La barrière
Arrivé à une centaines de mètres du bord, les couloirs devinrent totalement déserts. La solitude prit Miguel dans ses bras et fit monter en lui une appréhension nouvelle qu’il n’avait jamais ressentie jusqu’à présent. Une part de lui voulait s'enfuir, faire demi-tour et retrouver ses congénères, mais une autre voulait continuer. S'il renonçait maintenant, il irait reprendre sa vie banale, retourner dans son quartier et y mourir, alimentant les fermes locales et relançant ainsi un nouveau cycle. Il ne voulait pas de ça, plus maintenant. L'humanité n'avait pas construit une telle structure pour y vivre enfermée, en revivant, jour après jour, la même vie.
Aussi continua-t-il. Il suivit du regard le chemin virtuel tracé devant lui, comme il le faisait depuis deux semaines. Au bout de ce dernier se dessinait un petit drapeau vert indiquant la fin du parcours. Un couloir large le menait à un passage de la taille d'un homme où l'on pouvait voir en travers la fameuse barrière rouge, frontière immatérielle entre deux mondes. Miguel s'approcha. Le passage formait une sorte de sas long d'un mètre, un rideau rouge translucide se dressait au milieu. Des rails verticaux situés à l'entrée et à la sortie du sas permettait à une porte coulissante de se fermer. Miguel fut parcouru d'un frisson en s'imaginant guillotiné par une lame de métal au moment de franchir ce passage. Contrairement aux portes classiques qui sont parfaitement camouflées dans les murs de la cité, celle-ci étaient très visibles. Aucun effort esthétique n'avait été fait pour habiller ce système, il avait une fonction purement utilitaire. Des joints en caoutchouc montaient le long des rails. Ces portes pouvaient donc être fermées hermétiquement, elles ne barraient pas seulement le passage aux habitants du secteur mais aussi potentiellement à son atmosphère.
Miguel resta un moment à contempler le sas. « Il est moche » se dit-il. Cette pensée le fit sourire, évacuant quelque peu sa nervosité. Toute la cité était immaculée, les murs blancs, la lumière tamisée, jamais aucun élément technique ne venait trahir le fonctionnement interne de quelque système que ce soit, mais ce sas ne semblait pas appartenir à ce monde. L'intérieur était gris, le métal rouillé par endroit, on pouvait voir des tubes et des gaines électriques parcourir les murs. Le sol n'était qu'une vulgaire grille métallique sous laquelle on pouvait discerner un enchevêtrement de lignes et conduits divers qui sortaient des entrailles de la métropole pour y retourner aussitôt comme effrayés par ce qu'ils avaient vu. La barrière attendait toujours, rouge, immobile, grésillant très légèrement. La traverser ferait changer Miguel de monde. Même si cela ne représentait qu'un pas et que l'autre côté semblait très semblable à ce côté-ci, de ce qu’il en voyait, il s'agissait d'un autre secteur. Il y aurait transfert d'une zone à une autre, un cycle serait brisé. Son éducation et la pression sociale rendaient ceci honteux, presque tabou. Il fit un pas et rentra dans le sas, son visage à quelques centimètres à peine du rideau rouge virtuel qui séparait le passage en deux. Que se passerait-il lorsqu'il le franchirait ? Il avait fait tout ce chemin, était venu jusqu'ici à cause des histoires d'une vieille folle. Rien ne prouvait qu’Aliénor venait vraiment d'ailleurs. Elle était peut-être juste bonne conteuse d'histoire. De toute évidence, les bâtisseurs de Thélème n’avaient pas conçu ce passage comme une voie d’accès principale. La cité ne voulait pas que sa population change de secteur. Il s'agissait juste d'un tunnel de service, dont l’utilisation n’était réservé qu’en certaines circonstances. D'un autre côté, il était ouvert et aucune indication se semblait interdire sa traversée.
Un détail attira l’attention de Miguel. Le drapeau vert indiquant la fin du parcours était toujours affiché devant la barrière, alors qu'en regardant au sol, le pied du piquet était situé légèrement derrière celle-ci. Les bugs d'affichage arrivaient parfois, mais ici l'artefact était trop constant, trop propre. Il changea d'angle de vue, s'accroupit, s'éloigna, se rapprocha. Toujours le même effet. Les mouvements du drapeau ne correspondaient pas avec ceux de la barrière. Pris d'un doute, il décida de retirer son implant, comme il l'avait fait chez Aliénor. Il ferma l'œil droit et ôta sa lentille gauche. Il essuya ses larmes, mit quelques secondes à faire la mise au point et vit clairement la barrière. Il ne s'agissait pas d'une image virtuelle, elle était réelle. Il lui fallut quelques instants pour assimiler cette information. Il remit sa lentille puis réfléchit. Un laser ? Une sorte de champ de force ? Pourquoi mettre une barrière au milieu d'un sas qui ferme ? Cela n'avait pas de sens. Si quelqu'un, ou quelque chose, avait voulu condamner ce passage, il aurait simplement fermé les portes. Pour vérifier sa théorie, Miguel retira sa chaussure, la jeta devant lui, et la vit traverser le rideau de lumière pour aller atterrir de l'autre côté. Rien ne se passa.
— Bon. Soit je fais demi-tour et je rentre avec une chaussure en moins, soit je vais la chercher.
Il repensa à une phrase qu'avait prononcé Aliénor : « Si vous arrivez à franchir la première, les autres ne vous poseront plus de problème ». Il prit une grande inspiration, fit un pas et franchit la barrière. Il regretta aussitôt sa décision. Les portes se refermèrent dans un fracas terrifiant et un jet de vapeur froide s'échappa de buses situées au plafond. Elle doit détecter les personnes et prendre au piège les pauvres fous qui osent s'aventurer dans un autre secteur, comprit-il trop tard. Seules les machines et les chaussures peuvent naviguer librement d'une zone à l'autre. Pris au piège, il paniqua, se jeta contre la porte, tambourina, hurla, mais il savait que cela ne servirait à rien. Les alentours étaient désert et ces portes blindées devaient faire trois centimètres d'épaisseur. Pendant ce temps, le gaz continuait de s'échapper avec un sifflement morbide. Ainsi, la cité s'assurait que les corps ne quittent pas le secteur qui les a vus naître. Il allait mourir ici, dans ce placard froid et métallique, sa dépouille irait alimenter une des fermes du coin, son corps ne sera probablement pas ramené dans son quartier natal. Il ne pourrait même pas avoir l'honneur d'être recyclé auprès de ses semblables. Malgré tout, Miguel continua de frapper et gratter la porte, utilisant son dernier souffle du mieux qu'il pouvait pour tenter de sortir d'ici. Puis, aussi soudainement que tout avait commencé, les buses cessèrent de cracher leur gaz, une lumière verte s'alluma et les portes du sas s'ouvrirent.
— Décontamination terminée.
Une voix criarde et métallique s'échappa d'un haut-parleur quelque part dans la pièce.
— Qu'est-ce que…
Encore sous le choc, Miguel rampa précipitamment dehors et se retrouva dans le couloir blanc. Son cœur battait à tout rompre, il était à bout de souffle. Il prit une grande inspiration et tenta de retrouver ses esprits.
— Vos signes vitaux indiquent une détresse immédiate. Un drone de secours est en route. Veuillez rester immobile et vous détendre, déclara la voix habituelle d'Alan.
— Me détendre ? C'était quoi ça ?!
— Il s'agissait d'une douche de décontamination.
— Décontaminer qui ? Moi ? Demanda Miguel en état de choc.
— Il y a très peu d'échange entre les secteurs. Chaque secteur a développé au fil du temps sa propre faune microbienne. Pour éviter une éventuelle contamination, tout transfert de matière organique d'un secteur à l'autre doit subir un processus de stérilisation.
— Et tu ne pouvais pas me le dire avant ? J'ai cru que j'allais mourir là-dedans !
— Les sas de décontamination sont des systèmes autonomes totalement isolés. Dès que vous avez franchi la porte, vous avez été déconnecté du système. Lorsque vous avez franchi le détecteur, le sas s'est activé automatiquement et a démarré la procédure de décontamination.
Il vit une sphère volante blanche affublé d'une croix rouge clignotante arriver du fond du couloir. Celle-ci atterrit en douceur et s'approcha de Miguel. La croix disparut et un sourire rassurant se dessina sur la sphère lui donnant une expression de sympathique bienveillance.
— Bonjour Miguel, que vous est-il arrivé ? Vous semblez pâle et stressé, lui demanda le drone médical.
— Non, rien, juste une belle frayeur. Je me sens un peu stupide. Ils pourraient mettre un panneau « Douche de décontamination, ne pas paniquer », ou quelque chose comme ça dans ce truc.
Miguel attendit que la machine finisse de l’ausculter. Elle ne dut rien détecter d'inquiétant, à part un stress évident, un rythme cardiaque élevé et quelques contusions aux mains. Le médecin artificiel se contenta de garder une expression rassurante.
— Je ne vois rien d'inquiétant. Vous avez vécu un choc émotionnel important mais à part ça vous n'avez subi aucun dommage. Des accompagnateurs sont en route, ils vont vous amener jusqu'à une chambre. Vous ne devriez pas vous éloigner autant des axes principaux, il va leur falloir plusieurs minutes pour arriver jusqu'ici. Je vais rester avec vous en attendant.
Miguel retrouva peu à peu son calme et en profita pour prendre du recul sur sa situation. La panique l’avait désorienté et il ignorait de quel coté il était sorti du sas. Il se trouvait dans le même couloir blanc qu'auparavant, il pouvait voir la porte du sas ouverte, quelques volutes de fumée finissaient de se disperser en rampant sur le sol, la barrière rouge était toujours présente rendue d'autant plus visible par les résidus de vapeurs. C'est alors qu'il aperçut en haut de la porte opposée, un haut parleur. Il ne se souvenait pas l'avoir vu avant d'entrer.
— Où suis-je ? demanda-t-il à Alan.
— Vous êtes à la jonction est du secteur douze, répondit la voix habituelle de son compagnon.
Secteur douze. Ces deux mots résonnèrent dans sa tête, comme un accroc de langage, une faute de grammaire si grossière que votre cerveau bute dessus plusieurs secondes avant d'en comprendre le sens. Il était tant accoutumé aux termes « secteur sept » qu'ils ne formaient plus qu'une seule entité indivisible pour lui.
— Secteur douze… secteur… secteur douze ? Secteur douze ! Je suis passé ! cria-t-il en se levant d'un bond.
— Vous devriez rester assis en attendant les accompagnateurs, lui conseilla le drone médical.
— Tais-toi bouboule ! J'ai passé la barrière, j'ai changé de secteur !
— Il est fortement déconseillé de quitter son secteur d'origine. Une telle épreuve peut générer des traumatismes psychologiques importants, votre agitation est le signe que vous avez du mal à assimiler posément votre situation. Si vous le désirez, je peux vous administrer un anxiolytique léger pour vous aider à vous détendre, lui proposa le médecin synthétique.
— Me détendre ? Je n'ai jamais été aussi détendu de toute ma vie, lui répondit Miguel.
Deux hommes arrivèrent en courant du bout du couloir. Grands et plutôt costauds, ils portaient des grosses chaussures en cuir, un pantalon et une veste en toile épaisse grise aux reflets argentés bardée de chevrons brillants jaune fluo. L'un d'eux portait un gros sac à dos chargé de matériel de secours divers. Leur conversation résonnait à travers le corridor vide.
— Qui est-ce qui est encore allé se perdre dans ce coin ? dit l’un. C'est tellement désert qu'il y a même pas de tapis, obligé de traîner tout ce barda sur le dos et de piquer un sprint. J'espère que le gars pourra marcher au moins, je n'ai pas envie de le porter pour le retour.
— D'après le drone, c'est juste un accompagnement de sécurité. La victime est un peu choquée, mais elle va bien, répondit son collègue. Tiens, ça doit être lui qui sautille là-bas près du…
— Ah, je vois ce que tu veux dire, je n'aime pas ce coin non plus. Bon, on le ramène dans le couloir principal et on voit après. Je n'ai pas envie de rester ici trop longtemps.
Les deux hommes arrivèrent au niveau de Miguel.
— Bonjour Monsieur, qu'est-ce qu'il vous est arrivé ? Nous sommes les accompagnateurs que le drone a appelé. On va s'occuper de vous, ne vous en faites pas.
— Je suis passé ! Je suis passé ! continua à répéter Miguel, euphorique.
— Oui, oui, vous êtes passé. Venez, ce n'est pas bon de rester près du miroir, on vous ramène en lieu sûr. Vous pouvez marcher ?
Miguel se retourna un peu surpris.
— Pardon ? Quel miroir ?
— C'est à vous la godasse là ? demanda l'autre accompagnateur en lui tendant la chaussure.
Miguel la prit et l'enfila à son pied. Les histoires que l'on racontait sur la barrière étaient très exagérées. Bien qu'il vînt de subir une expérience terrifiante, franchir le sas n'avait pas demandé d'effort particulier. Il allait maintenant découvrir ce nouveau monde. Les gens vivaient-ils de la même manière ici ? L'énergie était-elle aussi équilibrée que dans son secteur ? Il avançait dans un couloir blanc, strictement identique a celui qui l'avait fait sortir du secteur sept. Les deux hommes semblaient nerveux et pressés de revenir dans les allées principales.
— Au fait, de quel miroir vous parliez tout à l'heure ? Le couloir est vide, y a aucun miroir au mur, demanda-t-il.
— Le miroir dans le placard au fond du couloir, là où on vous a retrouvé. Ce truc m’a toujours angoissé. Quand on regarde dedans, on voit le reflet du couloir en rouge sang mais pas le nôtre. Je n'aime pas traîner par là, ça doit bien faire quatre ans que j'y avais pas mis les pieds.
Les habitants de ce secteur semblaient penser que le sas n'était qu'un reflet de leur propre monde. Ils n'étaient peut-être même pas conscient de l'existence des secteurs voisins.
Après quelques minutes, ils arrivèrent à une intersection. Quelques passants allaient et venaient, mais aucun ne prenait la direction d'où venait Miguel. Ils continuèrent encore un peu pour arriver dans une artère principale, bien plus peuplée, au milieu de laquelle s'étalait un tapis roulant semblable à ceux du secteur sept.
— Énergie insuffisante. La voix résonna lorsque Miguel s'approcha du tapis.
— Désolé les gars, je vais devoir continuer à pied. Je n'ai plus de joules.
— Ne vous en faîtes pas, on prend ça à notre charge. Nous sommes presque arrivés, il y a une chambre de libre un peu plus loin.
Ils entrèrent sur le convoyeur sous le regard des passagers. Sur la droite un homme entrait dans un ascenseur, Devant eux se tenait un gamin de 3 ou 4 ans. Il s’agrippait à la jambe de sa mère, le pouce dans la bouche et dévisageait l'équipe avec insistance. Il avait le regard angélique et hypocrite d'un gamin dont on ne sait pas s'il est au bord du sommeil ou s'il est intérieurement en train de se payer votre tête. La mère descendit du tapis, emportant le gosse avec elle. Elle le traînait par la main, il avançait en regardant derrière lui sans quitter Miguel des yeux. Cette insistance commença à le mettre mal à l'aise. Il finit enfin par disparaître au détour d'un mur.
— Allez, on descend là, votre chambre est juste ici, déclara un des accompagnateurs.
Une porte s'ouvrit. La chambre était identique à celles dont Miguel avait l'habitude. Vingt mètres carré, blanche avec un lit, une odeur neutre flottant dans l'air.
— Tiens, la déco est en panne ? demanda un des accompagnateurs.
— Non, c'est la bonne. Je n'aime pas les fioritures, j'ai tout désactivé, répondit Miguel.
— Ah ? Bien, on va vous laisser. Si vous avez besoin, il y a un distributeur juste à droite en sortant. Il y a pas mal d'ateliers sympas dans le coin. Évitez juste de retourner là-bas, on n'a pas envie d'aller vous repêcher une seconde fois, fit l’homme en pointant son pouce derrière lui.
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