Chapitre 96
Layla
Ce mercredi matin, je propose une petite promenade à Pauline. Les enfants sont encore passionnés par les jeux et jouets qu'ils ont reçus à Noël, Maxime est ravi d'inaugurer son jeu de dames chinoises avec Aglaé. Jacob s'en fatigue assez rapidement, trouvant le jeu un peu trop compliqué pour lui. Maman l'occupe alors. Gabin et Margot sont partis de leur côté, Gabin voulant profiter du séjour pour montrer quelques endroits à sa femme qui connaît finalement fort peu la région. Ils vont faire un tour jusqu'au col de l'Escrinet, du moins si la neige ne les bloque pas avant, mais normalement, la route est ouverte. Alexis est parti travailler tôt ce matin, pour être au cabinet dès 8h. Il s'attend à quelques urgences au lendemain de Noël. Sans oublier qu'il accueille des patients de Vals. La semaine sera chargée, mais il espère quand même pouvoir faire un nouveau passage à la maison de retraite demain ou vendredi, pour compenser son absence de la semaine prochaine.
Nous quittons donc les Auches, Pauline et moi, à pied, pour aller au moins jusqu'à l'église, voire jusqu'au col d'Aizac. L'air est bien froid, le soleil brille, de cette lumière vive d'hiver. Le calme règne autour de nous, personne ne s'active dans les châtaigneraies ou sur la pente des montagnes. Aucun bruit de moteur ne nous parvient, du moins jusqu'à l'église.
- C'était un beau Noël, me dit Pauline. Encore merci de nous avoir accueillies, Aglaé et moi, chez toi, avec ta famille.
- C'est bien naturel. Et je suis très heureuse que vous soyez venues pour ces fêtes ! J'étais certaine que mes neveux se seraient bien entendus avec Aglaé, surtout Maxime d'ailleurs ! Même si c'est le plus jeune...
- Alexis m'avait dit que vous soupçonnez qu'il est surdoué...
- Oui. Très en avance pour son âge, observateur, avec une mémoire phénoménale... Il compte et lit déjà mieux que son frère. Pour l'instant, Jacob ne s'en formalise pas et ne le vit pas mal, mais il faut être vigilant.
- Cela ne doit pas être facile à l'école pour lui.
- En effet, et mon frère et ma belle-sœur sont en train de faire des démarches pour qu'il intègre un établissement spécialisé. Il y en a un heureusement sur Bordeaux. S'il continue dans le cycle normal, il risque de vite s'ennuyer.
- Ils sont attachants tous les deux, en tout cas, sourit-elle, attendrie.
- Je les aime beaucoup. Je vais régulièrement à Libourne, pour le travail, pour voir mes parents. Et je m'efforce de profiter d'eux le plus possible !
- Ton travail est exigeant, Layla. Je t'admire de parvenir à tout concilier.
- Parfois, ce n'est pas facile. Je pense que le projet de relocalisation va m'aider, dans les prochains mois. Je serai plus souvent ici, je passerai plus de temps avec Alexis. Les séparations seront moins longues, moins difficiles à vivre.
- C'est compliqué, les relations à distance...
- C'est particulier, oui, dis-je. Mais on y arrive. Avec de la confiance et beaucoup d'amour, tout est possible et on peut abattre beaucoup de barrières, aplanir bien des difficultés. Nous en avons la volonté aussi, Alexis et moi.
Elle garde un peu le silence et j'ajoute :
- J'imagine que ça n'avait pas dû être simple pour toi aussi, quand tu as rencontré le père d'Alexis. Votre différence d'âge pouvait s'avérer une difficulté semblable à celle de la distance.
- C'est vrai. J'ai mis beaucoup de temps à me sentir en confiance. A franchir certains pas. Et après son décès, je me suis reproché bien des fois d'avoir perdu autant de temps ! Nous aurions pu profiter plus, de la vie, du quotidien... Il aurait vu Aglaé plus souvent aussi. Enfin, c'est ainsi... Aujourd'hui...
Sa phrase reste en suspens. Je la laisse rassembler ses esprits, ses pensées. J'espère juste qu'elle se sente assez en confiance avec moi pour me faire quelques confidences. Ce n'est pas à moi de la pousser dans les bras de Julien, elle doit faire le chemin toute seule, et lui savoir l'attendre. J'ai aussi un argument qui peut l'aider et que je compte bien lui exposer.
- Aujourd'hui, reprend-elle, je suis encore une fois à la croisée d'un chemin. Je me sens bien avec Julien, Layla. Il me donne confiance. Il aime beaucoup Aglaé, et c'est important pour moi, tu t'en doutes... Il va venir à nouveau à Paris, début janvier, après les fêtes. C'est une période un peu creuse pour les ventes, les gens se mettent au régime, mangent moins de viande...
- Sauf Aglaé qui réclamera son saucisson !
Elle rit :
- Oui, et je pense qu'il en mettra dans ses bagages. J'en suis même certaine, en fait ! Après... Je ne sais pas. Je sais qu'Aglaé aimerait venir aux petites vacances, mais je ne peux pas prendre autant de congés. Et Alexis travaille, c'est difficile de la lui confier.
- Pauline, je sais que c'est encore sans doute trop tôt pour toi, mais est-ce que tu te verrais vivre ici ? C'est une question importante aussi...
- Oui, bien sûr. J'y réfléchis également. En admettant que je trouve du travail, bien sûr. Si je mets de côté cet élément, je ne peux pas m'empêcher de penser que ce serait bien. Pour Aglaé, bien sûr. Mais pour moi aussi. Ce serait un grand changement pour moi ! Néanmoins, quand je vois comment nous vivons au quotidien... Ca ne peut pas être plus difficile qu'à Paris.
- La vie est moins chère aussi, ici.
- Je l'ai constaté, oui. Je n'en parle pas à Aglaé, car je connais déjà sa réponse ! Elle serait enthousiaste. Ca lui pèse aussi de ne plus voir Alexis aussi souvent. Elle s'est beaucoup raccrochée à lui après la mort de son père. Et puis, on avait habité avec lui quelque temps. Il était toujours là, même avant de faire son burn out.
- Je comprends. Elle ressent le besoin de ne pas être trop loin de lui.
- Oui. Alors, voilà, Layla. Tu vois, je me pose encore et toujours beaucoup de questions, et je n'ai pas beaucoup de réponses... Même si je sais que la plupart, c'est moi seule qui les détiens. Et qu'il faut que j'avance. Encore.
- Bien sûr. Pauline, peut-être que ce que je vais te dire t'aidera un peu... Tu sais que la relance des usines ici va créer des emplois. Dès le mois de janvier, on va commencer la phase de recrutement en marge du chantier. Tout d'abord parce qu'on va très vite avoir besoin d'agents administratifs sur le site, mais aussi parce qu'il nous faudra des agents de maintenance pour l'arrivée des machines, leur mise en service. Et enfin, nous aurons besoin de beaucoup d'ouvriers et d'ouvrières. Est-ce que tu te sentirais de travailler là-bas ? Avec une formation ?
Elle ouvre de grands yeux.
- J'ai travaillé à l'usine il y a longtemps, Layla. C'était dur, je n'avais pas le choix. Je n'y suis pas restée longtemps, puis j'ai travaillé dans des commerces, et enfin, à faire les ménages. Je n'ai aucun diplôme, pas de formation. Je ne suis pas très bonne en orthographe non plus. Je ne pense pas que je pourrais travailler comme secrétaire ou quelque chose comme ça.
- Et comme ouvrière ? Les conditions de travail à Libourne sont bien différentes d'autres chaînes de production. Je suis très vigilante avec les élus et chefs de service à cette question de santé au travail, pour éviter le port de charges lourdes ou de gestes répétitifs notamment. On fait tourner les équipes sur différents postes, par exemple. Ou on les adapte : on ne met pas une personne petite là où il faut lever les bras à une certaine hauteur. Soit il est possible d'abaisser la machine, soit on trouve un autre poste pour la personne.
- Je ne doute pas que tu fasses attention à ces questions, Layla. Je t'avoue... que je n'avais pas pensé du tout à cela. Alexis m'avait dit qu'il y avait peut-être moyen de trouver du travail sur le secteur comme aide à domicile, par exemple. Mais je n'ai pas du tout commencé à chercher.
- Cela pourrait être une solution aussi. Réfléchis quand même à ma proposition.
- Bien sûr. Et je te remercie de me la faire. Quand envisages-tu de faire commencer les formations pour les ouvriers ?
- Il y aura sans doute plusieurs sessions, en fonction des postes aussi. La chaîne de fabrication des produits à Ucel ne fonctionnera pas de la même façon que celle pour les emballages à Labégude. Je pense qu'on commencera au printemps, mai ou juin. Cela se poursuivra en juillet et septembre. Normalement, le chantier de restauration des usines sera terminé avant l'été, hormis quelques aménagements intérieurs dans les bureaux ou les salles de repos qui se feront jusqu'en juillet. Mais à partir de juin, on devrait pouvoir mettre en place les chaînes de fabrication, dans les deux usines. L'objectif est de démarrer la production en octobre. On aura alors trois mois pour atteindre la pleine mesure, tout en diminuant progressivement celle des usines à l'étranger. Leur fermeture est prévue pour la fin de l'année, et leur mise en vente suivra dans la foulée. C'est en cours de négociations à l'heure actuelle.
- Je vois... fait-elle en fronçant un peu des sourcils.
Sans doute que ces considérations très économiques la dépassent un peu, je pense néanmoins qu'elle en saisit la logique. Je poursuis :
- Ce qui veut dire que si cela t'intéresse, tu pourrais très bien participer à une session de formation en juillet ou en septembre. Ainsi, tu ne serais pas obligée de changer Aglaé d'école en cours d'année. Et elle pourrait commencer son collège à Vals en septembre.
- C'est vrai. C'est un élément que je dois prendre en compte aussi, si nous venons ici. Tu m'offres beaucoup de libertés, Layla.
- Trop ?
- Non, je ne pense pas, sourit-elle. Parfois, quand on a trop de possibilités devant soi, on ne sait pas quel choix faire.
- Là, tu pourrais juste avoir à te poser la question de ton engagement avec Julien, dis-je avec bon sens. Tu pourrais juste te concentrer là-dessus, sans avoir à réfléchir à des soucis matériels. Tu demeurerais indépendante financièrement aussi.
- Oui. De toute façon, je ne veux pas vivre aux crochets de quelqu'un. Alexis m'a aidée, et je l'aidais en retour comme je le pouvais. En faisant le ménage et les courses, les repas... Surtout qu'il avait des horaires compliqués, en décalé, parfois de nuit... Il ne voulait pas que je paie les factures, mais je payais au moins les courses du quotidien. Cela me semblait moins... Enfin, moins déséquilibré.
- Je comprends.
- Et Julien, il reprend juste son activité en indépendant. Il s'en sort, malgré les charges. Il parvient à se dégager un petit salaire, mais on ne vivra pas à trois dessus. C'est évident. En dehors du fait que c'est hors de question pour moi. Donc oui, cet aspect des choses est important pour moi.
- Alors, je te laisse réfléchir à ma proposition, dis-je. Et tu m'en parles au besoin.
- D'accord. Merci beaucoup, Layla. C'est... C'est vraiment beaucoup. Et ça me touche.
Je souris. Nous approchons de l'église et nous avançons jusqu'au muret. De là, nous avons une vue dégagée, sur le volcan, la vallée creusée par le ruisseau des Fuels et sur Antraigues. Il a neigé à nouveau un peu, la nuit dernière et le sommet du volcan, comme les autres montagnes alentours, est recouvert d'une bonne petite couche de neige. En revanche, dans la vallée, pas encore de traces blanches. Mais l'hiver ne fait que commencer...
Je comprends très bien la retenue de Pauline. Je la sens néanmoins ouverte à la réflexion et si ma proposition l'a surprise et touchée, elle est prête à y réfléchir. Sans doute l'expérience commence-t-elle à parler, sans doute la période douloureuse du deuil se termine-t-elle aussi. Elle va pouvoir ouvrir une autre page. Peut-être avec un peu de notre aide à tous, peut-être surtout grâce à Julien.
Et Aglaé.
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