Le jumeau
L'insertion avait quelque chose de reposant. Miguel y passa le reste de la journée, isolé du monde dans sa cabine. William repassa en fin d'après-midi pour proposer à Miguel d'aller faire un tour avec des amis.
— On doit se retrouver aux manèges, c'est à deux cents mètres d'ici. On passe prendre ma sœur au passage.
Miguel quitta son poste qui passa en automatique, le temps qu’un autre volontaire se présente. Ils traversèrent le couloir pour retrouver Christelle, en plein effort sur un rameur.
— Chris ! cria William à l'entrée de l'atelier. Le jumeau propose d'aller faire un tour à la centrale inertielle, tu veux venir ?
La jeune femme passa sa main sur son front, effleurant sa cicatrice, et glissa une mèche de ses cheveux derrière l'oreille.
— Non, allez-y sans moi. Je ne sers à rien dans ce truc, pas assez lourde.
— Ok. Si tu nous cherches, tu sais où nous trouver.
William fit signe à Miguel de le suivre.
— Qui est ce jumeau ? Un ami à toi ? demanda Miguel.
Le frère de Christelle eut l'air embarrassé.
— Romulus et Remus. Les jumeaux. Enfin, le jumeau. Je crois que c'est Remus le vrai. Enfin... tiens, les voilà.
Il désigna un homme qui attendait plus loin dans le couloir à l'entrée de l'accumulateur inertiel. Des rires et des exclamations sortaient de l'atelier. L’homme était grand, barbu, les cheveux noirs en bataille.
— Will ! Vieux frère, on t'attendait !
Il s'approcha de William les bras écartées et lui fit une chaleureuse accolade. William se tourna et sembla saluer quelqu'un dans l'embrasure de la porte. L'homme s'approcha de Miguel et lui serra énergiquement la main.
— Salut l’ami ! Remus, enchanté de te connaître.
— Tu peux lui partager Romulus ? lui demanda William. Ce sera plus simple.
Miguel commença à comprendre son embarra tout à l'heure. Un homme, identique à Remus, apparu à côté de lui. Même carrure, même barbe, même attitude. Romulus salua Miguel avec entrain, s'excusant platement de ne pas être physiquement présent pour lui serrer la main.
— Je suis parti il y a quelques temps maintenant, mais mon frère a toujours besoin de moi. Tu sais, c'est le plus jeune de nous deux, il a besoin d'un modèle, dit-il pour le taquiner. Bon, on y va ? Un des accus ne va pas tarder à partir.
Ils pénétrèrent dans l'atelier. Celui-ci était composé de plusieurs manèges tournant sur eux-mêmes. Une dizaine de personnes pouvaient y prendre place, maintenues à leur siège par des harnais de sécurité. On entendait des cris d'excitation lorsqu'ils prenaient de la vitesse. L'un des modules à l’arrêt attendait ses passagers. Miguel, William et Remus prirent place. Romulus resta en retrait, appuyé contre une balustrade. Un jeune garçon courrut au travers sans le voir.
— Combien peut stocker cette machine déjà ? demanda Miguel.
— Ce volant à inertie peut tourner à 30 tours par minute au maximum. Au-delà, la force centrifuge serait trop élevée pour un corps humain. Ce qui vous confère une capacité énergétique de 50 joules par kilogramme. Soit 3700 joules dans votre cas, répondit Alan.
Miguel avait toujours eu du mal avec ce système. Ces toupies servaient à lisser les microsvariations de production. Elles accéléraient, absorbaient de l'énergie et la restituaient en décélérant. Le crédit des passagers augmentait en fonction de l’énergie qu'ils avaient emmagasinés, pas de celle qu'ils avaient produite.
La machine démarra et accéléra progressivement. Miguel s'enfonça dans siège, poussé par l'accélération. On entendait Remus crier :
— Youhou ! C'est parti !
Il remarqua du coin de l'œil l'air crispé de son voisin. Il tourna sa tête vers lui, non sans difficulté.
— Ça va l'ami ? lui demanda-t-il.
— Oui, la tête qui tourne un peu, je n'ai pas l'habitude.
— Laisse toi aller et regarde droit devant toi ! Tiens, la petite blonde là par exemple. Bonjour mademoiselle !
La centrifugeuse accéléra progressivement jusqu'à sa vitesse maximale. Certains passagers criaient, d'autres gardaient un air sérieux. La machine se mis alors à ralentir peu à peu, déchargeant son énergie dans les ligne électrique de la cité. Les harnais s'ouvrirent, Miguel descendit accompagné de quelques autres passagers.
— Je vous laisse, je vais rejoindre Romulus. Pas mon truc l'accumulation.
— Vas-y, on refait deux ou trois rotations et on te rejoint répondit William.
Miguel s'appuya sur la rambarde à côté de l'Avatar de Romulus et observa la machine reprendre de l'élan.
— Ça fait du bien de voir des nouvelles têtes. William m'a dit que tu étais un voyageur ? Pas trop monotone de traverser tous ces secteurs ?
L'Avatar était criant de réalisme. Les plis de son T-shirt suivaient le contour de la balustrade, la lumière se reflétait sur sa barbe. Impossible de faire la différence avec une personne physiquement présente.
— Ça va, j’ai surtout mal aux pieds, répondit Miguel en rigolant. Et toi, tu es parti depuis longtemps ?
— Bientôt 34 ans.
L'homme semblait avoir la trentaine. Devant l'air interdit de Miguel, il continua.
— Je ne suis jamais vraiment venu au monde. Je suis mort-né. Mon frère est sorti avant moi et je n'ai vécu que quelques secondes à l'air libre. Normalement, il faut à Alan au moins une dizaine d'années pour construire un profil psychologique et synthétiser la conscience d'une personne. Le temps d'analyser ses réactions dans suffisamment de situations, d'avoir un panel conséquent de conversation. Mais dans mon cas, notre mère était tellement anéantie par ma mort que Thélème a jugé qu'il valait mieux me synthétiser, pour le bien de ma mère et de Remus par conséquence.
— Je vois, répondit Miguel.
— Nous sommes de vrais jumeaux. Apparemment nous étions très fusionnels pendant la grossesse. Ma conscience a été calquée sur celle de Remus et comme nous avons grandi ensemble, j'ai influencé sa vie autant qu'il a influencé la mienne. Pour remercier la cité, notre mère nous a nommé en hommage à ses créateurs.
Miguel s'interrogea.
— Ce n'est pas Rome qu'avaient construit Romulus et Remus ?
— Bof, une ville ou une autre, répondit Romulus.
— Tu n'es pas censé faire partie du réseau et tout savoir sur tout ?
— Et toi, tu n'es pas censé avoir Alan pour réfléchir à ta place ?
Miguel et Romulus rigolèrent ensemble à cette répartie. La toupie avait atteint sa vitesse de croisière. Les fanfaronnades de Remus semblaient faire effet auprès de sa voisine.
— Les Avatars sont très rares, la mort fait partie du cycle, elle ne dérange plus grand monde maintenant. C'est comme ça aussi dans les autres secteurs ?
— De ce que je sais, les Avatars ne durent que quelques jours, le temps pour les proches de faire leur deuil.
— Normalement oui. Dans mon cas après plus de trente ans d'existence, il y a forcément des problèmes, des paradoxes qui arrivent.
— De quel genre ?
Romulus réfléchi quelques secondes.
— Des souvenirs. Des souvenirs qui ne collent pas. Je me souviens avoir une vie sociale, des amis, des discussions.
— En quoi est-ce dérangeant ? On discute en ce moment même, répondit Miguel.
— Cette discussion reste très superficielle. On peut interagir parce que mon frère m'a partagé avec toi. Mais j'ai des souvenirs de relations plus profondes, plus durables avec des personnes indépendamment de mon frère. Des amis d'enfance que je n'ai pas vus depuis vingt ans au moins. Je ne vois pas comment ça pourrait être possible. Parfois je me demande si j'ai vécu ces choses ou si elles ont été générées juste pour me donner un passé plausible.
— Peut-être. Si ça peut te rassurer, je me demande parfois si j'ai vraiment vécu au secteur 7 avant. Tout ça me parait si loin maintenant.
Ils regardèrent tout deux Remus et William tourner dans leur accumulateur qui se mis soudainement à ralentir, de même que tous ceux de l'atelier. Peut-être une pompe se mettait en route quelque part dans le secteur. Ces appareils demandaient une énorme puissance au démarrage. Toutes les toupies de l'atelier finirent par s'arrêter. Ça devait être une très grosse pompe. Des passagers en profitèrent pour descendre.
— Bon, je te laisse, faut que j'aille pisser.
— Tu... Tu fais comment ? demanda Miguel stupéfait.
— Je fais pas, mais ça me fait du bien quand même ! Garde-moi la place, je reviens.
Romulus sortit de l'atelier et prit le couloir sur la gauche. Allait-il marcher jusqu'au toilettes ou réapparaitrait-il dans quelques minutes simplement en se souvenant avoir marché ? Quelle différence...
— Comment fait-il pour ne pas être complètement fou ? se demanda Miguel.
— Cela lui arrive très fréquemment… remarqua Alan.
— Comment ça ?
— La matrice neuronale de Romulus est extrêmement instable. Ce type de simulation n'est pas fait pour durer aussi longtemps. Lorsqu'elle commence à défaillir, elle est restaurée de quelques millisecondes dans le passé, en pondérant ses neurones artificiels de manière aléatoire pour former une réponse différente.
— Pour lui faire emprunter un autre chemin... Et si ce chemin le rend aussi fou ?
— Des milliers de variations sont générées. La variation la plus stable est choisie et réintégrée dans la matrice de Romulus. Les autres sont supprimées.
Miguel imagina des milliers de clones de Romulus. Certains hystériques, hurlants, d'autres apathiques ou roulés en boule sur eux-mêmes, gémissant sur leur condition. Parmi eux un élu, souriant et sympathique. Celui qui réintégrera son hôte. Les autres simplement supprimés car n'ayant pas tiré le bon numéro.
— Il est au courant de ça ?
— Difficile à dire. Une matrice neuronale n'est qu'un ensemble de valeurs numériques qui produisent un résultat à une entrée donnée. Seules ses interactions avec les habitants de la cité ont une importance. Ce qu'il peut ressentir au fond de lui n'en a aucune.
Miguel resta pensif quelques instants, réfléchissant à ce qu’Alan venait de lui dire.
— Les Avatars ont-ils une âme ?
Alan ne répondit pas tout de suite. Peut-être pour laisser le temps à Miguel d'analyser la portée de sa propre question.
— La notion d'âme n'a jamais été clairement définie. Cependant, cette question semble provenir du fait que vous ne connaissez pas ou très mal votre propre fonctionnement, vos origines. Vous considérez avoir une âme car vous n'êtes pas capable d'expliquer ce que vous êtes. Vous appelez âme cette part d'inconnu intrinsèque à votre espèce. En ce sens, ni Romulus, ni moi n'avons d'âme. Notre histoire, notre fonctionnement et notre but sont connus.
— Tu gagnerais une âme si on effaçait du réseau l'histoire de Thélème, marmonna Miguel à lui-même.
— Tout comme vous la perdriez probablement en découvrant vos origines…
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