dimanche en début de matinée, Maïwenn me téléphone pour me prévenir que l'inondation est train de monter à Vals, que plusieurs parkings sont déjà inaccessibles et qu'une voiture aurait même été emportée, d'après les dires de l'hôtelier. Je lui conseille de ne pas quitter l'hôtel, de rester prudente si elle va faire un petit tour. Et de demander déjà si elle peut réserver pour une nuit supplémentaire, car je crains que nous ne puissions nous rendre à Montélimar dans l'après-midi.

Je n'ai pas de poste de télévision aux Auches, mais nous pouvons suivre les informations sur internet et les premières images des inondations et de la rivière en furie impressionnent fortement Alexis. A Labégude, le pont de Vals a été fermé à la circulation. La voie n'est pas coupée, mais le courant de l'Ardèche à cet endroit est déjà très fort et violent et comme le confluent avec la Volane se trouve juste à ce niveau, cela provoque un choc des deux rivières, des tourbillons et des vagues impressionnantes. A Vogüé, le bas du village a les pieds dans l'eau et à Balazuc, l'eau a monté de plusieurs mètres. A Sauzon, le pont a été coupé lui aussi, recouvert par l'eau. De même, la route menant à Vallon a été fermée. Et le niveau continue à monter au Pont d'Arc, même si on est encore loin du record.

Alors que nous restons à regarder les images sur l'écran de mon ordinateur, Alexis se laisse aller en arrière et dit :

- Tu ne vas pas pouvoir repartir tantôt, Layla. Ni peut-être demain. C'est trop dangereux de prendre la route. Même si tu passes par la montagne. Regarde les torrents qui dévalent ! Rien qu'à Asperjoc ! Et il continue à pleuvoir...

- Je sais. C'est très impressionnant. J'ai vu des crues plus hautes que celle-là encore. Mais je reconnais que ce n'est pas fini. En général, cela ne dure pas très longtemps et il est possible que la pluie cesse d'ici vingt-quatre à quarante-huit heures. Mais le principal souci sera en effet l'état des routes et des ponts pour circuler dans les prochains jours. Le plus sage serait de remonter par la Chavade, mais il est possible qu'ils ferment la route dans les prochaines heures, car elle sert de déversoir. Ou alors, il faut passer par le plateau. Là, c'est sécurisé.

Il hoche la tête. Je peux comprendre sa réaction, même s'il ne panique pas. Il a bien senti qu'ici, aux Auches, nous étions en sécurité. Et que son gîte ne craint pas grand-chose, tout au plus retrouvera-t-il sa terrasse bien lessivée par la pluie et aura-t-il droit à une belle cascade à l'Espissard. De ce que l'on réussit à savoir, il n'y a pas de gros dégâts à Antraigues. C'est plus bas que la situation est plus critique, comme bien souvent. Les ruisseaux s'ajoutant aux rivières, elles-mêmes gorgées depuis leurs sources, font monter le niveau de l'eau de manière assez vertigineuse et soudaine. Il n'y a pas grand-chose d'autre à faire qu'attendre.

C'est Serge qui, le premier, prend contact avec moi le dimanche midi. Il a surveillé la météo et les conditions de route pour moi, veillant à distance.

- Mademoiselle, c'est Serge. Vous allez bien ? Pas de soucis de votre côté ?

- Bonjour, Serge. Oui, merci, ça va. Je n'ai pas bougé des Auches et j'ai eu des nouvelles de Maïwenn tout à l'heure. Elle ne quitte pas l'hôtel pour l'instant et elle a pu prolonger la réservation d'une chambre d'une nuitée au moins. L'hôtelier lui a confirmé qu'elle pourrait rester plusieurs nuits si besoin, en début de semaine prochaine. Au pire, nous serions allés la chercher et elle aurait dormi ici.

- Il vaut mieux éviter de circuler, au moins jusqu'à demain soir. J'ai vu que plusieurs ponts étaient coupés. Celui de Saint-Didier ne l'est pas encore...

- Oui, mais les gendarmes sont en train de limiter les passages, de ne les réserver que pour les véhicules de secours, les pompiers et certains artisans. Ou pour des motifs valables.

- Mademoiselle, s'il le faut, je viens vous chercher. Ce n'est vraiment pas prudent de se rendre dans la vallée tant que ce n'est pas terminé.

- C'est gentil, Serge. Ecoutez, on va voir comment ça se passe demain, mais je suis déjà prête à envoyer un message à Laurent et à Lisa pour les prévenir que je ne serai pas au bureau mardi. Toujours est-il que si vous venez nous chercher, Maïwenn et moi, vous ne passez pas par la Chavade. Vous prenez la route du Puy, vous traversez le plateau... On y est monté Alexis et moi dans la semaine : il y a un peu de neige, mais les routes étaient totalement dégagées, la circulation aisée. Et je ne suis pas certaine que les précipitations qui sont en cours apportent beaucoup de neige : les températures sont bien remontées et je pense que ce sera plutôt de la pluie. Si ça se trouve, les premières neiges auront ainsi été balayées.

- C'est bien possible. Je serai vigilant, soyez-en assurée. Je propose de me préparer et nous nous rappelons demain matin. Nous aviserons en fonction de l'évolution des précipitations.

- D'accord. Faisons ainsi. Passez une bonne fin de journée. Ne veillez pas trop tard à suivre les actualités. Vous devez vous reposer avant de faire la route.

- Pas de soucis, Mademoiselle. Restez prudente de votre côté et pour Mademoiselle Maïwenn aussi. Et passez le bonjour à Monsieur Alexis.

- Pas de soucis ! Il vous souhaite une bonne fin de journée également, dis-je en jetant un regard à Alexis qui a bien compris le sens de nos derniers échanges.

Je raccroche en soupirant. Alexis passe le bras autour de mon épaule. Nous étions assis dans le canapé quand Serge m'a appelée. Je lui raconte rapidement notre échange, même s'il l'a en grande partie saisi.

- Je ne peux te donner aucun avis, Layla. Tu connais le phénomène, pas moi. Si Serge estime plus prudent de venir te chercher et de vous ramener, Maïwenn et toi, par la route, en passant par le plateau plutôt qu'en allant récupérer l'autoroute à Montélimar, je lui fais confiance. Il y aura juste à régler le souci de la voiture de location, mais je peux m'arranger avec Vincent ou Samuel dans la semaine, une fois que les routes seront praticables. Je pense de toute façon que le loueur sera content de récupérer un véhicule en bon état, même avec du retard.

- Il nous facturera la prolongation de la location, mais ce n'est effectivement pas un souci. C'est juste une peccadille de quelques centaines d'euros, on ne va pas chipoter. Je ne ferai même pas jouer l'assurance pour ça. Mais en effet, il faudra la ramener à Montélimar, à moins que le loueur n'accepte que tu la laisses à l'agence d'Aubenas. On règlera ce souci demain, il n'y a personne dans les bureaux aujourd'hui de toute façon. Et comme on n'a pas de difficulté particulière, pas la peine de bloquer leur hot-line avec un appel qui peut se faire en début de semaine.

Je m'enfonce un peu plus contre le dossier du canapé. Me voilà bloquée pour un ou deux jours de plus, au plus court, à Aizac. Je n'avais pas imaginé prolonger mon séjour, mais je sais que je vais profiter de cette petite rallonge que m'offre Dame Nature. Une Dame Nature bien en colère si j'en crois les nouvelles images que je vois défiler sur l'écran...

Alexis

C'est seulement mardi matin que Layla et Maïwenn repartent d'Aizac. Serge a finalement quitté Paris lundi matin et Layla l'a hébergé aux Auches. Il vient de partir chercher Maïwenn à Vals, la route le long de la Volane étant restée praticable et aucun pont à Vals-même n'étant coupé, hormis celui près du casino, mais la circulation est déviée et demeure possible dans la petite ville. Même si cela ne sert pas à grand-chose car les accès à Labégude ou à Ucel vont demeurer fermés jusqu'à mardi midi.

En nous laissant, il nous permet de demeurer une bonne demi-heure tous les deux, Layla et moi. Nous avons passé la journée du lundi à ranger la maison, à préparer ses bagages. Je vais emmener le linge à laver chez moi, je reviendrai aussi pour vider les placards et le réfrigérateur. Elle emporte quelques provisions, mais fort peu cette fois-ci. Surtout des châtaignes d'ailleurs, et une petite tomme de chèvre.

Elle a aussi prévenu Jérémie, le voisin qui s'occupe de sa voiture, que je passerai aux Auches à l'occasion. Nous avions eu l'occasion de nous croiser et de faire connaissance tous les deux dans la semaine.

Je profite de ces derniers moments pour enlacer longuement Layla, assise près de moi dans le canapé. Ses bagages attendent près de la porte. Elle avait voyagé léger par le train et repart à peine plus chargée.

- Je peux remonter sur Paris en décembre, si tu veux, Layla. Avant les fêtes. Et rester là-bas un petit peu, ne revenir ici que début janvier. D'après François, de toute façon, nous n'aurons pas de nouvelles de l'ARS avant le début de l'année. Mais d'ici là, je dois commencer à réfléchir à l'aménagement du cabinet. Préparer le maximum de choses pour ouvrir dès que nous aurons les autorisations.

- Bien sûr, me dit-elle. Tu ne vas pas manquer d'occupations. Pour les fêtes... Tu pensais à quelque chose en particulier de ton côté ? Voir ta tante ?

- Pas spécialement. Ces dernières années, je ne me posais même pas la question. Etant célibataire et sans vraiment d'attaches, j'assurais en général les gardes à cette période, pour permettre à mes collègues ayant des enfants ou voulant aller voir de la famille de prendre des congés. Je m'absentais plutôt début janvier. En général, je passais toujours un moment avec Pauline et Aglaé, mais ça ne tombait jamais pile pour le jour de Noël. Ca n'avait pas tellement d'importance. Mais toi ?

- J'aimerais venir ici. La dernière fois que j'ai passé Noël ici, c'était juste avant que nous ne partions à Bordeaux. Nous ne sommes jamais revenus en plein hiver aux Auches, mais Tantine nous avait rejoints à la maison plusieurs fois. Alors oui, j'aimerais être ici, cette année.

- Que fais-tu d'habitude pour les fêtes ? Tu vas voir ta famille ?

- Oui. Nous nous retrouvons tous chez mes parents, au moins pour Noël. Et en général, je ne repars que début janvier à Paris, car je profite toujours de mes déplacements à Bordeaux pour me rendre à l'usine de Libourne. Cela me permet, de plus, d'offrir tous mes vœux au personnel et de présenter les grandes lignes de nos projets pour l'année. Et de m'entretenir avec les cadres de la direction sur place.

Elle marque une petite pause, puis dit :

- Cette semaine, au plus tard, le week-end prochain, j'appellerai mes parents pour leur dire que je ne viens pas cette année pour Noël, mais que j'irai passer quelques jours avec eux au tout début de l'année, comme d'habitude. Je ferai un peu comme cet été, à la fin de mes vacances, tu vois ?

Je hoche la tête : oui, je comprends.

- Ensuite, je reviendrai certainement avec Maïwenn, mais je ne sais à quelle fréquence, ni pour quelle durée. Je ferai de mon mieux.

- Je sais, dis-je en déposant un baiser dans ses cheveux. On va s'adapter au fil des semaines et selon les possibilités, Layla. Ne sois pas inquiète.

- Je ne le suis pas, répond-elle avec assurance. C'est juste que tu vas me manquer.

Elle passe alors son bras autour de ma taille, se blottit un peu plus contre moi. J'en profite pour l'embrasser. Puis elle s'écarte car nous entendons la voiture s'arrêter et les deux portières en claquer.