Chapitre 84
Layla
- C'est le bon choix, Layla. J'en suis convaincu.
Je tourne la tête vers Laurent. Maïwenn attend, assise face à mon bureau. Nous sortons de la réunion du comité central d'établissement. Il est déjà tard, le soir est en train de tomber. Les derniers rayons du soleil illuminent les tours de la Défense : c'est pratiquement le seul moment de la journée où ce quartier se pare d'un peu de beauté.
J'étais en train de contempler la vue, perdue dans mes pensées. Il était temps que Laurent m'en sorte. J'esquisse un léger sourire :
- Vraiment ? Tu ne penses pas qu'on soit trop ambitieux ?
- Layla ! s'exclame-t-il en éclatant de rire. Non, vraiment. Certes, ce ne sera pas hyper-rentable, du moins les premières années, mais c'est possible. Valérie n'a pas freiné des quatre fers, Jean-Philippe est ravi d'avoir un plan de formation d'envergure à monter.
Il s'approche de moi, pose ses mains sur mes épaules :
- C'est possible, Layla. La décision finale t'appartient. Mais c'est possible. Les élus du CCE ont voté à une large majorité en ce sens. De quoi as-tu peur, soudain ?
- Je n'ai pas peur, lui souris-je. Juste... que j'ai peut-être un peu de mal à réaliser, en fait.
Il s'écarte, échange un petit sourire avec Maïwenn et poursuit :
- Bien sûr, c'est la version la plus "ambitieuse" que nous avons finalement choisie. Mais si on prend en compte tous les critères, c'est aussi celle qui va permettre de faire redémarrer deux usines, qui va nous amener à un grand plan d'investissement, qui sera un exemple en matière de relocalisation d'activité, tant sur le plan humain qu'environnemental. Sans être une hérésie économique.
- A moyen et long terme, seulement, précisé-je.
- Peut-être que le moyen et le long terme seront plus courts que prévu... fait-il avec une petite grimace et un regard légèrement soucieux. On ne peut présager de l'avenir, Layla, juste essayer de se préparer au mieux à ce qui nous attend. Et c'est ce que tu as fait en lançant cette étude. Maintenant, on va mettre le chantier en route. On va entrer dans le concret, sans rien enlever au travail de Maïwenn pour qui c'est du concret depuis un an.
Elle le remercie d'un sourire.
- Tu vas avoir besoin de quelques jours pour prendre la mesure de notre choix, ajoute-t-il.
- Je ne suis pas certaine de pouvoir m'octroyer ces quelques jours. La presse va très vite s'emparer de la nouvelle. Dès demain, je téléphone aux maires d'Ucel et Labégude pour la leur annoncer. Je ne veux pas qu'ils apprennent cela de façon détournée...
- C'est normal. Précise-leur que nous irons sur place très rapidement. Il faut maintenant les informer du projet dans le détail, et ce dès que possible.
- Oui, tu as raison. Bien. Il est déjà tard... Je ne veux pas abuser de votre temps. Merci Maïwenn. Cela a été une journée dense, mais productive. J'ai apprécié que vous ayez tous les chiffres en tête, j'en suis même impressionnée.
- Parfois, j'ai le sentiment de connaître le dossier par cœur, rit-elle.
- Je pense que vous n'êtes pas loin de la vérité, dit Laurent. Allez, rentre aussi chez toi, Layla. Je pense que tu as quelques personnes à informer de la nouvelle...
Je hoche la tête sans rien dire et les raccompagne jusqu'à la porte du bureau en leur souhaitant une bonne soirée. Je jette un regard à ma montre et me décide : le temps que je rentre à l'appartement, mes parents auront déjà entamé leur soirée. Alors que maintenant ils doivent tout juste avoir fini de dîner. Je suis certaine de pouvoir leur parler et surtout de pouvoir annoncer nos choix à papa avant qu'il ne se prépare à se coucher. En espérant que notre conversation se passera bien...
Je compose donc leur numéro. Maman décroche au bout de la quatrième sonnerie :
- Allo, Layla ?
- Bonsoir, maman. Comment allez-vous ?
- Bien. Nous finissons notre repas. Papa attendait ton appel avec impatience...
- Je m'en doutais et c'est pourquoi je n'ai pas voulu tarder... Je suis encore au bureau, nous avons terminé la réunion tard.
- Oh ! Tu aurais pu prendre le temps de rentrer chez toi, ma chérie !
- Je ne voulais pas parler avec papa trop tard. Qu'il puisse se coucher à une heure décente...
- D'accord. C'est gentil. Le voilà, tu vas pouvoir échanger avec lui. Il va mettre le haut-parleur, comme cela, je vais tout entendre aussi.
- Pas de souci.
Quelques instants plus tard, j'entends la voix de mon père. Posée, mais avec une légère pointe de souci et d'impatience.
- Bonsoir, Layla, comment vas-tu ?
- Bien, papa. Bonsoir. Et toi, comment vas-tu ?
- Bien. Et curieux de t'entendre...
- Je m'en doute. Comme je le disais à maman à l'instant, je vous appelle alors que nous avons terminé la réunion il y a à peine une demi-heure. Le temps de m'entretenir un peu avec Laurent...
- Alors, quels choix avez-vous faits ?
- Le CCE a acté le projet de relocalisation en Ardèche.
- Je n'en suis pas surpris. Tu défendais cette option depuis le début...
- Certes, mais l'étude de Maïwenn m'a aussi permis de la défendre.
- Et ensuite ?
- Déjà, je voulais te dire que le projet dans son ensemble a été voté à une large majorité. Ensuite, nous avons décidé des choix précis. Et nous avons donc opté pour la fabrication de tous les emballages à Labégude et la fabrication de la gamme de luxe à Ucel.
- L'option la plus ambitieuse, dit-il. Mais la plus risquée aussi.
Je peux sentir la pointe d'admiration dans sa voix. Il ajoute :
- Ma chérie. Tu sais que je n'aurais sans doute pas mené un tel projet. Je n'aurais pas engagé notre entreprise dans ce choix. Mais je t'admire d'y être parvenue.
- Merci, papa, réponds-je avec un peu d'émotion.
- Je sais que l'étude que tu as lancée a été bien menée, bien construite. Que tu as eu tous les éléments en main pour prendre ta décision et pour que le CCE la prenne également. J'espère que tu réussiras.
- Je le souhaite aussi, papa. Ce n'est pas un petit engagement que nous venons de prendre.
- Tu trouves que c'est trop lourd ?
- Ce soir, je l'avoue, un peu. C'est le grand saut. Après... Après, je sais que je vais prendre les choses en main, que je vais contacter, puis rencontrer les élus, qu'il y aura le suivi du chantier... Bref, que l'année à venir sera bien chargée.
A ce moment, j'entends un bruit étouffé, puis c'est la voix de maman que j'entends dans l'appareil :
- Ma chérie, je te félicite. Je sais que cela te tenait à cœur et je suis donc bien contente de cette nouvelle. Et ce qui me réjouit encore plus, c'est qu'avec le chantier, tu retourneras souvent en Ardèche et tu pourras voir Alexis régulièrement. Et cela me réconforte.
- Merci, maman. Cela me touche beaucoup ce que tu me dis.
- Bien, ma chérie, papa est d'accord avec moi. On va te laisser rentrer chez toi, maintenant, je pense que tu as bien mérité de passer une soirée reposante. Nous t'embrassons bien fort. Tu nous donneras d'autres nouvelles au week-end.
- Oui, bien sûr. Je vous rappelle sans doute dimanche.
- Très bien. Passe une bonne soirée.
- Vous aussi ! Je vous embrasse.
Et nous raccrochons.
Je ne m'attarde pas, éteins mon ordinateur, attrape mes affaires et quitte le bureau pour rejoindre Serge qui m'attend patiemment au sous-sol.
Alexis
Ce soir je suis monté aux Auches. Je n'avais pas de rendez-vous pour le dernier créneau, je suis donc rentré plus tôt, ce qui est assez exceptionnel. J'avais décidé de longue date que ce soir-là, je le passerais chez Layla.
Il fait très beau, la lumière de cette fin de journée est magnifique, comme toujours à cette heure. Antraigues sera bientôt entièrement dans l'ombre, mais est encore caressée par un dernier rayon de soleil, sur les toits et sur l'église.
Je jette un regard à mon téléphone : pas de message de Layla. Elle m'avait prévenu qu'elle finirait sans doute tard. Je lui envoie juste un sms pour lui dire que j'ai terminé et que j'attends de ses nouvelles.
Je m'installe sur la terrasse, j'ai apporté quelques restes pour mon repas de ce soir. J'ouvre d'abord une bouteille de bière et en savoure les premières gorgées tout en admirant la vue. Que ce soit à l'Enfer ou ici, je ne m'en lasse pas. Ce week-end, si le temps se maintient, je ferai la randonnée de Genestelle, celle que nous avions faite au tout début du printemps, Layla et moi. Je n'aurai ainsi pas beaucoup de route pour m'y rendre et je pourrai saluer Emilie et Hugo, en passant.
Je commence à dîner tranquillement. Un vent très léger souffle dans les branches des châtaigniers, apportant les parfums suaves de cette fin d'été. Ca sent le foin coupé, les mûres, le raisin. Les pierres de la maison et de la terrasse irradient la chaleur emmagasinée au long de la journée. Et je me dis qu'il n'y a pas que ce soir que je dormirai aux Auches : ce week-end aussi.
Oui, je voulais être ici ce soir pour échanger avec elle alors qu'aujourd'hui s'est tenue une importante réunion au siège, à Paris. Ce CCE devait acter les choix concernant les usines ardéchoises. Si, en juillet, le projet de relocalisation avait été accepté, en revanche, le choix entre les différentes options n'avait pas encore été tranché. Celui de Layla est le plus ambitieux : elle n'est néanmoins pas certaine qu'il sera validé.
Mon repas est terminé, j'ai débarrassé, fait la vaisselle. Mon téléphone est toujours muet. Je retourne sur la terrasse, les ombres gagnent, le soir approche. Je savoure un dernier petit verre de vin rouge, lorsque retentit la petite musique caractéristique d'un appel de Layla.
- Alexis ? Bonsoir !
- Bonsoir, mon amour ! Comment ça va ?
- Je t'appelle tard...
- Pas grave. Je viens de finir mon repas. Je profitais encore un peu de la terrasse avec un dernier verre de vin.
- Tu es aux Auches ?
- Oui, souris-je. J'ai eu envie d'y monter ce soir, en particulier. Alors, comment ça s'est passé ?
- Bien ! C'est finalement mon choix qui l'a emporté... Pourtant, je n'ai pas tenté de l'imposer ! J'ai exprimé que c'était le mien, mais que j'aurais suivi une autre décision du CCE si une des autres options l'avait emporté.
- Super ! Tu es contente ?
- Je t'avoue qu'à l'instant, je ne saurais dire ce que je ressens... Contente, oui. En fait, je crois que j'ai du mal à réaliser.
- C'est normal : il faut un peu de temps pour cela. C'est une étape importante. Tu vas en reparler posément avec Laurent, avec tes chefs de service. Et la suite va pouvoir se mettre en route.
- Tu as raison.
Elle soupire.
- Tu es chez toi ? demandé-je un peu soucieux quand même de la savoir peut-être encore à la Défense à l'heure qu'il est.
- Oui, je viens de rentrer. Mais j'ai appelé mes parents avant de quitter le bureau. Par rapport à l'heure et à leur rythme.
- Oui, bien sûr. Bon, va te reposer. Je suis certain que Nadine a prévu un petit repas très réconfortant pour toi ce soir !
- Il y a des chances. Je t'avoue que je n'ai même pas jeté à un regard dans le réfrigérateur ! rit-elle légèrement. Je voulais t'appeler avant...
- Ok. Allez, fais ce que je te dis... Repose-toi. Prends une tisane au tilleul, avec un peu de miel. Ca t'aidera à trouver le sommeil, car je sens que tu pourrais bien rencontrer quelques difficultés.
- Tu as raison. Mais tu sais... Ce qui m'aiderait à bien dormir, ce soir, ce serait toi.
Je souris. Bêtement.
- Alors, ajoute une petite cuillère de confiture de myrtille, dis-je avec tendresse.
- Ai-je droit à deux, docteur ?
- Ca me semble un cas sérieux... Oui, va pour deux.
- Merci... Alexis...
- Oui ?
- Je t'aime.
- Moi aussi, Layla, dis-je avec une émotion soudaine dans la voix. Moi aussi. Et je suis fier de toi, de ce que tu as mené aujourd'hui. Continue.
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