Joules
— Énergie insuffisante.
La voix résonna dans sa tête lorsque Miguel entra dans l'ascenseur. Miguel Sanchez, 80 kg, habitant du secteur 7. Il avait l’habitude de se rendre à l'atelier d'empilage trois niveaux plus haut. La machine s’apprêtait à le faire monter comme tous les matins. Élever un homme de 80 kg sur trois étages nécessitait environ 6 500 joules. Malheureusement, Miguel avait épuisé son crédit énergétique la veille.
— La barbe… Oh et puis zut, je vais retourner chez moi, je n'avais pas trop envie d'y aller de toute façon.
— Désirez-vous le chemin le plus court ou le plus efficace ?
— Le plus efficace, pour pouvoir prendre l'ascenseur demain. Je n'aurai pas plus de motivation qu'aujourd'hui.
La cabine descendit alors d'un étage. Ce qui crédita Miguel de 950 Joules. Les ascenseurs étaient équipés de récupérateurs d'énergie permettant aux passagers d'être crédités lors d'une descente. Miguel sortit et emprunta le couloir qui le ramènerait chez lui.
— Il vaudrait mieux prendre le convoyeur, son rendement est meilleur que le vôtre, résonna la voix.
— Oui, mais j'ai quand même besoin de me dégourdir les jambes. Déjà que je ne vais pas faire grand-chose de la journée.
Il arriva à la chambre qu'il occupait actuellement. Une petite pièce de vingt mètres carrés située non loin de son lieu d'activité, comportant l'équipement standard : un lit spartiate, des murs blancs, un coin toilette et un distributeur de nutriments. Une génératrice à pédales permettant de recharger son crédit en cas de besoin prenait la poussière face au lit.
Il s'allongea et attendit. Il aurait simplement pu pédaler quelques minutes et rejoindre son poste, mais il n'en avait pas envie.
Miguel consommait au repos environ 1 600 kJ par jour, un peu au-dessus de la moyenne. La consommation de chaque habitant était estimée à partir de sa morphologie, sa masse, ses maladies ou ses handicaps éventuels. Chaque jour, les habitants étaient crédités d'un montant équivalent à leur consommation moyenne, ce qui permettait de répondre aux besoins vitaux quel que soit le niveau d'activité, ou plutôt d'inactivité, de la personne. Les handicapés, vieillards, inaptes à la production, ou simplement les rêveurs comme lui pouvaient ainsi au moins vivre sans souffrir de la faim.
— Préviens-moi quand j'aurai reçu mes joules, demanda-t-il amèrement dans le vide.
Miguel s'allongea et se perdit dans ses pensées. Le fait même de penser augmentait sa consommation énergétique, mais il s'agissait de la chose la moins énergivore qu'il pouvait faire en attendant d'être crédité.
Il était empileur à la station de revalorisation du secteur 7 depuis quelques mois. Cette occupation consistait à charger des lingots de verre sur un tapis roulant. La forme était libre, du moment qu'ils y étaient déposés. Certains les plaçaient en vrac, d'autres en parallélépipède compact. Lui se voulait plus créatif. Il aimait créer des assemblages singuliers. Il n'y avait pas de quota à respecter, le crédit augmentait en fonction du nombre de lingots déposés sur le convoyeur. C'était ce qu'il aimait. Là où certains couraient après le score en jetant négligemment les briques sur le tapis à tour de bras, lui prenait le temps de concevoir et de bâtir d'étranges structures de verre.
Se perdant dans ses rêves, il s'imagina à son convoyeur, langue d'acier de plus de deux mètres de large avançant indéfiniment vers le prochain poste de revalorisation. Il se dressait là, créant une base, définissant les fondations de son nouvel ouvrage. Une tour circulaire. Il était las des formes anguleuses, il voulait essayer quelque chose de plus fluide. Une tour s'élevant et tournoyant sur elle-même comme une spirale de cristal. Il posait les briques, formant une base solide et stable. Neuf de large, vingt de circonférence, puis une brique en moins tous les trois étages. Chaque étage légèrement décalé du précédent, formait une hélice qui montait tel un bras étincelant surplombant la salle d'empilage.
— Vous venez d'être crédité.
La voix sortit Miguel de ses rêves. Il s'éveilla alors dans une immense cathédrale de glace aux colonnes cristallines. La température était agréable, la lumière se déversait par les vitraux, créant des reflets irisés sur le sol de la nef. La génératrice à pédales était toujours là ainsi que le distributeur qui aurait pu passer pour un bénitier si sa forme n'avait pas autant tranché avec la majesté de ces lieux.
— Alan ! Arrête de faire ça ! demanda-t-il agacé. Je t'ai déjà dit de ne pas changer la décoration sans me prévenir !
— Votre activité cérébrale indique que vous manquez de stimulation. Un endroit apaisé et dépaysant…
— Et arrête de scanner mon activité cérébrale ! Je n'ai pas besoin qu'on me dise ce qui se passe dans ma propre tête. Surtout pas venant de… de… Je ne sais même pas vraiment ce que tu es en plus ! Allez, remets-moi ça comme avant.
La cathédrale de glace disparut alors pour laisser place à l'austère chambre blanche.
— Bien. Et combien ta fantaisie a-t-elle consommé ? demanda Miguel.
— La gestion climatique n'a pas été utilisée. Seul l'affichage mural d'ambiance a été activé et la scène était statique et pré-calculée.
— Oui, oui, passe-moi les détails. Combien ?
— 3,2 Joules
— Bon, ça va. Où en est la production de la cité ?
— La production est en léger excédent depuis 2 jours et continuera probablement jusqu'à la fin de la semaine. Les accumulateurs sont chargés à 95%.
En léger excédent, signe d'un soleil un peu plus actif que d'habitude ou d'une population moins dynamique pour une raison ou une autre. Les batteries étaient presque pleines, de quoi faire face à l'imprévu. Miguel pensa à la grande panne de 2399, il y a plus d'un siècle. Une éruption solaire avait frappé la terre de plein fouet, grillant près d'un quart des cellules photovoltaïques. Les immenses réservoirs hydroélectriques de secours n'avaient pas suffi à prendre le relais. La cité avait dû vivre au ralenti pendant près de trois ans, le temps que les machines réparent tout ça, mais elle avait survécu. Les murs de cette métropole étaient rassurants. Même les caprices d'une étoile ne pouvaient en venir à bout. Mais d'un autre côté, Miguel se sentait insignifiant au sein de ce monstre.
— Et du côté du secteur 7 ?
— Production équilibrée. Pas d’événement notoire prévu pour la semaine. La revalorisation du verre a été affectée au niveau trois afin d'optimiser la réparation de la verrière de l'esplanade.
— Il lui est arrivé quoi à cette verrière ?
— Maintenance annuelle.
— Ah oui, c'est vrai. Niveau trois donc ? Tant mieux, ça me fera moins loin à aller.
Miguel sortit de sa chambre et commença son trajet vers le nouvel emplacement de la verrerie. Les ateliers pouvaient traiter diverses sortes de ressources, voire se déplacer dans les entrailles de la ville là où on avait besoin d'eux pour minimiser les transferts de matière première. Debout sur son tapis, Miguel imagina un hangar emprunter le même chemin que lui quelques mètres sous ses pieds. Il eut la vision d'usines en file indienne se rendant à leur futur emplacement comme les habitants se rendant à leurs ateliers. Cette pensée le fit sourire.
— A quoi servaient les lingots à l'ancien atelier déjà ?
— Les lingots étaient envoyés vers une fabrique d'isolateurs électriques.
Ça ou autre chose…. Il serait cette fois entre le four primaire et la vitrerie. Le premier coulait le verre pilé en lingots, le second prenait les lingots et les fondait en plaques. Ce système de double cuisson pouvait sembler peu efficace, mais d'un point de vue global cela permettait de connecter divers modules standards entre eux et d'adapter très rapidement la production aux besoins du moment. On pouvait, en quelques minutes, détourner les lingots de verre vers une fabrique de vitres plutôt qu'une fabrique d'isolateurs électriques, quoi que cet objet puisse être… En cas de réaffectation ou de déménagement d'un module, la cité informait la population locale du changement. Libre à tout un chacun de continuer au même endroit ou de changer d'activité. Si un atelier n'intéressait pas assez de personnes, le système le passait en mode automatique.
Sentant le vent dans ses cheveux, il se laissa porter à travers le dédale de couloirs. Alan ajustait les aiguillages devant lui. Miguel n'était qu'un visage anonyme comme des milliers noyés dans cette fourmilière géante. Chacun vaquait à ses occupations, allait d'un point à un autre en utilisant toujours le trajet le plus efficace, le plus économe en énergie. Les moyens de déplacement étaient parfaitement dimensionnés. Le tapis anthracite faisait soixante-quinze centimètres de large. Une personne toutes les soixante-quinze centimètres. Moins d'espace et on se sentait compressé. Plus d'espace et le gain de confort ne justifiait pas la perte d'efficacité. Quelques joules pour cent mètres en tapis, 6500 pour trois étages en ascenseur. Les lois de la Physique sont impénétrables, se dit-il.
Miguel emprunta un tunnel vitré qui formait une longue courbe au-dessus de l'esplanade et il put apercevoir les travaux de rénovation de la verrière, effectués essentiellement par des machines. On voyait le flux des habitants, allant d'un accès à l'autre, utilisant toujours le trajet le plus direct. Quelques-uns flânaient malgré tout sur la place de marbre blanc. Des personnes âgées prenaient du repos après une vie entière à produire. Des enfants n'avaient pas encore conscience du gâchis qu'ils faisaient à courir ainsi pour rien.
Le « Cyclisme » faisait son œuvre. Découlant des mouvements écologistes d’un passé lointain, cet idéologie suscitait l’équilibre des choses. Chacun devait produire autant d’énergie qu’il consommait. La population de la cité était stable depuis plusieurs générations. Quinze milliards d'habitants, avec des variations n'excédant pas un pour cent. La cité s'était-elle adaptée au nombre d'habitants ou était-ce l'inverse ? Difficile à dire.
Un arbre majestueux, sculpté dans la pierre se dressait au centre de la place. Il faisait dans les cinquante mètres de haut. Chaque détail de son écorce et de ses branches était d'une finesse incroyable. Seule l'absence de feuilles ternissait un peu sa majesté. L'arbre surmontait un piédestal de granite sur lequel s'accrochait une double flèche dont la fin de l'une se terminait sur le début de l'autre. Une extrémité brillait d'un gris acier et se dégradait progressivement vers un marron usé et fatigué. Puis l'acier rouillé par le temps redonnait naissance à la flèche suivante, brillante comme l'argent, symbolisant ainsi le cycle infini des transformations de la matière. En dessous on pouvait lire la devise de la cité-monde de Thélème : « Un cycle fermé assure la stabilité ».
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