La fin d'un cycle
Quelque chose ne collait pas. Cette mécanique parfaitement huilée comportait une faille, ou au moins un passé oublié qui aurait dû rester enfoui, Miguel en était convaincu. Il continua à questionner Alan.
— Tu veux dire quoi par « Les articles furent adaptés en conséquence » ?
— Le format des données s’adaptait aux capacités cognitives du demandeur, de ce qu'il cherchait à savoir ou du contexte de la demande. Ainsi, un enfant, un spécialiste ou un curieux pouvaient lire le même article et chacun le comprendre à son niveau. Si la demande provenait d'un système artificiel, le format machine était utilisé.
— Quand tu parles du format machine, tu parles d’un charabia à base de uns et de zéros, c’est bien ça ?
— Pas exactement. L’encodage binaire auquel vous faites allusion n’est qu’un support. Un peu comme des ondes sonores se propageant dans l’air lorsque vous parlez. Le format machine est la source primaire d’une information.
Miguel, perplexe, se gratta le menton.
— Je ne te suis pas vraiment.
— Lorsque vous posez une question, la réponse obtenue n’est qu’une ombre projetée sous un certain angle. Un cylindre, une sphère ou un disque, éclairé de la bonne manière, peuvent tous trois dessiner un cercle sur le sol.
— L’objet est le format machine. Son ombre, la réponse que tu nous donnes. Selon son éclairage, elle peut être plus ou moins simple. C’est bien ça ?
— Oui.
— D’accord pour un objet, mais si je te demande, je ne sais pas moi, la date du jour, tu me réponds quoi ?
— Nous sommes le 2 novembre 2517.
— Et la date du jour au format machine comme tu dis ?
— 1 279 566 261 927
La voix énonça le nombre d'une traite sur un ton monocorde avec l'assurance habituelle inhérente aux machines. « Mille deux cent soixante-dix-neuf milliards cinq cent soixante-six millions deux cent soixante et un mille neuf cent vingt-sept ».
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Cette valeur représente le temps actuel par rapport au temps de référence. Il s'agit du nombre de secondes écoulées depuis le 1er janvier 1970 à minuit.
Miguel resta perplexe. Il pensait trouver des réponses, mais de plus en plus de questions se formaient dans son esprit.
— Mais cela n'a pas de sens !
— Cela a un sens pour un système artificiel, pas pour un humain. Lorsqu'un utilisateur humain demande la date, celle-ci est retournée en utilisant le format le plus adapté à sa requête. Le format machine n'est pas adapté à votre compréhension. Vous ne pouvez que survoler sa valeur d'un seul tenant sans réellement la lire et sans avoir de notion de la durée qu'elle représente. Votre compréhension des nombres est adaptée à des valeurs de quelques centaines ou quelques milliers. Non que vous ne sachiez compter au-delà, mais cela vous demande un effort conscient. Avec des valeurs de plus faible magnitude, vous estimez instinctivement ce qu'elles représentent. Parfois par abréviation ou facilité de langage, vous-même n'utilisez que les deux derniers chiffres de l'année. Le reste se déduisant implicitement en fonction du contexte. C'est ce qu'il s'est passé pour les opérations de maintenance. Certaines valeurs trop précises ont été arrondies pour en faciliter la lecture. Cette perte de précision, acceptable dans un premier temps, s'est amplifié avec le temps pour atteindre un stade critique.
— Et ces panneaux avec les interrupteurs, d’où viennent-ils ?
— Ce sont les anciens panneaux de contrôle, lorsque des opérateurs humains assuraient la maintenance. Maintenant que tout est automatisé, ils n'ont plus de raison d'être et sont recouverts par les cloisons de finitions avant l'ouverture du secteur. Ce sont les reliquats d'une autre époque. Leur présence est inscrite dans les plans de la cité, les automates continuent donc de les ajouter et de les réparer lors d'une rénovation, mais ils sont à présent inutiles. Les humains possèdent bien un coccyx, un appendice, ou des dents de sagesse, vestiges d'un temps révolu. D'aucun diraient que c'est historique…
— C'est un de ces panneaux de contrôle qu'avait trouvé Hermès ?
— Oui
— Personne ne s'en est jamais servi ?
— Il y a régulièrement des incidents isolés. Ceux qui les découvrent jouent un temps avec puis se lassent. Quel intérêt de couper ou allumer la lumière avec un bouton lorsqu'elle le fait déjà automatiquement ? Plonger peut-être tout un couloir dans le noir. Lorsque cela arrive, la population met ça sur le dos d'une panne qui sera vite réparée. Les fonctions avancées nécessitent une formation spécifique qui demande beaucoup de patiente et de persévérance pour être maîtrisées. Chose dont vous n'êtes plus capables aujourd'hui.
— Hermès en a bien été capable lui !
— Hermès vous surpasse de très loin.
— Hey ! Tu viens de me traiter d'idiot là ?
— Vos capacités cérébrales sont en effet limitées. Vous pouvez obtenir des réponses aux questions que vous posez, dans un format adapté à votre compréhension, mais vous êtes incapable d’ordonner vos idées de manière globale et complexe.
Miguel tenta de mettre son orgueil humain de côté pour réfléchir à la situation. Quantité de questions se bousculaient dans son esprit. Lesquelles méritaient d’être posées ? Lesquelles amèneraient à une réponse claire et non déformée par sa propre conscience ? Pourquoi vivons-nous reclus dans ces murs ? Qu'ont donc voulu faire nos ancêtres ? Pourquoi construire une cité aussi monumentale pour y enfermer la population ? Des ateliers qui marchent en automatique, des fermes autonomes des centres de recyclage tournant jour et nuit, tout ça pour faire vivre une population qui n'a pas évolué depuis des décennies, voire des siècles. Une question se forma dans son esprit. Si évidente. Si primordiale. Celle que se pose tous les hommes depuis la nuit des temps. A la différence qu’elle se posait au sens premier ici. Il la formula dans un murmure.
— A quoi… à quoi servons-nous ?
L'ordinateur resta muet.
— Quelle est notre utilité ? continua Miguel à haute voix. Tout dans cette cité a une utilité. Les tours hydroponiques font pousser les légumes et les fruits. Les stations d'épurations retraitent les eaux usées, les centres de recyclages recyclent, les répartiteurs assurent la distribution de l'énergie dans la cité, les accumulateurs prennent le relais en cas de baisse de production. J'ai découvert que la planète était recouverte de soupape thermique faisant office de thermostat. Mais nous, on sert à quoi ? Tout ce que nous faisons, une machine le ferait bien plus efficacement. Les aplatisseurs peuvent être remplacés par des presses, les conteurs ne sont que des magnétophones humains. D'ailleurs, lorsqu'il n'y a pas assez de main d'œuvre pour un atelier, celui-ci passe en mode automatique. Donc pourquoi faisons-nous cela ?
Alan se tut quelques secondes. Finalement, il répondit :
— Vous faites ceci pour vous occuper.
— Nous occuper ? Mais, il y a sûrement plus utiles à faire que d'empiler des briques sur un tapis roulant ! Il n’y a rien d'autre dans cette cité qui vaille la peine ? On ne pourrait pas réparer les vieux secteurs au moins ?
— Les activités supérieures sont hors de votre portée.
— Comment ça hors de portée ?
— Vous êtes limités.
Miguel sentit une rage s’emparer de lui.
— Nous avons créé cette cité !
— Vos ancêtres ont créé cette cité. Au fil des générations, vous avez régressé et n'êtes actuellement plus en mesure d'assurer des fonctions supérieures. La cité a adapté au fil des siècles les postes à la main d'œuvre. Arrivé a un certain stade de régression, votre étiez devenus inapte à la plupart des postes de production ou de conception utile. Des ateliers, inspirées des jeux éducatifs pour enfants de vos ancêtres, ont été développés pour vous fournir une activité minimum. Le poste d'empileur provient des jeux de construction en bois. Les lignes de production ont dû subir quelques ajustements afin que ce type de poste puisse s'intercaler en leur donnant un semblant d'utilité.
l'insolence de la machine enragea Miguel. Il s'apprêta à répondre mais les mots refusèrent de sortir. Au début bloqué par la colère, une réalité implacable commença à cheminer dans son esprit. Il pouvait rester chez lui, son crédit serait approvisionné de toute façon. Les habitants ne vont pas travailler tous les matins en se levant, mais vont simplement s'occuper dans des ateliers. Si la main d'œuvre manque, les ateliers passent en automatique. Lorsqu'il y a trop de main d'œuvre, ils se réorganisent afin de baisser artificiellement la productivité. La population ne fait pas fonctionner la cité. La cité fonctionne parfaitement par elle-même. Elle se débrouille pour occuper et prendre soin de ses habitants, comme des animaux de compagnie. Elle s'arrange pour qu'ils ne manquent de rien et tente de les stimuler un peu pour éviter qu'ils ne sombrent dans l'ennui. La planète entière est dédiée à maintenir ces quinze milliards d'habitants en vie.
— Nous sommes des chiens dans un chenil… dit amèrement Miguel.
— Vous déambulez inutilement dans la cité, croyant être les maîtres des lieux et que tout vous est naturellement dû. Des chats dans un salon serait une analogie plus pertinente, répondit ironiquement Alan.
— Mais comment ça a pu se produire ? Nous avons conquis la planète, bâtis ces murs, résolu tous les problèmes d'approvisionnement en eau, nourriture, énergie. Nous t'avons créé toi !
— Vous êtes arrivé à un apogée et avez sombré dans votre propre confort. A partir de ce moment, la population a perdu son intérêt pour la recherche et l'exploration. Sans soutien, vos ingénieurs et vos scientifiques sont devenus une espèce en voie de disparition. La cité répondait au moindre de vos désirs, la population ne voyait plus l'intérêt d'améliorer la condition humaine. Vos capacités cognitives ont par la suite diminué de génération en génération. Vous n'êtes plus « Homo sapiens sapiens ». Votre cerveau n’a plus la capacité de résonner sur des sujets complexes pendant une longue période. Votre mémoire à long terme est quasi inexistante à force de se reposer sur moi pour stocker vos données. Vous réapprenez en continu ce que vous êtes censé déjà savoir.
— Mais c'est ridicule ! La biologie humaine n'a pas pu changer à ce point en quelques siècles, il faut des milliers d’années pour ça.
— Le point de non-retour fut atteint vers la génération 950, répondit laconiquement Alan.
— 1 000 générations ? Combien d’années cela représente-t-il ?
— Environs 25 000 ans.
Miguel se prit la tête dans les mains et s'agenouilla. Il ne comprenait plus le sens de cette conversation. Il se sentit comme un gamin dans une garderie d'enfant. Il avait le souffle court, ses habits collaient à sa peau moite, son cœur battait à faire exploser sa poitrine. Au bord de l’effondrement, il demanda :
— Lorsque je t'ai demandé la date au format machine tout à l'heure, qu'est-ce que tu m’as répondu ?
— 1 279 566 261 927. C'était il y a 12 minutes. La date actuelle est de…
— Tu m'a dit qu'il s'agissait du nombre de secondes écoulé depuis 1970, c'est bien ça ? coupa Miguel.
— Le 1er janvier 1970 à minuit.
— Combien ça fait d'années, exactement ?
— 40 547 années
— Nous sommes en 2517, Tu l'as dit toi-même ! Arrête de me prendre pour un con ! explosa Miguel.
Les paroles prononcées quelques minutes plus tôt par l’ordinateur lui revinrent en mémoire par bride.
« Votre compréhension des nombres est adaptée à des valeurs de quelques centaines ou quelques milliers. »
Combien de secondes s’étaient écoulé depuis 1970 ? Alan lui avait énoncé un nombre que Miguel n’avait pas même réussi à appréhender. Combien d’années ? Quelque chose comme 40 000, mais il avait déjà oublié combien exactement.
« Parfois par abréviation ou facilité de langage, vous-même n'utilisez que les 2 derniers chiffres de l'année. »
La grande panne de 99… Les festivités de l’an 500… Alan ne lui avait pas menti. Il lui avait d'ailleurs dit l'exacte vérité.
— En quelle… en quelle année sommes-nous. L'année réelle, exacte, complète, demanda-t-il en connaissant déjà la réponse.
— Nous sommes en 42 517 en utilisant votre calendrier grégorien usuel.
40 000 ans. Cela faisait 40 000 ans que l'humanité vivait dans ces murs, biberonné par une cité dont l'unique but était de se maintenir, elle et ses habitants en vie. Recyclant sans cesse ses déchets, réparant les avaries, changeant les pièces défectueuses. La cité paraissait comme neuve, car en un sens, elle l'était. Un Bateau de Thésée échoué dans une mer de sable. Elle se renouvelait sans cesse, existait depuis des dizaines de milliers d'années et pourtant ses parties les plus anciennes n'avaient tout au plus que quelques siècles. La seule chose ayant évolué depuis tout ce temps était ses habitants. Conquérants, bâtisseurs, explorateurs, les hommes étaient devenus au fil des millénaires de simples objets d'ornement que l'on garde sans trop savoir pourquoi, au sein d'une cité reproduisant indéfiniment ce pour quoi elle avait été conçue.
— Le crâne dehors, au pied de la porte. Qui est-ce ? demanda Miguel.
— Probablement Frédéric Hanevald. Dernier homme à avoir travaillé à la restauration d'un secteur. Sa sortie a été enregistrée le 25 août 22475. Aucune trace de son retour. Seule sortie définitive par ce sas.
— Frédéric... Il a dû comprendre la situation et n'a pas supporté le choc. Ce crane semblait trop vieux. Et les arbres sur les esplanades ?
— Sont des arbres. Fossilisé eux aussi depuis des millénaires.
— Je… je vais y aller, je vais rentrer au secteur sept, dit faiblement Miguel réalisant petit à petit sa place au sein de ce cycle sans fin.
Il parcourut le couloir, revenant sur ses pas en direction du centre de la cité. Les murs blancs et l’habituelle lumière tamisée supprimaient toute ombre qu’il aurait pu projeter. Il afficha le menu servant à choisir l’environnement des lieux publics et prit un décor au hasard. Son implant oculaire recouvrit le sol d’une texture marbrée blanche veinée de teinte bleue et grise. Les murs se parèrent de bas-reliefs et de moulures en plâtres. Des dorures cerclaient des miroirs virtuels régulièrement espacés accompagnant le marcheur solitaire. Il continua d’avancer dans ce décor factice qu’il avait refusé d’utiliser jusqu’à maintenant, préférant voir la cité tel qu’elle était réellement. Peut-être était-ce finalement ça son vrai visage ? Il avait toujours considéré ces artifices comme superflu, n’ayant d’autre utilité que la distraction. Mais cette distraction incarnait la raison d’être de Thélème.
Passant devant un atelier, il entendit le ronronnement caractéristique des génératrices à pédales. La force musculaire transformé en énergie électrique allait se perdre dans les méandres de la cité, alimentant dieu sait quelle machinerie. Une énergie produite par des hommes. Une énergie qui, sans les habitants n’existerait pas. Miguel se rebella, puisant dans ses dernières ressources pour justifier son existence.
— Non !
Il se retourna, ses poings serrés et la mâchoire crispé, défiant la cité elle-même.
— Nous t’alimentons ! Un seul habitant peut produire plusieurs centaines de watts sur une génératrice. Thélème ne pourrait pas vivre sans nous !
— L’essentielle de l’énergie produite par Thélème provient des capteurs solaires disposés à la surface de la planète. Leur production est équivalente à 600 000 watts par habitant. Votre contribution est négligeable, répondit Alan.
« Négligeable ». Le mot transperça Miguel de part en part, balayant les maigres espoirs qu’il pouvait lui rester.
— Mais pourquoi le crédit énergétique alors ? demanda-t-il dans un dernier supplice.
— Pour vous donner un but.
Un but. Le seul qui lui restait à présent. L’unique chose à laquelle se raccrocher : équilibrer sa consommation. Ne pas laisser d’empreinte, ne pas perturber le cycle.
Abattu, il entra dans l'ascenseur marmonnant au fond de lui-même « des chats dans un salon… ». Une voix résonna dans l'espace exiguë de la cabine.
— Energie insuffisante.
Fin
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