C'était la photo parfaite
Le retardateur avait fonctionné. C'était la photo parfaite. Quatre générations de Tanaka s'y côtoyaient.
Devant, au centre, assis, aussi droits que les stigmates d'une vie entière de pêche et de travail au port le leur permettaient, Toshiro et Fumi, cheveux plus sel que poivre, visages burinés, dignes. Au poids des ans s'ajoutait celui des privations consenties pour offrir à Akinori, leur fils unique, des études supérieures, et une vie plus facile.
Debout derrière eux, protecteurs, Akinori et sa femme Sakura. Diplôme d'ingénieur nucléaire en poche, Akinori s'était établi dans son village natal et avait recueilli ses parents, leur offrant en retour un confort inégalé jusque‑là. Il était à la retraite depuis Noël. Sakura, institutrice, le serait à la fin juin, et ils feraient alors un long tour du monde.
Ils étaient encadrés de leurs deux fils.
A droite, Natsuo, l'aîné. Le chirurgien venait d'être recruté par l'hôpital international Saint‑Luc de Tokyo. A ses côtés Miyu, sa femme, journaliste, tenait dans ses bras leur fille, Kimiko, arborant un serre-tête rose orné d'oreilles de chat pailletées. L'enfant, à leur grande fierté, était en passe d'être admise dans l'une des meilleures écoles primaires de la capitale.
A gauche, Takashi, le plus jeune, et son épouse, Lucie, affectueusement surnommée Kitsune[1], à cause de ses cheveux roux et de ses yeux verts. Elle était traductrice, et ils s'étaient rencontrés chez un libraire nippon de la rue Sainte‑Anne, à Paris, où il avait obtenu son agrégation de Lettres Françaises.
Réunir le clan au complet tenait du miracle. Par l'une de ces coïncidences que seul le destin sait arranger, Natsuo s'était octroyé un jour de congé entre ses deux postes, en même temps que les élèves de Takashi étaient en examen. Cela ne se reproduirait sans doute pas de si tôt. Aussi, en ce vendredi, Miyu et Lucie, qui travaillaient en free‑lance, s'étaient rendues disponibles, et Kimiko avait été exceptionnellement dispensée d'école. Malgré le temps maussade et les températures négatives en cette fin d'hiver, ils avaient pris tous ensemble la route pour Higashimatsushima.
Avant le déjeuner Takashi avait imprimé pour sa grand-mère, en couleur et en grand format, la photo qu'il venait de prendre. Fumi avait inscrit leurs noms au dos, selon un schéma reflétant la position de chacun. "Pour les générations futures". Puis, pour la préserver de l'air chargé d'embruns marins, elle avait soigneusement scellé avec de l'adhésif la pochette en plastique incolore où elle l'avait placée.
Pikachu, le chien, très agité ce jour-là, avait été relégué à la cuisine, et Kimiko avait pleuré. Mais passé cet épisode, le repas avait été joyeux.
La pochette a résisté, en effet. On l'a retrouvée quelques jours plus tard, à une dizaine de kilomètres de là. Aujourd'hui, la photo est toujours intacte, et on y lit encore nettement la date de la prise, en bas à droite, en lettres rouges numériques : 11MAR2011.
Elle sera exposée au mémorial de Fukushima.
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