Chapitre 87

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Layla

Un vent frais s'engouffre dans la vallée. Un doux soleil d'automne éclaire la cour de l'usine d'Ucel où se tient bien plus de monde qu'il n'y en a eu depuis des années. A mes côtés, Laurent, Maïwenn et le maire d'Ucel, Monsieur Rénac. Mais aussi Louis Grévin, le maître d'œuvre qui va superviser les chantiers. Face à moi, au premier rang et à côté des artisans et de quelques élus locaux, dont François, se trouve Alexis. On compte aussi plusieurs journalistes de la presse locale, une équipe de télévision, sans oublier l'équipe du documentaire qui me suit depuis quelques mois et qui ne voulait surtout pas manquer ce jour.

C'est symbolique et j'en suis très émue.

Laurent se penche vers moi, le maire d'Ucel me glisse aussi quelques mots. C'est le moment. Devant la porte principale de l'ancien atelier a été placé un long ruban rouge et blanc, une de ces marques servant à baliser les chantiers ou les zones interdites ou dangereuses. Ici, il s'agit de la première.

Laurent d'un côté, le maire de l'autre tiennent bien droit le ruban. Une fillette, choisie parmi les enfants du village et petite-fille d'une ancienne ouvrière, me présente un petit coussin avec une paire de ciseaux posée dessus. Je m'en saisis et coupe avec détermination le ruban, puis j'en découpe un morceau que je lui donne en cadeau. Puis je continue à distribuer des petits bouts du ruban aux élus locaux, à la députée, au sous-préfet... avant de rendre les ciseaux à la petite fille. Autour de nous, les applaudissements retentissent, les caméras filment.

Puis nous entrons dans le bâtiment, toujours vide, mais dans lequel le charpentier et ses ouvriers ont déjà apporté du matériel.

Le chantier de restauration de l'usine d'Ucel est désormais officiellement lancé. Si j'ai choisi de marquer le démarrage des chantiers ici, ce n'est pas un hasard : c'est la première usine, c'était celle de mon grand-père, celle où tout a commencé. Celle qui a vu émerger le nom de Noury parmi les grands noms de la cosmétique française.

Depuis deux mois, nous n'avons pas chômé. Artisans, maître d'œuvre, élus, et petite équipe chargée du dossier, nous nous sommes tous emparés du projet. Et cela permet de démarrer le chantier dans des délais très courts.

Ici, à Ucel, sera rapatriée la fabrication des produits de luxe. S'il nous faudra toujours assurer l'approvisionnement en emballages de l'usine de Libourne, au moins, les camions ne transporteront plus de l'eau sur des centaines de kilomètres. Une hérésie, alors qu'elle peut être utilisée sur place. Toute cette gamme de luxe sera fabriquée en Ardèche. Avec essentiellement des produits locaux ou français. Locaux pour les parfums (lavande, tilleul, violette et autres plantes entrant dans la composition). Français pour les éléments nécessaires pour fabriquer les crèmes, les shampoings, les savons. Et le maximum en produits biologiques ou du moins, fabriqués selon des normes "respectueuses de l'environnement" comme on dit dans les médias.

Pour moi, pour mon équipe, ce ne sont pas des vains mots. Ce n'est pas de l'habillage, de l'enfumage. Ce n'est pas encore ce qu'on appellera dans quelques années "du green washing". Non, c'est une réalité, et une nécessité absolue. Faire mieux, local, avec un impact le plus réduit possible sur l'environnement.

La plupart des entreprises qui vont travailler sur le chantier sont ardéchoises ou drômoises. Quant aux machines, elles sont produites soit en Allemagne, soit en République Tchèque, soit en France, selon les différents éléments. L'industrie française a été tellement laminée ces dernières décennies qu'il n'était plus possible d'acheter des chaînes de fabrication en France. Mais à l'échelle de l'Europe, ce qui est un moindre mal.

**

- Mademoiselle Noury, pouvez-vous nous expliquer la genèse de votre projet de relocalisation ?

Après la petite cérémonie et une rapide visite des lieux, rapide car il n'y a pas encore grand-chose à voir et à montrer, je me prête volontiers au jeu de la conférence de presse. Les élus sont également sollicités.

- Je porte ce projet depuis de nombreux mois, et peut-être même des années. Aujourd'hui, face à l'urgence climatique et la raréfaction des ressources, mais aussi face au défi social que doit relever notre pays, j'estime aussi que c'est à nous, chefs d'entreprises, de nous engager dans cette aventure. La relocalisation n'est pas un vœu pieux. C'est possible, plusieurs entreprises françaises s'y sont déjà lancées.

- Pas de grosses entreprises encore... me signale une journaliste.

- Certes, mais des sociétés de la taille de la mienne entre autres, ou des plus petites.

- Croyez-vous que ce sera viable ?

- Oui. Nous avons réalisé une étude approfondie, nous ne partons pas bille en tête et avons bien conscience, si vous me permettez l'expression, que nous ne sommes pas au pays des Bisounours.

Ma remarque en fait sourire quelques-uns, je poursuis sans m'interrompre :

- C'est un investissement. Un lourd investissement. Matériel, technique, humain. Mais que mon entreprise est capable d'absorber car nos finances sont saines. C'est un atout et une opportunité.

- Votre père avait fait fermer les usines il y a une bonne quinzaine d'années, plan social, licenciements en avaient été le prix. Comment comptez-vous recruter ?

- Nous allons dès le début de l'année prochaine lancer une prospection avec les services de Pôle Emploi, les instituts de formation de la région. Il est bien entendu déjà possible, pour des personnes intéressées, de nous adresser des candidatures spontanées. Je pense que vous accepterez de publier les coordonnées du service concerné dans vos articles et reportages ? Ces candidatures seront toutes étudiées et nous mettrons en place un plan de formation, sans doute dans le courant du printemps prochain, afin de pouvoir démarrer l'activité dès que le chantier sera terminé. Sans oublier que certains postes sont déjà réservés pour des personnes handicapées.

- Vous envisagez un démarrage de cette activité dans moins d'un an. N'est-ce pas un délai trop court ?

- Ce délai a été estimé d'après les réunions préparatoires que nous avons tenues avec les artisans, le maître d'œuvre ici présent, Monsieur Grévin. Ces délais nous semblent tout à fait corrects. Les bâtiments des usines et entrepôts sont sains, le chantier consistera essentiellement en une rénovation industrielle, une adaptation aux normes environnementales en vigueur et parfois au-delà de certaines d'ailleurs, et en un rééquipement complet de la chaîne de fabrication.

Un autre journaliste prend la parole :

- Vous avez parlé de recrutement, de plan de formation. Avez-vous une estimation du nombre de personnes qu'il vous faudra embaucher et dans quel secteur ? Pas uniquement des ouvriers ?

- D'après nos estimations, au démarrage de l'activité, nous aurons besoin d'environ cent cinquante ouvriers. Une bonne trentaine pour l'usine d'Ucel et les autres pour le site de Labégude. Les équipes de ce site tourneront en deux sessions de sept heures chacune, afin de faire fonctionner l'usine durant quatorze heures par jour. Le personnel sera aux trente-cinq heures hebdomadaires, comme le veut la réglementation actuelle, avec une part payée au-dessus du smic, car certains horaires seront en décalé, la chaîne de fabrication tournera en effet de 7h le matin à 19h le soir. Ensuite, nous aurons aussi besoin de personnel d'entretien, de maintenance, d'administratifs. Et de quelques ingénieurs.

- Envisagez-vous de rapprocher votre direction du site ardéchois ou ferez-vous comme à Libourne, avec une direction locale ?

- Le schéma de Libourne est pour l'instant envisagé. La direction de l'entreprise demeurera à Paris, tous mes collaborateurs y étant installés et parce que cela nous permet de nous rendre aisément sur les différents sites de l'entreprise, en Europe ou au-delà.

Les journalistes s'adressent ensuite plutôt aux élus. Les réponses sont quasi-unanimes : satisfaction face à la réindustrialisation envisagée, appel d'air pour un bassin d'emploi dont le taux de chômage est bien plus élevé que la moyenne nationale, plan de formation... et choix écologique. Même si ce dernier point n'est pas celui qu'ils mettent le plus en avant, ils n'oublient pas de le mentionner et j'en suis contente.

Après la conférence de presse, le maire d'Ucel nous invite à un petit buffet, préparé dans l'entrepôt voisin. Il tenait à ce que ce soit sa commune qui l'offre, alors que j'avais proposé que nous nous en chargions. Mais j'ai compris son souhait. Il est un peu comme François et comme beaucoup d'élus locaux des alentours : soucieux de faire vivre sa commune, d'être au service des habitants. Et la réouverture de l'usine n'est pas une des moindres opportunités pour lui. Quand je lui ai annoncé la nouvelle, il m'a d'abord demandé si j'étais bien sérieuse. J'ai mis un peu de temps à le convaincre, puis, lorsque nous nous sommes vus fin septembre, il a alors compris que j'étais très décidée. Et il a embrayé de suite, comme les élus de Labégude, pour faire avancer le projet de son côté. Et nous voilà donc fin novembre à inaugurer le chantier.

Alexis

Je n'aurais manqué cela pour rien au monde. Je me suis arrangé pour ne pas prendre de rendez-vous en cette fin de matinée et les décaler au début d'après-midi. Je n'ai pas de visite à domicile à faire, cela tombait bien. Car impossible pour moi de ne pas assister à l'ouverture officielle du chantier de restauration et de réindustrialisation des usines Noury. Je suis arrivé à temps, ai juste pu échanger quelques mots avec Layla avant qu'elle ne soit happée par la cérémonie, les journalistes, les élus.

Un coup d'œil à ma montre me permet d'envisager de demeurer encore un petit peu et de profiter du buffet proposé à l'issue de la conférence de presse. Layla est bien entourée, impossible de l'approcher. Mais je ne m'en fais pas : nous aurons le temps ce soir d'échanger, de revenir sur son ressenti. Je salue quelques personnes de ma connaissance, dont Maïwenn beaucoup moins sollicitée que sa patronne.

- Bonjour, Maïwenn, m'approché-je après avoir attrapé un verre et quelques petits fours.

- Bonjour, Alexis. Vous allez bien ?

- Oui, et vous ? Contente de voir l'aboutissement du projet ?

- L'aboutissement des premières phases ! C'est loin d'être terminé... Mais je comprends ce que vous voulez dire. Oui, j'en suis très heureuse. C'est un beau projet et je suis très contente d'y avoir participé, à ma façon.

- Je crois que votre travail a été essentiel. Sans votre étude, Layla, son comité de direction et son comité d'entreprise n'auraient pas pu prendre de décision, n'auraient pas pu le mettre en œuvre.

Elle me sourit en rougissant légèrement. Maïwenn est du genre modeste, pourtant, je suis loin d'exagérer avec mes propos et elle le sait bien.

- Cela a aussi été un travail d'équipe, rappelle-t-elle. Je n'ai pas travaillé toute seule dans mon coin. J'ai fait appel à plusieurs collaborateurs, notamment au service technique et au service financier, à des chargés d'études... Et bien entendu, Mademoiselle Noury m'a bien guidée aussi.

A cet instant, François, le maire d'Antraigues, vient à notre rencontre. Il a eu l'occasion de croiser Maïwenn au cours des dernières semaines, quand elle et Layla, parfois accompagnées de Laurent ou d'autres responsables de la direction, sont venues à de nombreuses reprises pour préparer le démarrage du chantier. En effet, dès que le comité d'entreprise a validé le projet définitif, à savoir la relocalisation de la fabrication des deux types d'emballage et le transfert de l'unité "produits de luxe" de Libourne à Ucel, elles n'ont pas cessé de faire des déplacements en Ardèche. Layla, qui pensait ne revenir à intervalles réguliers qu'à partir du début d'année prochaine, a finalement donné le coup d'accélérateur pour lancer le chantier au plus tôt. Les élus ont facilité les choses aussi, pour les histoires de permis de construire. Comme il n'y a pas d'extensions prévues, que le dossier est évidemment bien bouclé côté autorisations et devis divers, il n'y a pas eu de contestations ou d'allongements des délais. Comme quoi, quand on veut aller vite, on peut le faire.

- Bonjour, Mademoiselle Le Gall. Bonjour, Alexis. Vous allez bien ?

- Oui, merci, répond Maïwenn. Et vous ?

- Très bien ! Très heureux d'être présent. Ce n'est pas tous les jours qu'on voit se dessiner la perspective de faire revenir des emplois dans la région. A une échelle qui est loin d'être négligeable, j'entends. Car je soutiens toujours les projets, même individuels.

Il me sourit d'un air complice.

- Tu as vu Layla, Alexis ?

- A peine. Je suis arrivé un tout petit peu avant le début de la cérémonie, j'ai pu lui parler, mais pas depuis. Elle est très demandée.

- Tu as pu t'arranger pour être là ?

- Oui. J'ai décalé mes rendez-vous de fin de matinée à cet après-midi. J'aurais pu faire une visite aujourd'hui, mais c'est pour le suivi d'une patiente et je pouvais reporter cela à demain. Je me suis organisé. Je ne voulais pas manquer ça.

Il hoche la tête. Puis son regard fait le tour de la salle. L'entrepôt a été nettoyé, Layla a fait accrocher au mur des agrandissements de photos qu'elle m'avait montrées : son grand-père posant dans la cour avec tous ses employés, la chaîne de Labégude en fonctionnement, l'usine dans son ensemble, mais aussi des photos des produits de la région utilisés : lavande, tilleul, bruyère, violettes du plateau, et même myrtille. Sans oublier une belle photo d'une bogue de châtaigne qui n'est pas sans rappeler le logo de la marque de promotion des produits locaux "Goûter l'Ardèche".

- Ca va faire parler de nous, tout ça, nous confie-t-il. Je crois bien que la dernière fois que j'ai vu autant de journalistes, c'était pour l'enterrement de Jean. Autant dire que ça commence à dater... Même pour les crues des dernières années, on n'avait pas autant de monde à se déplacer.

- J'espère qu'il y aura assez de candidatures, fait remarquer Maïwenn. Ce n'est pas le tout de rouvrir les usines, de les équiper, de rapatrier de la production... Encore faut-il avoir les bras pour les faire tourner.

- Ca risque d'être un des points délicats, répond François. Mais je pense que vous y arriverez. Les délais sont larges pour recruter et former. Et peut-être qu'il y aura quelques candidats ou candidates pour venir s'installer ici, ajoute-t-il en souriant. Après tout, on en a vu d'autres.

Je souris en retour. François aime bien rappeler ma propre installation, surtout quand c'est pour la bonne cause.

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