Chapitre 112
Layla
Ce matin, exceptionnellement, je ne descends pas à Ucel : je demeure aux Auches pour accueillir les artisans et le maître d'œuvre. Le chantier à l'étage va commencer. Au cours du week-end, avec Alexis et Hugo, nous avons déplacé les meubles de la salle pour leur faciliter l'accès à l'escalier. Nous n'utiliserons pas la cheminée au cours des prochaines semaines, nous avons donc glissé le canapé et la table devant. Cette dernière sera toujours en partie accessible pour nous permettre d'y manger, même si, en ces belles journées de septembre, nous profitons encore de la terrasse. A la fin du mois et début octobre, il fera peut-être un peu trop frais.
Nous avons aussi protégé le plancher avec de la vieille moquette et des cartons pliés. De même que j'ai posé des couvertures usagées sur la barre de l'escalier.
Nous échangeons un moment, refaisons le point sur le démarrage du chantier en passant une bonne heure à l'étage. Le premier à intervenir est le couvreur : il n'en a que pour une journée de travail et va commencer dès cet après-midi. Ensuite, électricien, plombier et plaquiste vont se croiser et se coordonner, avant qu'on attaque la décoration avec le peintre et le carreleur.
Je rejoins Alexis à Antraigues : nous avions convenu de nous retrouver à la Montagne pour déjeuner. Il pourra se rendre assez tôt à la maison de retraite alors que je filerai sur Ucel pour y passer l'après-midi.
J'arrive la première, un peu avant midi. Je m'installe en terrasse, à ma place habituelle. Mariette arrive très vite pour me saluer :
- Alors, ma jolie ! Comment vas-tu ?
- Bien, et toi !
- Ca va ! La fin de saison est belle... On ne vous a pas vus ce week-end, Alexis et toi ?
- Nous sommes restés aux Auches, pour ranger et préparer le chantier de l'étage.
- Ah, ça commence cette semaine ?
- Oui. Ce matin, j'ai refait le point avec les artisans et tantôt, je descends à Ucel.
- Tu restes toute la semaine ?
- Oui, nous avons beaucoup à faire avant le démarrage des usines.
- Tu dois être contente...
- Très ! lui souris-je.
- C'est bien. Je suis contente aussi et je te félicite, ma belle. Ce n'est pas rien de tenter ce que tu fais. Il y a tellement de chefs d'entreprise frileux... Tu es plus courageuse que bon nombre d'entre eux...
- Ils ont peut-être du courage pour d'autres choses, plus que moi, tu sais. Ce qui est certain, c'est que je crois à ce que je fais. Et pour mon pays, je voulais faire quelque chose. Depuis toujours. Enfin, depuis qu'on est parti à Bordeaux...
Elle hoche la tête, compréhensive.
- Alexis te rejoint ?
- Oui, dès qu'il aura terminé ses rendez-vous de ce matin.
- Tu prends quelque chose en l'attendant ?
- Je veux bien un diabolo citron, s'il te plaît. Je préfère ne pas boire d'alcool le midi.
- Tu fais bien, surtout si tu fais un peu de route et avec le travail... Tiens, je te laisse le menu si tu veux déjà jeter un œil.
- Merci !
Elle revient deux minutes plus tard avec mon diabolo citron. J'ai fait mon choix pour le repas, mais je vais attendre Alexis pour passer la commande. En sirotant tranquillement ma boisson bien fraîche, je savoure aussi l'ambiance de la place. En cette saison, c'est encore animé. Il y a toujours des touristes, c'est l'heure de midi, des habitants passent, se croisent... Je salue la secrétaire de mairie qui quitte son travail, puis François s'arrête à son tour pour me parler :
- Bonjour, Layla ! Tu vas bien ?
- Oui, merci et toi, François ?
- Bien aussi. Tu te prépares pour le grand démarrage ?
- Effectivement ! Je passe la semaine ici, puis je monte à Paris juste deux jours la semaine prochaine, avant de revenir pour toute la fin du mois et le début octobre.
- On te verra souvent, alors, même si je me doute que tu vas être bien occupée...
- En effet... souris-je.
- Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu me dis.
- Si tu peux m'accorder deux heures dans la semaine, François, pour qu'on voie avec les élus de Laviolle et de Vals notamment, pour l'organisation du transport des employés qui habitent dans la vallée.
- Pas de souci. Tu vois avec mes homologues pour leurs disponibilités, moi, j'arriverai à m'arranger et à me libérer. Je garde cela en tête.
- D'accord. C'est plus facile le matin ou l'après-midi, pour toi ?
- Plutôt l'après-midi. Le matin, je suis beaucoup à la mairie, les gens le savent et viennent facilement me trouver s'ils ont besoin. Donc je préfère être ici le matin, mais si jamais c'est plus simple d'organiser cette réunion le matin, ce ne sera pas un souci. Je peux m'absenter.
- Très bien, je vais noter cela et je t'envoie une invitation dès que j'aurai joint les autres élus.
- Parfait. Tiens, voilà notre docteur ! Je vous laisse déjeuner !
- Merci.
Alexis arrive en effet, remontant à pied depuis le cabinet médical, en passant par les ruelles. François et lui se serrent la main, puis François s'éloigne alors qu'Alexis gagne la terrasse et me rejoint. Un baiser rapide, puis il prend place :
- Ca va, ma belle ?
- Oui, bien. Et toi ?
- Ca va. Bonne matinée. Tout s'est bien passé à la maison ?
- Oui. Le couvreur va commencer cet après-midi. Normalement, il aura terminé demain. Il en profite pour vérifier toute la toiture, mais il m'a dit qu'à vue de nez, les tuiles étaient toutes bien en place. Et les autres commencent dès demain.
- Parfait.
- J'ai convenu de l'heure de réunion de chantier avec le maître d'œuvre pour vendredi, à 16h. J'en aurai terminé de mon côté, je pourrai donc être présente.
- Très bien. Tu as passé ta commande ?
- Pas encore, je t'attendais.
Il jette à peine un regard à la carte, lit plutôt la grande ardoise sur laquelle Mariette a écrit le menu du jour.
- Salade de crudités, steak au poivre... Parfait. Et toi ?
- Une salade landaise. Et une part de tarte aux myrtilles, ajouté-je d'un air gourmand.
Il me sourit, attrape ma main et caresse doucement mon poignet.
Je suis bien, sereine. Avec lui, ici, sur la place du village. A écouter les trilles des dernières hirondelles, le chant de la fontaine et celui des insectes. A écouter les bruits de mon village.
A en sentir battre la vie, tout simplement.
Alexis
A mon retour ce soir-là, je découvre la maison avec le toit en partie bâché, du matériel sur le côté et une Layla toute pimpante assise sur la terrasse, à profiter de l'ombre bienfaisante de la vigne et des parfums. Je grimpe rapidement l'escalier, l'embrasse, puis entre dans la maison pour déposer ma mallette.
- Tu veux boire autre chose que ta citronnade ?
- Non, merci, ça va.
Je m'offre la même chose qu'elle et la rejoins. A peine assis à ses côtés, je l'entoure de mon bras et l'attire vers moi pour l'embrasser plus longuement.
- Ton après-midi s'est bien passé ? lui demandé-je après avoir savouré ce premier baiser et mes premières gorgées.
- Oui, bien. Et toi ?
- Aussi. Mais je m'attends à devoir repasser à la maison de retraite dans la semaine. Il y a une dame qui ne va pas bien. Je crains de devoir la faire hospitaliser. Elle présente un risque d'anémie et est très fatiguée. Mais elle n'a pas cessé de me dire qu'elle ne voulait pas à aller à Aubenas. Que si elle doit mourir, elle veut que ce soit ici.
- Pour certains de nos anciens, Aubenas, c'est le bout du monde.
- Elle me disait que là-bas, elle ne connaissait personne, que ses enfants sont loin... Le personnel fait le nécessaire pour les prévenir.
- Je vois...
Je n'ajoute rien : je savais bien en démarrant mon activité, qu'en ayant à suivre des patients assez âgés, j'allais être confronté à cette situation : celle de la fin de vie. Le tout est d'accompagner nos anciens le mieux possible, en respectant aussi leur volonté. Et cette dame a toute sa tête, je ne peux la faire transférer à Aubenas contre son gré.
Layla glisse lentement sa main sur ma cuisse, puis entoure ma taille de ses bras. Je la garde un moment contre moi, me concentrant aussi sur la vue offerte. Petit à petit, je laisse de côté le travail, les aléas de la journée. Contrairement à ce que j'ai vécu juste avant mon burn-out, ici, j'arrive à décompresser et à me détendre rapidement. Et d'autant plus quand Layla est là. Le stress n'est vraiment pas de même nature. Et je ne crains nullement de retomber en surmenage. En revanche, je dois veiller à ce que Layla, elle, n'y tombe pas. Mais je la sens solide et confiante. J'espère aussi que le fait de lancer les travaux ici, alors que les usines vont redémarrer, ne va pas lui causer de souci. Mais elle m'a dit préférer enchaîner les deux chantiers, tant qu'elle était en plein dedans ! Cela m'avait fait sourire à l'époque.
**
Nous dînons sur la terrasse et profitons d'une soirée bien agréable. L'air est chaud, mais pas trop, le vent léger, les parfums riches.
- C'est vraiment formidable que tu puisses autant profiter de l'arrière-saison, cette année, mon amour, dis-je alors que nous contemplons la douce lumière qui se pose sur le volcan.
- J'en suis heureuse. J'aime beaucoup cette période, il fait moins chaud qu'en plein été, on se sent encore loin de l'hiver...
- Et oui... Car comment peut-on imaginer en voyant un vol d'hirondelle que l'automne vient d'arriver ?
Elle sourit.
- Te voilà qui cites Ferrat, maintenant.
- Difficile de ne pas penser à lui de temps à autre, ici.
- C'est vrai. Il est tellement présent encore...
Nous gardons un petit temps de silence.
- Tu le voyais souvent quand tu étais enfant ?
- Oui, bien sûr. Il venait jouer aux boules tous les jours ou presque. Il suffisait de traîner sur la place après l'école ou le mercredi après-midi, et on le voyait. Il était simple, gentil. Il connaissait les prénoms de tous les gamins ou presque. Parfois, il plaisantait avec nous. Comme les champions, tu sais. Rien de plus, rien de moins.
Layla pioche dans le bol posé sur la table : elle a cueilli ce soir quelques framboises pour notre dessert.
- Ca va me faire bizarre après l'inauguration, dis-je. Tu seras moins souvent là...
- A moi aussi, ça va me faire bizarre. Mais je vais continuer à venir régulièrement. Au moins jusqu'à la fin de l'année. Après, je verrai. Je commence à réfléchir à une possible organisation de mon planning, mais pour l'instant, c'est un peu tôt encore pour vraiment me projeter.
- Je m'en doute bien.
Je la laisse savourer les dernières framboises, puis je dis :
- Je sais qu'il est encore trop tôt pour tout cela, Layla, mais... Mais si, un jour, on a un enfant, tu imagines que ce sera possible au quotidien ?
- C'est difficile à dire, commence-t-elle. J'y réfléchis, tu sais.
Elle lève brièvement les yeux vers moi, puis reporte son attention vers le volcan avant de poursuivre :
- Ce n'est pas tant ma grossesse qui me fait réfléchir. Je pense que durant ce temps-là, je pourrai m'organiser. Les réunions à distance, comme je le fais déjà. Laurent et mon équipe de direction prendront le relais à la fin, j'ai confiance. Au pire, on suspend les décisions d'envergure durant quelques mois ou alors, je garde le contact avec eux, une demi-journée par semaine par exemple.
- Je vois, fais-je avec sérieux.
- Mais c'est l'après... Surtout les premiers mois, les premières années. C'est difficile à imaginer, une vie de famille à distance. Déjà qu'une vie de couple, ce n'est pas simple, même si on s'en accommode plutôt bien.
- Je le reconnais.
- Tu imagines déjà une solution, toi ?
- Plusieurs sont possibles. Aussi en fonction du temps que tu pourras passer ici. Si tu reprends avec de plus longs séjours à Paris, je pourrais monter le week-end pour être avec vous, en ne prenant pas de consultations le vendredi après-midi. Si tu viens ici, on trouvera à faire garder le bébé, on se verra tous les trois le soir.
- Tu me laisserais le bébé au quotidien ?
- On peut aussi imaginer que je le prends ici une semaine sur deux. Ca fait un peu garde alternée, mais bon...
Layla se tourne vers moi et me regarde droit dans les yeux :
- Alexis... Une chose est certaine pour moi, je ne veux pas que tu aies le sentiment qu'on se retrouve dans une situation que tu as connue quand ta mère est partie. Je ne veux pas que ça se passe ainsi. Je t'aime, si nous avons un enfant, je veux qu'on l'élève ensemble.
Je soutiens son regard, mais ne dis rien. Puis je me penche vers elle et l'embrasse longuement et tendrement. Puis, quand je romps notre baiser, je lui dis :
- On trouvera une solution. J'en suis certain.
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