Chapitre 76
Layla
Alexis me récupère aux Auches vers 19h30, nous partons directement pour Genestelle. La petite Noa n'est pas encore couchée et nous offre ses plus beaux sourires, puis Alexis me présente à sa famille, avant que nous ne prenions place à table, sur la terrasse. Cela fait une semaine qu'ils sont arrivés et ils ont tous déjà pris des couleurs. Je les sens détendus aussi, et heureux de faire ma connaissance.
La soirée est des plus agréables. C'est un de ces beaux soirs de juillet, l'air embaume du foin fraîchement coupé, car là, dans la vallée qui descend de Genestelle, il y a encore un agriculteur qui cultive et entretient ses murettes. Cela lui apporte un peu de fourrage pour ses bêtes, quelques vaches et chèvres, pour l'hiver. Les hirondelles s'en donnent à cœur joie, lançant leurs petits cris stridents. A la nuit tombée, elles seront remplacées par les chauve-souris.
Les conversations vont bon train, plus légères et un peu moins maniérées que dans ma famille. Disons, plus simples, plus bon enfant. Personne ne s'étend sur mon métier, j'ai réglé la question en deux phrases. Nous parlons plutôt de ce qu'ils ont déjà visité et du programme pour les deux jours à venir. Alexis suggère d'aller sur le plateau dimanche, après le marché et de pique-niquer là-haut. Proposition validée. Pour demain, plusieurs excursions sont possibles : aller à Jaujac, faire un tour dans le village, et profiter ensuite du coin baignade qui offre aussi quelques emplacements ombragés pour la petite. Ou nous rendre à Voguë, puis Balazuc. On peut aussi aller à Aubenas demain matin, faire un tour au marché et visiter le centre-ville, puis nous rendre dans les deux villages ensuite. Avec cependant l'objectif d'être de retour en fin d'après-midi pour assister au concert donné demain soir sur la place d'Antraigues. Un hommage à Ferrat, par un jeune chanteur que je ne connais pas du tout, mais que je suis curieuse de découvrir.
- Vous avez donc déjà fait de belles promenades, dis-je alors que l'oncle et la tante d'Alexis se disputaient gentiment le récit de leur première semaine de vacances, rivalisant de qualificatifs élogieux pour me décrire tel ou tel endroit, le tout sous le regard amusé de leur fils, de leur belle-fille et de leur neveu.
- Ah ça oui ! Alexis a vraiment eu du nez en atterrissant ici ! lance Adrien.
- C'est grâce à Adèle, dit-il. Il faut quand même rendre à César ce qui appartient à César. C'est elle qui m'a poussé et qui m'avait envoyé documentation et infos pour le gîte aussi. Je n'aurais pas pensé à venir en Ardèche quand j'étais en plein burn out.
- Tu envisageais un autre endroit ? demande Daphné, un peu curieuse mais sur la réserve : évoquer le burn out d'Alexis est sans doute délicat pour elle.
- Pas vraiment... J'avoue que je n'avais aucune idée en tête, hormis venir vous voir, mais pas dans les premiers jours de mon arrêt. Peut-être après avoir un peu récupéré... Mais je ne regrette pas du tout. Je suis très heureux d'être ici. Et d'y avoir retrouvé du travail, qui plus est. Ca, c'était assez inattendu.
- Tu as donc grandi ici, Layla ? me demande son oncle.
- Oui. Enfin, à Aizac, sur l'autre versant.
- Alexis nous a montré le village et ta maison, depuis le col. C'est isolé quand même...
- Ah ça, je reconnais qu'il est difficile d'aller plus loin, souris-je. C'était la maison que mon arrière-grand-père a construite de ses mains, avec ses frères. Les deux ruines qui se trouvent à proximité étaient leurs propres maisons, mais personne n'y a habité après leurs décès et même si mon arrière-grand-père y entreposait un peu de matériel agricole, qu'il utilisait une des granges pour ses propres animaux, c'est tombé à l'abandon par la suite.
- Tu en es propriétaire ? demande sa tante.
- Oui, car elles se trouvent sur les terres que j'ai conservées. A l'origine, mes arrière-grands-parents possédaient une grande parcelle, avec de nombreuses murettes qu'ils cultivaient et des bois de châtaigniers. Au décès de mes grands-parents, c'est ma grand-tante qui en a hérité, puis mon père. Il voulait tout vendre... J'ai pu garder l'essentiel à mes yeux. Il faudra qu'Alexis vous amène y faire un tour, dans la semaine. Il y a une belle vue sur Antraigues. Différente du point de vue qu'on a depuis Genestelle ou Craux.
- On a fait la balade du volcan, cette semaine. On a déjà vu Antraigues depuis le col d'Aizac. C'est amusant : quand on arrive, on a l'impression qu'Antraigues est haut perchée, et puis dès qu'on se retrouve sur la montagne, elle paraît toute petite, fait remarquer Daphné.
- Oui, c'est vrai, dis-je. Et pourtant, Antraigues se mérite ! Quand on part de la vallée...
J'échange un petit regard amusé avec Alexis. Il m'avait raconté ses premiers déplacements au village et le fait qu'il arrivait bien essoufflé en haut de la côte. Depuis, il a bien repris l'exercice et même si en travaillant désormais, il randonne moins, je sais qu'il repart sur les sentiers le week-end, quand le temps le permet. Il aime vraiment se retrouver dans la nature, comme moi.
Alexis
Nous passons finalement la journée du samedi à Jaujac. Après un petit tour au marché d'Aubenas, ce qui nous a permis de visiter aussi le centre-ville, réaménagé et remis en valeur il y a quelques années, nous avons rejoint ce si joli petit village. Nous pique-niquons au bord de l'eau, ayant aisément trouvé un endroit à l'ombre pour y installer Noa. Chacun se baigne selon ses envies, il y a toujours quelqu'un pour se relayer et veiller sur la petite durant sa sieste. A son réveil, mon cousin et sa femme souhaitent un peu prolonger la détente ici, en faisant prendre un bain à la petite, puis en allant faire un tour du village. Comme nous sommes venus à deux voitures seulement, je propose à mon oncle et à ma tante de rentrer sur Antraigues, en faisant un détour par le château de Ventadour, tout proche. Cela va permettre aussi à Layla de rencontrer peut-être un des responsables du chantier et de voir avec lui comment cela avance.
Ils sont très impressionnés par la visite, par le site et par tous les travaux engagés depuis plus de trente ans pour reconstruire le château. Cela prend du temps, le chantier ne se déroulant qu'à partir de la fin du printemps et durant l'été. Mais les équipes de jeunes qui se sont relayées au fil des années sont toutes très motivées, enthousiastes pour ce projet.
Nous regagnons ensuite l'Enfer. Je les aurais bien fait passer par la route de Saint-Pierre-de-Colombier, puis Burzet, mais si le parcours est très beau, cela nous aurait pris une heure ou pas loin. Or nous avons encore le repas à préparer, afin d'être prêts pour le concert ce soir.
Nous avons prévu le nécessaire pour deux grandes salades. Mon cousin et Daphné arrivent sans traîner. Elle nous accompagnera au concert, lui remontera sur Genestelle pour passer la soirée avec sa fille. Le repas se passe dans une bonne ambiance, mais nous ne traînons pas. Mon cousin dépose ses parents en passant, Daphné, Layla et moi montant à pied jusqu'à la place du village, là où se trouve la scène. Il y a déjà du monde quand nous arrivons et la majorité des sièges est occupée. Nous trouvons quand même une chaise pour ma tante ; Daphné, mon oncle, Layla et moi restons debout, derrière les derniers rangs assis.
Parmi le public, il y a des touristes, mais aussi beaucoup de gens du village. J'ai dû faire au moins une bonne trentaine de signes de salut, aux uns et aux autres. Emilie est là, elle se glisse jusqu'à nous pour nous faire la bise avant de rejoindre sa place. Elle est venue avec ses parents, la sœur d'Hugo garde le petit. Et Hugo, bien sûr, est à fond dans l'organisation du festival. Lui, je ne serais pas étonné qu'il rejoigne le conseil municipal, un jour. Toujours à monter des projets, à filer le coup de main.
Le concert commence et si les premières notes surprennent, nous sommes vite dans l'ambiance. Il y a des reprises de Ferrat, comme annoncé, mais aussi des morceaux propres au chanteur et au groupe. C'est sympa, de beaux textes, des musiques un peu rock, un peu balades. Le public est aux anges.
Layla
Dès les premières notes, dès les premiers mots, je suis emballée. La voix de Ian ne ressemble pas du tout à celle de Ferrat, mais elle est posée, et tout en ayant apporté sa propre adaptation à la mélodie, il en a respecté l'esprit. Parmi toutes les interprétations de Ferrat qu'il m'a été donné d'entendre, hormis celles de Francesca Solleville ou d'Isabelle Aubret, il s'agit à mon avis des plus réussies. Et d'ailleurs, le public ne s'y trompe pas. Dès la première chanson, les applaudissements sont nourris et la soirée se déroule comme un joli rêve. A plusieurs moments, je vois bien des amis, des proches, essuyer une petite larme, mais quand Ian et ses musiciens reprennent "Que serais-je sans toi ?", c'est moi qui verse la mienne.
Dès les premières notes, Alexis a pris ma main, puis il s'est vite glissé dans mon dos et m'a entourée de ses bras, posant son menton sur mon épaule, appuyant sa joue contre la mienne. C'est notre chanson. Celle qui, il y a presque un an, nous a donné le petit élan de courage nécessaire pour nous avouer nos sentiments. Celle qui nous parle tant et tant, et surtout, parle à notre cœur.
Oui, que serais-je sans lui ? Je ne viendrais pas autant à Antraigues, je continuerais à bosser comme une dingue à Paris, à ne penser qu'à l'entreprise. Sans doute que j'aurais lancé le projet avec Maïwenn et que je m'accrocherais à cette idée pour faire quelque chose pour mon pays. Mais ma vie sentimentale serait désertique, tout juste agrémentée peut-être d'une aventure ou deux, sans lendemain. Avec Alexis, tout est différent désormais, même si nous vivons à distance et que nous devons tenir compte de cette contrainte pour construire notre relation. Mais cette relation s'harmonise aussi avec mon projet ardéchois pour l'entreprise.
Et que serait Alexis sans moi ? Il aurait certainement repris confiance en lui, se serait bien reposé, aurait repris le dessus sur son burn out. Peut-être aurait-il mené quand même le projet d'installation à Antraigues, plutôt que revenir en région parisienne pour s'y perdre à nouveau. Mais son installation ici s'harmonise aussi avec notre histoire. Et, ce soir, sous les étoiles et grâce aux notes de Ian et de ses musiciens, je prends conscience que plusieurs petites briques sont en train de se mettre en place, de s'ajouter les unes aux autres. Elles ne dessinent pas encore nettement ce que sera notre avenir, mais les contours de son paysage sont en train de s'esquisser.
Lorsque la chanson se termine, je me tourne vers Alexis et nous nous embrassons longuement, faisant durer notre baiser alors que la chanson suivante est déjà bien entamée. Lorsque nous le rompons, nos visages restent très proches et nous nous murmurons un "je t'aime" des plus tendres.
**
J'aime remonter aux Auches dans la nuit. Exceptionnellement pour cause de festival, les lumières d'Antraigues sont encore allumées. Après le spectacle, nous sommes retournés à l'Enfer chercher la voiture d'Alexis pour ramener d'abord son oncle, sa tante et Daphné à Genestelle, puis nous sommes repartis pour les Auches tous les deux. Dès que nous laissons Antraigues derrière nous, la montagne nous appartient. Ses contours se dessinent à peine sur la nuit étoilée, masse sombre au sommet arrondi. Le volcan s'endort sous les rayons d'un fin croissant de lune. Ian a terminé son tour de chant par La Montagne. Tous les spectateurs étaient debout, chantant en chœur avec lui. Il a même laissé le public reprendre seul le refrain, plusieurs fois, à la fin. Personne n'avait envie que le concert se termine. Tout le monde avait envie de continuer à communier, avec les musiciens sur scène, tous ensemble, et avec Jean.
C'était très beau, très émouvant, et j'en ai encore la larme à l'œil rien que d'y repenser. Surtout en regardant le volcan.
Nous demeurons silencieux, Alexis et moi, plongés dans nos pensées. Mais je sais qu'elles s'accordent plus encore que si nous les partagions à haute voix. Nous venons de vivre un moment rare et précieux, que nous avons pu partager avec ses proches, mais aussi avec le village. C'est un de ces moments de joie et d'émotion qui soudent aussi les gens entre eux. Il n'y a pas que l'adversité qui permette ce genre de "miracle". La musique et les chansons le font aussi.
Aux Auches, nous nous nous faufilons bien vite jusqu'à ma chambre. Nos vêtements glissent à terre, nos corps se retrouvent et s'épousent déjà. Si nos âmes n'ont pas cessé d'être ensemble, à l'unisson, ce soir, si nos cœurs ont battu au même rythme, c'est l'heure maintenant d'accorder nos corps, de ne plus faire qu'un.
Quand Alexis vient en moi, nos regards sont soudés l'un à l'autre, incapables de se détacher l'un de l'autre. Le plaisir est intense et fait à nouveau ruisseler des larmes sur mes joues et sur les siennes.
Mais c'est comme un joli torrent de montagne qui dévale lorsqu'il me murmure, à l'orée du sommeil :
- Que serais-je sans toi, Layla ?
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Pour les curieux, si vous voulez découvrir l'artiste qui m'a inspiré ce chapitre, voici quelques liens à écouter. Les trois premiers sont des chansons enregistrées lors du festival Ferrat 2018 (je n'ai pas réussi à faire coïncider exactement la date du concert avec la venue de Layla, c'est une petite entorse à la réalité, à quelques jours près). Les autres sont issues de l'album de reprises qu'il a consacré à Jean Ferrat.
https://www.youtube.com/watch?v=W5JICjS5Bmg (Ma France, version concert)
https://www.youtube.com/watch?v=XOTyddWeAEU (Le bruit des bottes, version concert)
https://www.youtube.com/watch?v=BJI4MK3DEds (La complainte de Pablo Neruda, version concert)
https://www.youtube.com/watch?v=9PQ6fFXd-R4 (La Commune)
https://www.youtube.com/watch?v=dLOvjBo60Js (Aimer à perdre la raison)
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