Mourir pour vivre encore plus dans nos coeurs.
La soignante qui s'occupait de lui m'a accompagné jusqu'à sa chambre. J'ai attendu qu'elle s'en aille et je suis entrée sans frapper. En franchissant le seuil, une angoisse m'a enserré. Ce n'était pas la mienne, c'était celle de son âme qui s'agitait, qui n'en pouvait plus de ce corps dans lequel elle n'avait plus sa place. Elle me heurtait, semblait danser de manière désordonnée tout autour de moi. Je la sentais courir dans l'atmosphère sombre de la chambre cherchant désespèrément une issue. Sans comprendre pourquoi, ils t'avaient laissé dans l'obscurité comme si cela pouvait t'aider à t'évader, à t'envoler plus vite, comme si avant de voir la lumière, il fallait sortir de l'ombre, du noir. Je n'arrivais pas à te reconnaître. Ton visage n'avait plus les traits que la vie t'avait dessiné et auxquels j'étais habitué. J'étais figée sur ce seuil, Je me sentais comme une étrangére en présence d'un étranger. Je ne savais plus s'il fallait que je m'approche, j'avais envie de fuir, de reprendre ma journée comme elle avait commencé, sans coup de téléphone, sans messages sur mon répondeur, sans nuage à mon programme. Je voulais me relever un autre matin, un matin de mes 8 ans.
Là, voilà, je l'entends ! Il est dans le salon, il m'attend pour déjeuner. Ensuite, comme d'habitude, on ira dans le jardin tout les deux et tu me montreras tes plants, tu m'expliqueras comment on s'occupe de telle ou telle fleur, tu m'apprendras leurs noms, et promis, je ferai un effort pour les retenir. D'ailleurs, il y en a tellement qu'un seul matin ne suffira pas ! Ensuite, quand la journée sera fini, tu me prendras sur tes genoux dans ton fauteuil gris. Tu m'expliqueras les grands mystères de l'univers, tu me raconteras tes anecdotes, tu sais, celles qui m'ennuient et me font dormir plus vite. Et demain matin, on recommencera encore et encore. Tu m'avais dit ! Tu m'avais dit que tu me parlerais des peintres du 18ème siècle, que tu m'emmènerais visiter les châteaux de la Loire, que tu me montrerais les tours de magie que tu avais appris !
J'ai failli allumer la lumière mais j'avais l'impression de ne pas avoir le droit ni même celui de remonter les stores ou d'ouvrir la fenêtre comme si déjà tu n'avais plus le droit de voir le ciel, d'entendre les oiseaux ou ne serait-ce que les bruits de la circulation en bas dans la rue. Je ne pouvais pas non plus réouvrir cette porte par laquelle j'étais entré, l'éthique de cette société nous demandant de bien vouloir asister nos proches à l'agonie seuls, dans un endroit confiné. Pourtant je savais que tu étouffais, je voyais bien que manquais d'air. Qu'aurais-je du, qu'aurais-je pu faire ? Je ne me rappelle pas m'être assise sur cette chaise auprés de ce lit métallique et froid, ni même d'avoir pris ta main raide et noueuse par laquelle se dégageaient les vibrations de tes ultîmes souffrances. Jusqu'au fond de moi elle se sont immiscées. Elles ont transperçé mon ventre et mon coeur comme une épée et leurs lames bien acérées ont propagé dans chacune de mes cellules, dans chaque particules de mon être cette indescriptible et cruelle désolation, cette affliction qui s'animerait à jamais dans mon être et qui laisserait toujours béante cette cicatrice dont tu m'affublais. A cet instant si pénible et douloureux, mon esprit s'est réfugié dans l'observation du décor de la scéne ou tu jouaIs ton dernier acte. J'ai été envahi par le besoin impérieux et inutile d'enregistré l'endroit de ta dernière demeure comme une photo. C'était mon seul moyen d'échapper un temps à ton spectacle. Dans ce lieu si peu familier ou nous n'avions jamais rien partagé sinon ton agonie; plutôt que de supporter la vue de ton visage froissé et déformé, plutôt que de deviner sous les draps pliissés la forme de ton corps torturé par les coups d'une Faux mal aiguisée; je scrutais désorientée mais avec force de détermination cette chambre ou forcément devait se cacher dans la disposition de son modeste mobilier, dans la couleur de ces murs nus, les vraies raisons à tout ça. Je voulais être comme ces remparts qui nous entouraient, à la fois geôliers et protecteurs, témoins neutres et silencieux, sans parti pris; ni pour la douleur ni pour le soulagement, ni pour la vie ni pour la mort; juste présents malgré eux et assurant avec indifférence l'intimité et la discrétion d'un départ d'une vie parmi tant d'autre. Surtout, je voulais être chaque fibre des linges qui t'entouraient. Celles-là même qui t'enlacaient à ma place et t'assuraient un peu de confort que je ne pouvais pas te donner. Je voulais être maître du temps. Plus que tout, je priais le pouvoir de le stopper, juste quelques minutes à défaut de le faire reculer. J'étais terrifiée, j'avais tellement peur que tu ressentes ma détresse et mon désarroi alors que c'était toi qui subissait la sentence lancinante de la fin de ta vie. Il me semblait que nous lévitions au-dessus du monde. Nous étions tout les deux portés par le tourbillon de nos émotions ou rien ni personne ne pouvait intervenir. J'ai cru à ce moment-là que tu me quittais pour de bon alors j'ai serré plus fort ta main. Avec le peu de force qu'il te restait, tu as tourné la tête vers moi et tu m'as souris. C'était toi qui souffrait, c'était moi que tu consolais.
Pendant un temps incertain, main dans la main, nous avons laissé le silence parler pour nous. Le Maître avait accepté, non pas de me donner sa place mais de prendre celle du mort. Il nous offrait un moment de plénitude inattendu et nous permettait de prolonger notre dernière entrevue.
Un rayon de soleil venait de percer les stores de manière incompréhensible et je ne pouvais m'empêcher de penser qu'il faisait ça pour réchauffer ta couche, pour te donner comme un dernier cadeau, juste assez d'énergie pour accomplir une dernière chose, exaucer un dernier voeu. Ta cage thoracique qui jusque-là haletait ou s'évidait de manière effrayante et qui creusait un vide immense dans la continuité de tes draps, semblait jouir d'une grâce divine. En fait je ne comprenais pas, j'ai même cru un moment que tu ne mourrais pas aujourd'hui, qu'on t'accordais un délais, une sorte de répis pour mieux te préparer. Ton torse se soulevait de manière plus légère, j'avais l'impression qu'on venait d'enlever un poids incroyable de sur ton corps. Une joie sans nom s'est alors éveillée en moi. Complètement inattendue et incongrue, je me disais que j'étais irrespectueuse et que je devais absolument m'en sentir coupable. Mais cela m'était impossible, je ne contrôlais pas ce sentiment si puissant et bénéfique. D'un coup tu semblais si léger, si apaisé ! Et puis, comment ne pas accepter une telle trève dans un tel tourment. Même si je ne saisissais pas les tenants et aboutissants de tout ce mélange singulier de sentiments, d'émotions, des faits de cette situation, de toutes façons, étions-nous vraiment entrain de la vivre ou l'avions-nous déjà vécu ? Tout doucement, dans un dernier élan mal contrôlé, tu m'as dit "-Ra...ppelle...toi...bien..." Et ta main s'est déssérée. Tu ne me tenais plus, tu venais de me lâcher et de me laisser tomber dans une abîme sans fond. Aujourd'hui encore je tombe. -Papa !
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