Voyage

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Miguel repartit le lendemain en suivant la route qui se dessinait devant lui, non sans se retourner une dernière fois pour voir Dan prendre l'ascenseur. Il poursuivit son chemin et la traversée du secteur douze. Rapidement, plus personne ne fit allusion au miroir. Seuls les quartiers périphériques semblaient avoir cet artefact honteux à assumer, les autres étaient trop heureux de ne pas devoir s'en soucier. Passant d'un atelier à l'autre, ne s'arrêtant jamais plus de quelques jours au même endroit, Miguel en apprit un peu plus sur les us et coutumes de cet endroit. Sur la forme, la vie dans ce secteur ressemblait à celle du secteur sept. La foule toujours aussi nombreuse dans les couloirs, des individus anonymes qui peuvent se lier d'amitié aussi rapidement qu'ils peuvent oublier leur voisin, des ateliers variés et toujours accessibles, une date et un calendrier identiques. 12 janvier 2517. Une différence majeure était par contre présente : ses habitants ne semblaient pas avoir conscience des autres secteurs. Ils ne faisaient jamais référence à la Cité et nommaient leur secteur « la Cellule ». En un sens, la Cellule était à ces habitants ce que la Cité était à Miguel, un ordre de grandeur en moins. Elle représentait un tout, la production égalant la consommation, rien ne sortait, rien ne rentrait. Étrangement, lui-même était rentré dans ce secteur. Et Timmy, le jeune garçon perdu en était bien sorti quinze ans auparavant sans qu’Alan n'en soit gêné. Alan.. Ses réponses devenaient de plus en plus évasives…

— Pourquoi ce secteur se croit-il seul au monde ? tenta Miguel.

Cette explication correspond à leur vision du monde, répondit laconiquement Alan.

— Tu parles d'une réponse. Personne ne leur a jamais parlé des secteurs voisins ?

Personne de ce secteur n'a posé la question depuis plusieurs siècles.

Miguel fut soudain pris d'un doute.

— Rassure-moi, il n'y a bien qu'une seule cité ?

La cité de Thélème est actuellement l'unique cité encore en activité sur Terre.

Encore en activité… De ce qu'il savait, les anciennes cités étaient tombées en ruine depuis bien longtemps lorsque la population s'était rassemblée ici. Thélème était donc bien la seule cité encore vivante. Malgré tout, cette réponse ne le convainc pas vraiment. Les réponses données par Alan étaient soit beaucoup trop évasives, soit étrangement tranchées. Ayant guidé toute sa vie depuis sa naissance, il avait du mal à ne pas lui faire confiance, mais un doute s'installait petit à petit dans son esprit.

Miguel arriva au bord d'une place identique à celle du secteur sept. Des gamins couraient, des vieux déambulaient. La même sculpture d'arbre trônait majestueusement en son centre, en dessous le symbole de la cité rappelant que tout dans ce monde finira assurément par renaître sous une nouvelle forme.

Les arbres sont d'origine. Tous le reste a été recyclé, réparé ou recréé, indiqua Alan.

— Quels arbres ?

Les arbres des esplanades. Au-dessus de la devise de Thélème. Vous sembliez intéressé par cette œuvre.

— Ces sculptures ont survécu à toutes ces années ? Elles ont l'air si fragiles pourtant.

Ce ne sont pas des sculptures. Ils sont composés d'un aggloméra fibreux de cellulose solidifié par diagénèse et sont protégés et entretenu par des nanites, comme beaucoup de choses dans la cité. Mais contrairement au reste de la cité, leur matière n'a jamais fait partie d'autre chose. L'artiste Hubert Tanoque, ayant imaginé cette œuvre, voulut contraster avec le symbole de Thélème montrant le cycle de la matière. Il voulut que l'arbre le surplombant reste en l'état et ne soit jamais recyclé.

Cette phrase plongea Miguel dans une cataplexie contemplative. Cette roche était restée tous ces siècles au même endroit, sans être ni transformée ni revalorisée. Dans ce monde, tout est en mouvement. Les hommes naissent, meurent, se décomposent, nourrissent les plantations qui nourrissent à leur tour de nouvelles personnes. La matière est moulée, utilisée, brisée, fondue pour être remoulées en autre chose. Chaque particule ne reste tout au plus que quelques dizaines d'années au même endroit. Mais cette œuvre était là depuis des siècles, immobile et majestueuse dans son inutilité. Sans doute une volonté des bâtisseurs de marquer ainsi le temps qui passe.

Miguel arriva de l'autre côté du secteur douze plus rapidement que prévu. En examinant son trajet, il s'aperçut aussi qu'il était moins sinueux que lors de la traversée de son secteur natal.

La même porte se présentait à présent devant lui, avec la même barrière lumineuse. Il se souvint non sans un certain malaise de la panique s'emparant de lui lorsqu'il la traversa pour la première fois. Tout était identique. Le couloir désert, les deux portes coulissantes ouvertes, un aménagement industriel tranchant avec l'harmonie du reste de la cité. Il pénétra finalement dans le sas et franchit la limite lumineuse séparant les deux secteurs. Les portes se refermèrent et le gaz décontaminant s'échappa des buses. Le cœur de Miguel s'emballa. Il avait beau être au courant de la suite des événements et être conscient qu'il ne courait aucun risque, son instinct primaire lui hurlait de s'échapper, de se jeter contre la porte, d'appeler à l'aide. Au bout d'interminables secondes, le jet de vapeur s'arrêta et les portes s'ouvrirent.

— Décontamination terminée.

La même voix criarde s'échappa du haut parleur.

Miguel sortit et prit quelques instants pour retrouver son calme. Il observa les alentours du sas. Toujours le même couloir désert, toujours la symétrie parfaite entre la sortie d'un secteur et l'entrée d'un autre. Sept, Douze et maintenant le Quarante-trois. Miguel continua son voyage dans ce nouveau mais pour le moins familier environnement.

Couloirs, convoyeurs, ascenseurs, esplanades, escaliers. La monotonie, plus que les kilomètres, fatiguait le voyageur. Les distractions ne manquaient pourtant pas dans ce dédale. Les ateliers aussi cassaient la lassitude. Les visages finirent par se confondre. Les rencontres d'un instant furent oubliées dans la minute.

Son départ remontait à trois mois maintenant. Une place de balanceur l’accueillit dans un des ateliers du secteur 74. Voulant reposer ses pieds et cherchant à se dégourdir les bras, il se dit que cela semblait être une bonne idée. Ceci était aussi un bon moyen de recharger son crédit. Cette activité s'effectuait en binôme : un balanceur, sur le sol et un balancé accroché à l’extrémité d'un long bras articulé faisant tourner un axe qui alimentait à son tour une génératrice. Le balancé assure la régularité du mouvement et le balanceur lui apporte l'élan nécessaire. Le balancé, ou plutôt la balancée de Miguel s'appelait Christelle Calaway. Une jolie jeune femme pétillante au visage souriant d'une vingtaine d'années, les cheveux brun foncé attachés par une queue de cheval. Une ancienne blessure traversait son œil gauche, remplacé par une prothèse bionique à l'iris vert émeraude qui contrastait avec son œil biologique couleur bleu azur. Un pendentif cylindrique pendait à une chaîne autour de son coup.

Miguel avait pris son poste depuis quelques minutes. La jeune femme se balançait énergiquement, donnant l'impulsion au pendule, tentant de le faire monter toujours plus haut. Sa queue de cheval volait au vent et à chaque fois qu'elle passait au point bas de son mouvement, Miguel ne pouvait s'empêcher de regarder son étrange dissymétrie dans ses yeux.

— Ça en jette hein ? lui lança-t-elle au bout d'un moment.

— Ah, je suis désolé, je voulais pas être impoli. C'est juste que…

— Ce n'est rien, si j'avais voulu que ça soit discret je me serais fait les deux yeux de la même couleur. C'est ma marque de fabrique ! Si tu croises mon regard noyé dans la foule, tu t'en souviendras.

— C'est sûr. J'avais déjà entendu parler de ce type de prothèse mais je n'en avais jamais vue. Les accidents sont tellement rares. Ça t'es arrivé comment, si ce n'est pas trop indiscret ?

— Ahah ! Je te le dirai si on atteint les trois mégajoules avant midi ! répondit énergiquement la jeune femme.

Miguel sentit Christelle forcer la cadence. Il afficha la télémétrie de l'atelier. Son poste afficha 2.5 mégajoules et il était bientôt onze heures et demie. En forçant un peu, ils pourraient y arriver. Miguel se prit au jeu et se mit à envoyer le pendule toujours plus haut. Les minutes passèrent, ils avaient tous deux cessé de parler pour économiser leur souffle, bien que Christelle ne semblât pas si fatiguée que ça. Miguel sentait la transpiration lui couler dans le cou, ses bras commençaient à tétaniser. Ils voyaient leurs crédits énergétiques augmenter petit à petit. 2,7. Puis 2,8. Enfin 2,9. Plus que quelques minutes.

— Et trois ! cria Miguel dans un ultime effort,

Il envoya valser le pendule puis s’écarta de sa course. Il s'appuya sur ses genoux pour reprendre son souffle et regarda l'heure juste à temps pour voir passer midi.

Christelle freina le balancier qui ralentit et s'arrêta au bout de quelques secondes puis en descendit. Elle s’épongea le front avec son bras, reprit son souffle un instant et enchaîna :

— Pas mal pour un bleu. Vu ta carrure, je ne pensais pas que t'y arriverai.

— Oui… à la base… je voulais juste… me détendre un peu les bras…, haleta Miguel

Il alla s’asseoir contre le mur de l'atelier suivi par Christelle et reprit sa respiration. Il respira profondément et regardait les autres binômes terminer leurs sessions. Certains avaient des serviettes pour s'éponger le front ou des gourdes pour se désaltérer. Il devrait penser à en prendre la prochaine fois. Son cœur commença à se calmer et sa respiration à redevenir normale.

— Alors, cet œil ? demanda-t-il à Christelle.

La jeune femme regarda la pendule de l’atelier, puis le compteur affichant 3 mégajoules. Elle réfléchit quelques seconde puis acquiesça.

— Oui. Tu le mérites bien, répondit-elle.

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