Chapitre 114
Alexis
Ce mois de septembre, alors que Layla est sur place presque en continu, m'incite aussi à imaginer ce que pourrait être notre vie d'ici un ou deux ans. Quand les usines tourneront à plein régime, que toute la production sera organisée entre les deux sites. Je n'avance pas encore cet argument, je le garde pour moi-même, mais elle habitue, mine de rien, toute son équipe parisienne à ses absences et à une gestion à distance. Avec la direction de Libourne, c'est différent, car elle ne se rendait qu'une fois par mois sur place. C'était organisé ainsi. Avec le projet ardéchois, elle a aussi suspendu ses déplacements à l'étranger. Laurent en a assuré un, les responsables de chaque pays se sont chargés des autres. Layla sait déléguer et faire confiance, ce qui n'est pas donné à tout le monde.
Je sais qu'elle veille aussi : personne ne pourra lui reprocher d'accorder moins d'importance à tel ou tel site, à telle ou telle unité. Même sans être physiquement présente, elle demeure au courant de la situation, des évolutions, des projets, des difficultés. Normalement, à partir de l'année prochaine, elle devrait reprendre ses voyages à l'étranger, à raison d'un à deux dans l'année.
J'avoue que je profite totalement de sa présence au fil de ces journées. Ce ne sont plus les vacances, mais la retrouver chaque soir à la maison, passer la soirée avec elle, dormir avec elle chaque nuit... C'est mon petit bonheur au quotidien.
Aglaé s'est bien adaptée au rythme du collège. Certains jours, quand Layla termine tôt - ce qui est quand même très rare -, elle la ramène à Antraigues. Quant à Pauline, je la sens bien plus épanouie que je ne l'avais vue depuis des années. Le souci s'est effacé de son regard, un doux sourire éclaire son visage en continu. Avec Julien, ils avancent pas à pas. Et elle se plaît à l'usine, la formation se passe bien et elle a hâte de pouvoir vraiment commencer. L'équipe dans laquelle elle se trouve est variée : hommes et femmes, handicapés et valides, jeunes et plus âgés. Elle commence aussi à nouer quelques relations au village. Tout le monde sait qu'elle est la maman de la "demoiselle du volcan" et la petite amie du boucher. Ca aide.
Quant à moi, je poursuis mon travail avec toujours autant de plaisir. Je bénéficie rarement de "creux" dans mon carnet de rendez-vous, je profite en général de ces quelques moments pour mettre à jour des dossiers médicaux, classer des résultats d'examens ou d'analyses que j'avais demandés. Je suis satisfait aussi de pouvoir toujours organiser les visites à domicile. J'ai bien noté que pour certaines personnes, c'était vraiment très important. Et pour quelques patients, de toute façon, il n'y a pas d'autre solution : même en ayant un proche motorisé, ces personnes ne peuvent que difficilement se déplacer. Certaines devraient bénéficier d'une place en maison de retraite, mais les places manquent, justement. Et parfois, pour certains cas, il n'y a même pas de passage par ces établissements. Ma plus grande difficulté réside à faire intégrer les unités Alzheimer pour les personnes qui en ont vraiment besoin, qui se mettent en danger en restant chez elles. Le soutien de la famille a ses limites. Et il m'est arrivé de recevoir un fils ou une fille de patients atteints de cette maladie, en larmes, épuisés, ne sachant plus que faire pour leur père ou mère. Ces situations sont terribles et sont bien le reflet des difficultés rencontrées par notre système de santé : ce n'est pas seulement un pan qui souffre, ce sont toutes les branches.
Heureusement, ces cas sont rares, mais il faut rester vigilant. Les "aidants" ou les "soutenants" comme on les appelle ne doivent pas compenser la faiblesse de nos moyens. Ces gens aussi ont besoin d'aide, même sans être malades. Certes, la solidarité joue souvent, entre voisins, pour des courses, un petit coup de main pour du bricolage, du jardinage. Et c'est précieux. Mais cela ne suffit pas toujours. Alors, j'entre en jeu. Je me bats pour obtenir un mi-temps pour une dame dont la maman vit chez elle et attend désespérément une place en unité spécialisée. A une autre, je conseille fortement de faire appel à une aide ménagère. Julie prend aussi le relais pour certains soins. Bref, nous jouons pleinement notre rôle complémentaire.
Avec ce mois de septembre, notre équipe s'est aussi renforcée : Fabien Daurier, le jeune dentiste encouragé par Adèle, est désormais parmi nous. Il ne va commencer à exercer qu'en octobre, car il faut réaliser tout l'équipement du cabinet dentaire. Cela me rappelle quelques souvenirs. Il est sympathique, plutôt dynamique. De ce que m'en a dit Adèle, il a un bon feeling avec les enfants. Et c'est important.
**
Exceptionnellement pour ce début de semaine, je suis seul à la maison. Layla est repartie hier à Paris, pour le CE de rentrée. Un gros morceau. Elle va rester deux jours sur place et revient jeudi en Ardèche. Serge va l'accompagner : ils vont prendre le premier train jeudi matin, il assurera la conduite toute la journée, et remontera sur Paris vendredi.
Je profite de cette soirée pour téléphoner à Adèle et Bruno. Je n'avais pas pris de leurs nouvelles depuis la rentrée. A cette heure, Jules doit être au lit ou proche d'y aller. J'appelle donc sur le portable d'Adèle, sachant que c'est généralement Bruno qui s'occupe de coucher Jules, de lui lire son histoire.
- Oh, Alexis ! Salut ! Comment vas-tu ?
- Bien, Adèle. Et vous ? Je ne vous dérange pas ?
- Non, bien sûr ! Bruno est dans la salle de bain avec Jules. Opération brossage des dents !
- Et ce n'est pas toi qui t'en charges ?
- Ah ça non ! Je passe ma journée à expliquer à des gamins comment se brosser les dents, à la maison, je ne veux surtout pas en entendre parler ! Le cloisonnement, Alexis. Dois-je te rappeler son utilité ?
- Non ! ris-je. Je pratique beaucoup avec Layla.
- Comment va-t-elle ?
- Bien. Elle est sur Paris pour ce début de semaine.
- Ah... Elle rentre quand ? On n'aura pas l'occasion de la voir, j'imagine...
- Je pense que ce sera très serré pour elle. Elle est là-bas juste pour le CE. Elle reste deux jours et revient dès jeudi dans la journée. Elle veut être à Ucel jeudi après-midi et avoir encore tout son vendredi sur place.
- Elle n'est pas en surmenage, au moins ?
J'entends bien l'inquiétude dans la voix d'Adèle.
- Non, je veille. Et pas que moi. Laurent, son adjoint, est très vigilant lui aussi. Mais Layla est très organisée et bien entourée, ça aide. Et puis, elle fait confiance et sait déléguer. Ca aide aussi...
- J'imagine bien. Ca avance alors, pour les usines ?
- Oui. Plutôt bien. Les deux pourraient tourner, sauf que les formations ne sont pas achevées et qu'il y a aussi toute une nouvelle organisation à mettre en place. Tant pour le personnel que pour l'acheminement des matières premières et ensuite, l'expédition des produits. C'est pour cela que Layla tient à être ici le plus possible.
- Elle va rester un peu après l'inauguration aussi ?
- Oui. Et normalement, elle sera beaucoup en Ardèche jusqu'à la fin de l'année, après...
- Chaque chose en son temps, doit-elle se dire.
- Oui. Et vous, comment ça...
- Ah, deux secondes... Oui, Bruno ! C'est Alexis ! Jules, tu veux lui dire bonjour ?
Quelques instants plus tard, j'entends la petite voix de Jules dans le téléphone :
- Allo, Alexis ?
- Bonsoir, Jules ! Tu vas bien ?
- Oui ! Et toi ?
- Très bien. Ca va à l'école ?
- Oui.
- Tu as retrouvé tes copains ?
- Oui.
- C'est bien.
- Te passe papa. Bonne nuit !
- Bonne nuit, mon grand ! A bientôt !
- Bisous !
Et l'instant d'après, c'est Bruno qui prend le relais.
- Salut, vieux ! Comment ça va ?
- Bien, j'appelais pour prendre de vos nouvelles. La rentrée s'est bien passée ?
- Comme sur des roulettes. Même si c'est un mot que j'évite d'utiliser en présence d'Adèle. Tu sais, la roulette...
- Ouais, cloisonnement : vie professionnelle / vie privée...
- Exactement ! J'ai l'impression qu'elle t'en a parlé...
- Oui, ris-je. Donc, tout va bien de votre côté ?
- Oui, vraiment. Ca s'est bien passé pour Jules. Il retrouve ses copains, l'instit' est sympa...
- Homme, femme ?
- Homme finalement. Il y a deux classes de grande section, et il est tombé avec un enseignant. Ca se passe bien. Il n'avait eu que des maîtresses pour le moment, donc c'est bien que ça change un peu.
- Tout à fait.
- Et toi ?
- Ca va bien, aussi. La reprise s'est bien passée, je retrouve le rythme normal. Les deux premières semaines ont été plus chargées. Tu sais ce que c'est, les certificats scolaires, les renouvellements d'ordonnances après les vacances...
- Tes patients sont toujours contents de toi ?
- A priori oui. Layla te dirait que j'ai mon fan-club de petites mamies...
Bruno éclate de rire.
- Ca ne m'étonne pas. Imagine ! Elles ont troqué un vieux médecin ratatiné contre un jeune fringant ! Elles n'ont pas perdu au change...
- Pourtant, j'entends encore souvent parler du Docteur Lambert, tu sais. Mais en bien. Enfin, je veux dire, les gens ne comparent pas entre nous deux, c'est plus une allusion, une précision de temps à autre. Genre : "le Docteur Lambert m'avait dit de faire ainsi ou de prendre ça...". Alors j'explique pourquoi j'apporte une modification. On pas d'ailleurs. Ca dépend des cas.
- Et tes champions ?
- Ils vont bien. Je les vois de temps à autre. En général, quand Layla n'est pas là au week-end, je vais jouer avec eux l'après-midi. Ca me fait une bonne marche pour descendre au village et remonter à la maison. Ou alors je m'arrête au village après une randonnée, pour faire quelques parties.
- Et la maison ?
- Le chantier a démarré, ça avance bien.
- Tu nous enverras des photos...
- Promis.
- D'ailleurs, Adèle faisait remarquer l'autre jour que ça faisait un moment que tu ne nous en avais pas envoyé de la vue sur Antraigues.
- Ok, je me rattraperai. Là, il est un peu tard, mais demain matin...
- Layla est avec toi, là ?
- Non, je disais à Adèle qu'elle est remontée à Paris pour deux jours. Réunion de CE et autres...
- Du sérieux, quoi.
- Et oui... Mais elle revient jeudi pour une longue période, pour préparer l'inauguration et suivre le démarrage de l'activité.
- Cool. Ah, deux secondes, Alexis. Tu dis quoi, chérie ?
J'entends un vague échange, puis Bruno reprend :
- Adèle te demande de nous préciser la date de l'inauguration quand tu la connaîtras. Elle dit qu'il y aura sûrement un reportage à la télé et en tout cas, qu'elle guettera ça dans la presse en ligne.
- Promis. Je pense qu'au moins la presse locale sera présente, et puis l'équipe qui suit Layla pour le documentaire. Ils veulent finir avec la relance des usines.
- Bien ! Et le documentaire devrait être diffusé quand ?
- Début d'année prochaine, janvier ou février, ils n'ont pas encore de date précise. Mais je vous dirai.
- D'accord. Bon, Jules me rappelle... Il veut son bisou. Je te laisse, vieux ! Bonne continuation !
- Pour vous aussi. Embrasse encore Jules et Adèle pour moi et à bientôt. Bon courage à vous !
Et nous raccrochons. Je demeure un peu pensif, puis sors sur la terrasse. J'aime bien y faire un dernier petit tour le soir, même si la nuit est proche de tomber. Antraigues est déjà plongée dans la pénombre, il n'y a qu'un trait de lumière à s'accrocher encore au flanc du volcan. Les oiseaux se sont tus, les insectes aussi. Les petits bruits de la nuit vont prendre le relais. Déjà, je vois voler quelques chauves-souris.
Je pense à mes amis, à leur vie bien remplie, bien rythmée. Avec un enfant, forcément, c'est plus sportif. Ce sera notre cas aussi, si nous pouvons nous lancer dans l'aventure, Layla et moi. Et j'imagine déjà une petite frimousse blonde aux yeux mauves, riant aux éclats, le visage barbouillé de myrtilles ou de framboises. Fille ou garçon, qu'importe. Je n'ai pas de préférence.
Mon regard s'attarde encore sur la montagne. Une étoile s'allume à la gauche du volcan, la lune émerge au-dessus du plateau de Craux. Le chant du ruisseau monte jusqu'à moi, rejoint par le premier chant du hibou - ou de la chouette. Je ne sais toujours pas qui de l'un ou de l'autre chante le premier.
Oui, vraiment, ce pays est un pays où il fait bon vivre.
Et où il fera bon d'élever un enfant.
Layla
En cette belle journée de fin septembre, je rentre tranquillement à la maison. Avant de quitter l'usine, j'ai reçu un appel de Serge : il est bien arrivé à Arcachon. Il a fait le déplacement pour conduire mes parents aux Auches en fin de semaine, afin qu'ils soient présents pour l'inauguration le 1er octobre. C'est dans moins d'une semaine, déjà.
Déjà ou enfin. Selon. Et cette différence me fait sourire.
J'enchaîne tranquillement les virages de la vallée, souris en voyant le clocher d'Antraigues pointer au-dessus des arbres. Mes journées sont denses, bien remplies, mais tout avance. Lisa m'a rejointe depuis la veille pour m'aider dans la dernière ligne droite. Tout est en train de se caler : les élus locaux présents, le préfet, la députée... Le traiteur est réservé. L'équipe de la direction de Paris sera là également. Lisa et Anaïs, la secrétaire de Labégude, ont fait des miracles pour réussir à loger tout le monde. Avec les séjours des curistes, il est parfois difficile de trouver des chambres d'hôtel de libres sur Vals. Maïwenn est présente avec moi tous les jours et navigue entre Labégude et Ucel. Elle aussi pourrait remonter les virages de la vallée de la Volane les yeux fermés...
Comme chaque soir, je profite. Des belles lumières sur la montagne, des jeux de couleurs entre le vert foncé de la végétation en cette fin d'été qui s'attarde, les tons sombres des roches volcaniques, les toits rosés des maisons. Et ce bleu, infini, du ciel.
En arrivant en bas d'Antraigues, mon réflexe est toujours de jeter un coup d'œil quand je passe devant le cabinet médical : sans surprise, la voiture d'Alexis est encore stationnée sur le parking. Ce soir, je serai la première aux Auches.
Même en ayant des journées bien remplies et en m'attendant à finir plus tard encore les prochains jours, je suis presque toujours la première à la maison. En fin de journée, c'est très rare qu'Alexis n'ait pas de rendez-vous : c'est souvent le moment le plus facile pour les gens qui travaillent de venir consulter, d'amener un enfant malade...
Nous avons fait le marché à Vals dimanche et il reste encore des provisions pour au moins deux jours. Alexis doit récupérer une commande à l'épicerie. Et je sais que demain, quand ils arriveront, il y aura quelques provisions de Lanarce dans la voiture : Serge aura veillé à s'arrêter là-haut et maman n'aura pas été en reste pour faire quelques courses, quoi qu'elle en dise.
Je suis très heureuse que mon père soit en capacité de faire le déplacement et qu'il puisse assister à l'inauguration des usines. C'est très important à mes yeux et je sais qu'il y tient également. La responsable de communication est aussi informée qu'il faudra veiller à ce qu'il ne soit pas sollicité par les journalistes. Ca a été une de mes premières consignes lorsque j'ai eu la confirmation de leur venue.
Alors oui, j'ai hâte. Hâte que l'inauguration se déroule, hâte que les usines recommencent à tourner. C'est tout un aboutissement, le travail de nombreuses personnes. Et surtout, du travail pour beaucoup plus encore !
**
Une fois à la maison, je prends une rapide douche et me change. Il fait encore bon et je peux toujours porter des tenues estivales. Une robe légère et un petit pull pour la soirée si besoin. Je suis presque prête à sortir un des châles de Tantine, même si je préfère m'y enrouler à l'automne, lors d'une soirée humide, ou en hiver.
Puis je prépare un repas : nous récoltons encore des tomates du jardin, les pieds ont bien donné. Et une salade, un peu de fromage. Cela ira. Le soir, Alexis apprécie comme moi de manger plus léger et surtout des légumes et des fruits. A midi, il prend un repas plus consistant. Il est loin désormais le temps où son appétit était réduit... Encore un signe, encore un autre petit signe, qu'il va bien, qu'il est totalement remis de son burn-out.
Après ces préparatifs et avoir dressé la table, je fais un tour à l'étage. Les travaux avancent, même s'ils vont marquer une pause la semaine prochaine : avec la venue de mes parents et l'inauguration, j'avais convenu avec les artisans et le maître d'œuvre de suspendre le chantier durant quelques jours. Cela leur convenait aussi. Il devrait rester ensuite entre dix et douze jours de travaux, essentiellement pour le peintre et le carreleur, à moins que l'électricien ne puisse boucler sa partie cette semaine. Nous en parlerons vendredi lors de la réunion de chantier.
Toujours est-il que je peux mesurer l'avancée du jour : toutes les cloisons sont montées, l'isolation a été revue également, surtout le long des murs. Sous le toit, elle était bien en place. Et nous avons pu constater qu'effectivement, la laine de bois remplissait bien son rôle. Le plombier a achevé sa partie dans la salle de bain : douche, lavabo et toilettes sont en place. C'est quasiment la pièce la plus avancée : l'électricité y est terminée. Dans les deux chambres, il reste des cloisons à finir, notamment sous la pente du toit. Dans l'une, des fils et des prises pendent aux murs. Dans l'autre, l'électricien n'a pas commencé ou à peine : il doit aussi travailler en lien avec le plaquiste.
Satisfaite, je regagne la terrasse, une citronnade à la main. Et un livre.
Pour attendre Alexis.
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