Chapitre 49
Alexis
La grande usine de Libourne n'a pas grand-chose à voir avec celles d'Ucel et de Labégude. Plutôt moderne dans sa construction, construite dans une zone artisanale de la ville, elle est entourée de vastes espaces verts. Layla m'explique que, lors de sa création, son père avait décidé d'acheter plusieurs hectares, pour deux raisons principalement : le prix du foncier était bas et ces terrains pourraient servir à agrandir l'usine. Ce qui a déjà été le cas lorsqu'il a lancé l'entreprise à la conquête des marchés européens. Une nouvelle extension était prévue pour permettre la fabrication des produits destinés au Brésil. Cette extension est ajournée, même si Layla n'en abandonne pas complètement l'idée : comme elle envisage de développer la gamme des produits biologiques, cela pourrait être nécessaire.
Nous arrivons à l'usine pour 9h30. Layla a pris le volant et je me laisse guider. Nous sommes accueillis par toute l'équipe de direction et après un petit café, nous entamons la visite. Layla m'explique que bien que connaissant les lieux, elle ne déroge jamais à cette étape qui lui permet d'avoir toujours bien en tête la chaîne de fabrication des produits, l'organisation des différents ateliers et les conditions de travail. L'usine a été fermée durant une semaine, pour les fêtes, et l'activité reprend tout juste. Nous assistons donc au redémarrage de la chaîne de fabrication.
Je profite aussi de l'occasion pour voir Layla dans son quotidien professionnel. Je n'en avais encore qu'une vague idée, l'imaginant surtout dans son grand bureau de la Défense, passant ses journées devant son ordinateur ou en réunion. Là, c'est différent. Elle est attentive à tout et à tous, salue chaque personne que nous croisons, écoute les propos des différents chefs de service et responsables techniques qui nous accompagnent. Je me perds un peu dans l'organigramme du site, la partie très technique n'étant pas mon fort, mais j'observe tout. Et j'essaye d'imaginer ce que pourrait donner une chaîne de fabrication en activité à Ucel et Labégude, même si les lieux sont plus petits et moins modernes. Les machines à l'arrêt de Labégude ne m'avaient permis qu'une projection un peu floue : voir toute une chaîne en fonctionnement, c'est encore autre chose.
Un peu avant midi, nous gagnons le hall d'entrée du bâtiment administratif. Un buffet a été dressé et tous les employés ont été invités. Cela fait du monde et Layla en profite pour faire un petit discours, directement, sans note :
- Merci à toutes et tous pour votre présence. J'espère que vous avez pu passer de belles fêtes de fin d'année, avec vos proches, et je profite de ma venue pour vous offrir mes meilleurs vœux pour cette année 2018. Qu'elle vous apporte la santé, la concrétisation de vos projets et, je l'espère, toujours l'envie de travailler ici. Je souhaite aussi saisir cette occasion qui m'est donnée de m'adresser directement à vous pour vous informer des grandes lignes de développement pour l'année à venir. Le principal objectif va être de lancer notre gamme de produits biologiques, sur laquelle les ingénieurs et chercheurs ici présents travaillent déjà depuis plus de deux ans. Je tiens à les remercier pour leur investissement, car grâce à eux, nous allons être en mesure de fabriquer ces produits, ici-même. A l'heure actuelle, ce qui est envisagé est une légère diminution de la production de la gamme "classique". Nous allons aussi réfléchir et discuter avec les chefs d'atelier et les représentants syndicaux sur cette nouvelle organisation. Plusieurs pistes sont envisagées, nous pouvons les tester toutes, apporter des modifications. Ce qui est d'ores et déjà certain, c'est que le lancement de cette gamme permettra quelques embauches et les premiers concernés seront les personnes actuellement en contrat à durée déterminée et les intérimaires qui se verront offrir la possibilité de signer un CDI.
Layla marque une courte pause, son auditoire est attentif. Elle reprend :
- Dans un deuxième temps, si cette gamme trouve des débouchés et que la production augmente, nous envisagerons une extension de l'usine. Mais ces travaux ne démarreront pas avant l'année prochaine, au mieux. Il faudra d'abord être certain que ces produits trouvent leur place, leur clientèle. Plus la qualité sera au rendez-vous, plus la satisfaction des clients sera élevée et plus nous avons de chance de pouvoir la développer. Cependant, vous le constaterez bien vite et vous en aviez déjà été informés lors des derniers comités centraux d'entreprise, mais des travaux de rénovation de l'usine vont être lancés dès le mois prochain. L'essentiel portera sur la prise en compte des contraintes énergétiques, la rénovation thermique des bâtiments, mais aussi la réfection de la cantine avec une mise aux normes de la cuisine et une meilleure insonorisation des salles. C'est un des points soulevés par vos représentants syndicaux au cours des réunions préparatoires à ces travaux et il en est bien entendu tenu compte. Ce chantier sera important, il vous affectera tous dans votre travail à un moment ou à un autre. Mais un soin tout particulier sera apporté à ce que son impact soit le plus réduit possible et à ce que l'organisation en soit le moins possible touchée. Une petite équipe sera désignée avant la fin du mois pour être à votre écoute au fil des semaines, pour évaluer ces impacts, les corriger rapidement si possible, ou bien rechercher des solutions à plus long terme. Nous avons réfléchi et préparé le chantier, mais c'est toujours quand les choses se concrétisent que de nouvelles questions apparaissent.
Je vois quelques personnes hocher la tête, certaines arborant le sigle d'un syndicat.
- Je voudrais cependant souligner deux choses : les bons résultats de notre entreprise pour l'année 2017, en grande partie grâce à votre travail et au travail de toute l'équipe, tant au siège que dans nos magasins à l'étranger. Nous avons pu, grâce à ces résultats, augmenter tous les salaires au-delà de l'inflation. Et j'espère que cela sera encore possible pour l'année à venir, même si nos investissements seront importants. J'ai pris connaissance aussi, courant décembre, des résultats de l'enquête sanitaire qui a été menée conjointement avec la médecine du travail, des délégués syndicaux et des représentants de la direction. Des préconisations avaient été faites en 2016 concernant certains postes sujets aux TMS, troubles musculo-squelettiques. Ces préconisations ont été suivies, les postes ont été adaptés, une rotation des employés a été mise en place et les chiffres se sont nettement améliorés. Beaucoup d'entre vous ont pu bénéficier de ces améliorations dans leurs conditions quotidiennes de travail et je tenais à vous remercier des efforts réalisés pour l'adaptation à vos nouveaux postes et à ces modifications dans l'organisation du travail. Certaines étaient mineures et faciles à mettre en œuvre, d'autres ont demandé plus d'attention et d'implication. Le résultat est là et les conditions d'exercice du travail ont été améliorées. Je vous l'ai toujours dit et je le répète encore, mais je demeure attentive à cet aspect de notre organisation : vos conditions de travail restent une de mes préoccupations majeures et je pense que vos représentants syndicaux ne peuvent que reconnaître que leurs alertes et signalements sont toujours pris en compte.
Quelques personnes approuvent. Enfin, Layla conclut :
- Vous le savez, je n'aime pas les longs discours et j'espère avoir été suffisamment succincte encore cette fois. Je termine en vous offrant à nouveau à toutes et tous mes meilleurs vœux pour l'année 2018. Je reste à votre écoute et continuerai à mener notre destin commun le mieux possible. Soyez assurés de mon investissement pour la bonne marche de notre entreprise et pour la bonne organisation de toutes nos équipes. Merci à vous et maintenant... je crois qu'un buffet nous attend.
Les sourires s'affichent sur les visages, quelques applaudissements retentissent, puis tout le personnel s'y joint. Je ne sais pas si tous les chefs d'entreprise ont droit à un aussi bon accueil, mais après ces premières heures passées ici, je peux dire que l'atmosphère me paraît bonne. Il y a très certainement des écueils, des discussions houleuses, des négociations serrées, tant avec les chefs de service qu'avec les syndicats, mais je sens que Layla mène sa barque avec volonté, fermeté, mais surtout écoute. Et qu'elle n'hésite pas à inclure chacun dans l'organisation de sa vie professionnelle. Rien que les efforts fournis pour réduire les TMS en sont un bon exemple.
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Le buffet proposé est une autre occasion pour moi d'observer Layla. Si elle a passé la matinée à visiter l'usine et à discuter avec l'équipe de la direction, là, elle abandonne ses cadres et accepte tout échange avec les employés. Je note que les représentants syndicaux ne l'interpellent pas : c'est un moment de convivialité qu'elle souhaite réserver à ses salariés et chacun le respecte.
Pour ma part, je reste un peu en retrait, même si la responsable de la communication et une secrétaire me font volontiers la conversation. J'en profite pour leur poser quelques questions sur l'entreprise et sur l'usine, son histoire, de sa construction à son développement. Le temps passe sans que je m'ennuie.
A un moment donné, je vois Layla faire la bise à une femme d'une bonne quarantaine d'années, puis elle jette un regard sur l'assemblée, les groupes qui discutent autour de tables hautes, autour d'un verre, d'une assiette garnie. Dès qu'elle me voit, elle l'entraîne et je comprends que je vais être présenté à cette personne. Je ne l'ai pas vue dans la matinée, elle ne faisait pas partie de la direction ou des responsables d'ateliers que j'ai salués et avec lesquels nous avons fait la visite. Je suppose qu'elle est une employée, administrative ou ouvrière.
- Alexis, je voulais te présenter Sylvie. Elle est la fille de Marcel.
- Oh, enchanté ! dis-je en lui tendant la main.
- Bonjour, me répond-elle en serrant la mienne. Ainsi, vous êtes le futur médecin d'Antraigues !
- Les nouvelles vont vite ! dis-je en riant. Ce n'est pas encore fait, mais j'y travaille avec François et les élus. En espérant obtenir bien vite le feu vert des autorités compétentes.
- C'est une bonne chose. Depuis que le Docteur Lambert a pris sa retraite, c'était compliqué. Mes parents sont vraiment soulagés de savoir qu'ils vont pouvoir toujours être suivis, et à Antraigues ! Ce n'est pas facile de changer les habitudes...
- Ils devront pourtant le faire, puisque je suppose que le Docteur Lambert avait sa propre façon de travailler et que j'aurai la mienne. Mais je ferai au mieux.
- J'en suis certaine ! Il paraît que vous avez fait des progrès notoires à la pétanque...
- Ma foi, je me débrouille et c'est bien plaisant. Cependant, je ne pense pas être aussi assidu quand je commencerai à exercer... Il faudra me trouver un remplaçant ou une remplaçante !
La plaisanterie la fait sourire, puis une autre personne s'approche et Layla nous abandonne. Je continue à discuter avec Sylvie, ayant fait le lien entre sa situation et ce que Layla m'avait expliqué concernant le plan social mis en place au moment de la fermeture des usines de Labégude et Ucel : Sylvie fait partie des personnes s'étant résignées à quitter l'Ardèche pour aller travailler à Libourne.
Après le buffet, nous nous rendons au laboratoire. Layla échange avec l'équipe de recherche, essentiellement sur la mise au point de cette gamme biologique. C'est éloigné de la médecine, mais certaines choses me parlent quand même, notamment en ce qui concerne les bactéries, l'hygiène, les conditions de fabrication de certains produits. J'entends aussi parler des sources d'Ucel, de l'utilisation de cette eau.
Lorsque nous quittons le laboratoire, il est presque 15h. Layla doit terminer sa journée par une réunion avec la direction et les syndicats de l'usine. Cela revêt une certaine confidentialité et j'avoue que je préfère de toute façon ne pas y assister. Je m'installe alors dans un petit salon, proche de la salle de réunion. Layla m'avait prévenu que certains moments de la visite seraient peut-être ennuyeux pour moi et j'ai apporté un livre pour passer le temps. Mais je profite aussi que sur la table basse se trouve un livret sur l'entreprise pour le feuilleter.
C'est plutôt un beau document, broché, destiné certainement à la communication externe, voire aux contacts avec des partenaires. A travers de nombreuses photos, mais aussi des graphiques et des textes bien écrits, est présentée l'entreprise. Son histoire, son développement, ses produits. Un beau coup de "marketing", intéressant cependant. J'y retrouve la photo du grand-père de Layla, posant dans la cour de l'usine d'Ucel, avec tous ses employés autour de lui. Ce côté patriarcal que son propre fils a quelque peu mis de côté, mais que Layla réinvente à sa façon. Elle l'a encore prouvé dans ses interventions aujourd'hui.
Je découvre aussi d'autres photos : celles de la construction de l'usine de Libourne, Dominique serrant la main d'un partenaire japonais, en réunion avec d'autres grands chefs d'entreprises européens du secteur. Une photo du siège, à Paris. Un immeuble impersonnel et bien loin du charme des vieilles pierres d'Ucel ou de Labégude, ou même du décor plutôt riant de Libourne.
Sur la dernière page du document, on peut voir deux savonnettes à la lavande : l'une est le modèle fabriqué par le grand-père Noury, l'autre est plus récente, sortie de l'usine de Libourne.
Et je repense alors au souhait de Layla : pouvoir poser un jour, sur l'emballage d'une même savonnette, l'étiquette "Fabriqué en France". Et totalement en France.
Avec beaucoup d'états d'âme.
Layla
La visite à l'usine de Libourne me replonge dans le travail, dans les projets, dans les défis. Nous quittons Montussan assez tôt ce mercredi matin-là. Je prends le volant pour le début du parcours, Alexis me relayera pour la fin. Ce qui me permettra de reprendre contact par téléphone avec Laurent et Lisa.
Nous arrivons à Boulogne en fin d'après-midi, juste avant que la circulation ne devienne trop chargée sur le périphérique. Une bonne chose car Alexis n'aime vraiment pas conduire dans ces conditions. Il me le dit encore en plaisantant tout en me demandant si c'est un signe de plus qu'il est en train de devenir ardéchois. Je lui réponds que c'est fort possible.
Nadine est passée aujourd'hui à l'appartement. Le ménage est fait et elle nous a préparé le repas pour ce soir. Je l'appelle pour lui souhaiter une bonne année et la remercier. Et je lui précise qu'Alexis va demeurer quelque temps ici. Il envisage de rester une bonne dizaine de jours avec moi, afin que nous puissions passer ensemble les deux prochains week-ends. Il aimerait en profiter pour revoir au moins Pauline et Aglaé, ce dont j'ai bien l'intention aussi, ayant prévu un petit cadeau pour elles deux.
Nous passons une première soirée parisienne plutôt tranquille. Après avoir rangé nos affaires, nous dînons tôt. La fatigue de la route se fait sentir, de même que celle des derniers jours. Ce n'est pas toujours très reposant de se retrouver à Montussan, avec toute la famille. Et la visite de l'usine a été bien prenante. Je suis cependant satisfaite d'avoir pu rencontrer toute mon équipe et d'avoir eu la possibilité d'échanger avec beaucoup de salariés. C'est un moment privilégié que celui des vœux, et je l'apprécie toujours. Même si je suis la PDG de l'entreprise et que j'entends bien être respectée à ce titre, je m'efforce aussi de ne pas mettre trop de distance entre les salariés et moi-même, de laisser à chacun la possibilité de me parler, que ce soit d'un souci professionnel ou pour me faire part de leur satisfaction sur certaines évolutions, les nouveaux produits, etc... Leur avis compte pour moi. Je ne peux pas, seule, résoudre tous les petits problèmes qui se présentent, les délégués syndicaux sont là aussi pour nous alerter, mais je m'efforce d'être attentive et bienveillante. C'est important pour moi que chacun puisse se sentir bien au travail, protégé, assuré de pouvoir aborder ses problèmes s'il en rencontre.
Mon père était assez autoritaire, il ne craignait pas les "clashs" avec les syndicats, même s'il demeurait lui aussi à l'écoute et sensible à certaines questions et notamment celle des bonnes conditions de travail. Mais en prenant la direction de l'entreprise, j'ai aussi voulu, sur ce plan-là, instaurer un nouveau souffle, mettre en place de nouvelles relations. Le conflit pour le conflit, c'est inefficace, dangereux et parfois carrément létal. En revanche, le dialogue social, l'écoute, la prise en compte des remarques, des problèmes, l'explication aussi, font avancer les choses. Pouvoir dire avec assurance que tel changement ne peut être apporté et pourquoi, pouvoir dire que tel choix est assumé, mais aussi qu'un problème soulevé doit absolument trouver une solution et tout faire pour la mettre en œuvre rapidement et dans de bonnes conditions, c'est la garantie d'un bon climat dans l'entreprise. Les représentants syndicaux ne s'y sont pas trompés et beaucoup m'apprécient. Même si certains me disent, hors réunion, que je suis dure en affaires, ils savent que je mène les choses le mieux possible et qu'être à l'écoute n'est pas un vain mot, ni juste une posture. C'est une réalité.
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