Alexis

Je monte seul au village ce matin, Layla reste aux Auches pour y faire un peu de rangement. Je me charge des courses, épicerie, boulangerie et un arrêt au camion de Julien. Nous sommes le mercredi matin qui suit le départ de Pauline et d'Aglaé. Et alors que nous échangeons un peu, le jeune boucher et moi, il me demande si je suis disponible pour prendre un verre en terrasse quand il aura terminé ses ventes. Il est déjà assez tard, midi a sonné et il va bientôt s'arrêter. J'accepte, descends tranquillement jusqu'au parking où j'ai laissé la voiture pour ranger les courses et je remonte sur la place par les ruelles.

Depuis que j'ai repris le travail, j'ai plus rarement l'occasion de flâner dans Antraigues, aussi prends-je plaisir ce midi-là à profiter d'un reste de fraîcheur qui la parcourt pour admirer les vieilles maisons, découvrir des détails, saluer quelques personnes. Une Madame Blanchet m'arrête sur le pas de sa porte, me dit qu'elle reste bien au frais dans sa maison, qu'elle fait attention à ne sortir que le matin. Je lui dis de continuer ainsi tant qu'il fera chaud. Elle est une des petites dames que j'ai eu l'occasion de visiter à domicile. Un peu plus haut, je salue Corinne, la sculptrice. Magasin ouvert, elle aussi profite de la fraîcheur tout en installant de nouvelles créations dans sa vitrine.

Me voilà de retour sur la place. J'aperçois François de l'autre côté, sortant de la mairie et vais le saluer. Puis je rejoins Julien qui est en train de fermer son camion. Nous nous installons à la terrasse de "La Montagne" autour d'un petit verre de pastis. Il fait chaud, c'est bienvenu.

- Comment ça va, Julien ? Tu as un souci ? demandé-je en commençant à siroter "mon petit jaune".

- Non, pas de soucis. Ca va... Oui, ça va. Mais... J'ai quelque chose d'un peu particulier à te demander, Alexis.

- Je t'écoute, dis-je en étant toute ouïe.

J'ai bien saisi à son ton que c'était tout à fait sérieux.

- Voilà... Est-ce que... Est-ce que tu penses que je peux aller voir Pauline et Aglaé, à la fin de l'été ? Je ne resterai pas longtemps à Paris, juste un ou deux jours, pour ne pas hypothéquer mes passages dans les villages.

- Je n'ai rien à décider, Julien...

- Je veux dire... Par rapport à ton père ?

Je le regarde un moment en silence, puis j'explique :

- Julien... Mon père est mort il y a déjà plusieurs années. Il avait pu offrir une vie plus sereine, un cadre de vie plus agréable à Pauline et à Aglaé. Il a élevé la petite comme si elle avait été sa fille et ils formaient une petite famille aimante, même si elle s'était un peu construite avec des petits bouts de chacun. Pauline a beaucoup souffert de son décès, totalement subit, et elle a mis du temps à s'en relever. Elle va mieux, cependant. J'ai bien noté la différence entre cet été et l'an passé. Je sens qu'elle retrouve petit à petit son équilibre. Mais...

- Mais j'arrive un peu avec mes gros sabots, non ?

- Pas forcément, souris-je. Personnellement, tout ce que je souhaite, c'est qu'elle et Aglaé soient heureuses. Qu'Aglaé continue à grandir dans un environnement rassurant, qu'elle puisse devenir une chouette jeune fille et une adulte avec du cœur. Elle est bien partie pour.

- C'est vrai, sourit Julien en retour. Elle est sacrément attachante et intelligente ! Perspicace...

- Oui, tout à fait. Et curieuse de tout. Mais pour en revenir à toi... Tu as parlé avec Pauline ?

- Oui, un peu. Je sens... qu'elle n'est pas totalement fermée, mais elle a été surprise aussi que je m'attache à elles. Je crois qu'elle ne s'y attendait pas. Moi non plus, d'ailleurs.

- Quand ça nous tombe dessus, on s'y attend rarement, dis-je.

Nous échangeons un regard de connivence. Rien que moi et Layla sommes un bon exemple pour cela.

- Je ne suis pas très bien placé pour donner des conseils, Julien, du moins, sur ce plan-là. Mais je pense que si tu y crois, ne romps pas le contact. Pauline aura besoin d'être rassurée, mais ne la brusque pas non plus. Sois patient. Avec elle, du moins ça a été mon sentiment depuis la mort de mon père et même... depuis toujours : il faut avancer pas à pas.

- Elle a vécu longtemps avec ton père ?

- Environ cinq ans.

Julien hoche la tête. Je sens qu'il hésite encore.

- Tu t'interroges beaucoup, Julien ?

- J'ai encore des questions, oui. Pauline... m'a juste dit que ton père n'était pas le père d'Aglaé. Mais c'est tout.

- Je n'en sais pas beaucoup plus, moi non plus, souris-je. Avec moi, concernant Aglaé, Pauline a toujours été assez secrète. Tout ce que je sais, c'est que le père de la petite l'a abandonnée alors qu'elle était enceinte. Elle s'est débrouillée seule pour élever sa fille, jusqu'à ce qu'elle rencontre mon père. Pour le reste... Il n'y a qu'elle qui pourra t'en dire plus.

- Je vois.

Il prend son verre, le termine, puis le repose sur la table.

- Bien. Je vais y aller. Je monte à Genestelle tantôt. Ce n'est pas loin, mais j'ai une commande à préparer avant. Et je ne veux pas te retarder.

- Pas de soucis, Julien. Garde le contact avec Pauline, c'est tout ce que je peux dire... Et si elle l'accepte, alors n'hésite pas à monter les voir.

- Merci, en tout cas, me dit-il en me serrant la main alors que nous quittons la terrasse.

Il s'éloigne ensuite pour rejoindre son camion, grimpe à l'avant et me salue par la fenêtre d'un dernier signe de la main, alors que je vais pour m'engager dans la ruelle.

Je remonte aux Auches tranquillement, réfléchissant à cette conversation et faisant revenir quelques images et impressions à mon esprit. Quelques regards échangés entre Julien et Pauline, l'attitude d'Aglaé avec lui. Et cette conversation, le dernier matin de leur séjour, autour du petit déjeuner que Layla et moi étions venus prendre avec elles, au gîte. Avant de les conduire à Montélimar. Quand Aglaé avait demandé à sa mère pourquoi elles ne viendraient pas habiter ici. Qu'elle s'était fait des copines, qu'elles seraient avec moi et Layla, qu'elle pourrait aller à l'école à Antraigues. Qu'elles verraient Emilie, Véronique, Hugo et Julien. Sauf que trouver du travail ici, pour Pauline, ce n'est pas évident. A moins de pouvoir intégrer une équipe d'aides à domicile. Il faudrait que je me renseigne.

Layla

Quand Alexis remonte d'Antraigues, je vois bien qu'il est un peu songeur. Je commençais à me demander où il était passé, car il est plus de 13h quand il arrive. Je me suis doutée qu'il s'est arrêté chez Mariette, mais quand même. Il me rassure d'un mot :

- J'ai pris un verre avec Julien, après son travail. J'arrive un peu tard avec les courses, non ?

- Ca va ! lui souris-je. J'ai préparé la salade. On va faire griller la viande. Tu dois avoir faim, non ?

- Un peu oui. Et toi ?

- Aussi. J'ai résisté à l'appel du saucisson... un peu parce qu'on n'en a plus !

- Oui, Aglaé est partie avec une bonne petite provision... s'amuse-t-il. Bien, voilà. Pain, viande, et l'épicerie. Je m'occupe de la viande.

J'ai mis la table dans la maison. En cette saison, il fait beaucoup trop chaud sur la terrasse pour y prendre le repas du midi. Déjà que le matin, pour le petit déjeuner, il ne faut pas se lever trop tard si on veut ne pas cuire... C'est vraiment à partir de la fin d'après-midi qu'elle est agréable. Mais cette orientation permet aussi d'en profiter aux autres périodes de l'année, parfois même en plein hiver quand le temps est beau et sec. Pas forcément pour manger, mais pour lire ou prendre une petite collation. Avec un bon plaid sur les genoux et les épaules, c'est faisable. Tantine en profitait parfois.

Je sors la salade du réfrigérateur, l'assiette de fromages, pendant qu'Alexis surveille nos grillades. Puis nous passons à table. Je lui propose un peu de vin, mais il décline :

- J'ai pris un pastis avec Julien. Même léger...

- D'accord. Il va bien, Julien ?

Alexis me fixe quelques secondes avant de répondre.

- Il m'a parlé de Pauline.

- Ah... C'est bien. Je veux dire, c'est bien qu'il t'en ait parlé.

- Tu te doutais de quelque chose ?

- Oui. Je le connais bien, tu sais. On a grandi ensemble. Comme Emilie et Hugo. Il a fait la conquête d'Aglaé en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, et pas seulement grâce au saucisson. Et j'ai bien remarqué comment il regardait Pauline... Et donc ?

- Il voulait mon avis pour un éventuel petit voyage à Paris. Je lui ai dit que ça me semblait possible, mais qu'il ne fallait pas qu'il brusque les choses avec Pauline. Elle a toujours eu besoin de temps. Face aux changements, je veux dire.

- Oui, je vois. Elle a traversé de dures épreuves aussi. Mais Julien est quelqu'un de bien. Et de bienveillant. Il pourrait lui faire vraiment du bien. Comme ton père l'avait fait, ajouté-je après une petite hésitation.

Je sais que mentionner son papa est toujours un peu douloureux pour Alexis, même si le temps fait son œuvre. Il opine.

- Je le pense aussi. Et puis, de toute façon... Enfin, je veux dire. D'une certaine façon, je n'ai pas en m'en mêler.

- Sauf si elle tombait sur un connard fini.

- Oui. Mais ce n'est pas le cas avec Julien.

Je mange quelques bouchées avant de reprendre :

- Tu sais, je réfléchis aussi à ce que Pauline pourrait faire ici. Si je parviens à rouvrir les usines, à relancer la production, elle pourrait y travailler. Mais ce ne sera pas avant un an au moins.

- A ma connaissance, elle n'a jamais travaillé en usine.

- Il y aura un plan de formation. Et quand on travaille sur une chaîne, en tant qu'ouvrier, il n'y a pas besoin d'une grosse qualification. Il faut surtout surveiller que tout se passe bien, parfois remettre un élément en place. Pour la partie emballages, c'est pareil. Et on fait tourner les équipes pour éviter les TMS.

- Oui, je l'ai vu à Libourne. Et je me doute que ce sera pareil ici. C'est sûr que ça pourrait être une opportunité pour Pauline. Si elle se sent capable de s'engager à nouveau.

- Et Aglaé serait ravie de venir vivre ici !

Alexis sourit doucement : je me dis qu'il est vraiment très attaché à la petite. Il faut dire qu'il y a de quoi. Moi aussi, je l'adore, cette gamine.

**

Ma deuxième semaine de vacances se déroule comme un rêve. Nous passons toutes nos journées ensemble, Alexis et moi, il ne reprend le travail que lundi prochain. Il m'annonce aussi qu'il remontera à Paris avec moi, pour revenir à Antraigues deux jours plus tard : il a reçu une communication du notaire chargé de la vente de son appartement et la signature pourra se faire le 27. Il aurait préféré monter sur Paris pour une fin de semaine, car cela va l'obliger à s'organiser différemment pour passer à la maison de retraite. Mais d'un autre côté, il est content que la vente se fasse, cela lui enlève un souci de plus.

Nous alternons balades et baignades, en essayant de randonner surtout le matin, car il fait encore bien chaud en cette mi-août. Nous allons ainsi à Ruoms, pour voir le Cirque des Gens, randonnons autour de Rochecolombe, un parcours plus court que le premier que nous avions fait ensemble. Je l'emmène également vers Saint-Pierre-de-Colombier et un matin, nous partons très tôt pour faire le grand tour du plateau, en remontant d'abord la Chavade pour gagner Mazan l'abbaye, puis passer par Saint-Cirgues-en-Montagne et rejoindre le lac d'Issarlès. Quand il avait emmené Pauline et Aglaé l'an passé jusqu'à Issarlès, ils étaient passés par Sainte-Eulalie et Le Béage, un peu plus au nord. La route que nous empruntons est très sauvage. Par endroits, le paysage est presque lunaire, surtout au petit matin. On a ainsi le sentiment de basculer dans un autre monde.

Nous nous arrêtons au pied du Mont Mézenc et entamons la montée vers le sommet. Une partie du parcours se fait sous les arbres et ce n'est pas trop long. Et moins ardu que le Gerbier. Puis nous traînons un peu dans Sainte-Eulalie, faisons des petits bouts de sentier à divers endroits. Nous avons envie de profiter du plateau. La journée est belle, le temps agréable. Un vent léger rafraîchit l'air juste ce qu'il faut. Au Gerbier, nous prenons un verre à la terrasse du petit café ouvert seulement à la belle saison. Puis nous redescendons tranquillement par Burzet. La journée au grand air a hâlé nos visages, fatigué nos jambes, rempli nos yeux de merveilles, nos poumons d'un air pur et parfumé.

Nous décidons de dîner à Antraigues. Chez Mariette, c'est complet, mais à la Béalière, il reste une table en terrasse, juste au-dessus de la Volane. Son cours n'est pas bien vigoureux, on sent que le temps a été sec depuis le printemps. Nous passons une soirée très agréable et remontons tranquillement dans la nuit, jusqu'aux Auches.

En arrivant à la maison, nous demeurons un moment sur la terrasse, à contempler la vue, à deviner les ombres de la montagne dans la nuit étoilée. Une étoile filante traverse le ciel, je souris doucement et fais un vœu pour Aglaé. La deuxième que je vois passer est pour Pauline et la troisième pour Julien. Oui, ce serait bien si... Mais laissons faire les choses. Pas à pas.

Alexis m'a enlacée, j'adore m'appuyer contre son torse, sentir son souffle caresser ma joue. J'ai noué mes mains aux siennes. Quand nous nous trouvons ainsi, sur la terrasse des Auches, dans le jour comme dans la nuit, au frais petit matin ou après une chaude journée, j'ai le sentiment que nous sommes à notre place. L'un pour l'autre, l'un avec l'autre.