Le Ver Conquérant

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(Adapté du poème d'Edgar Allan Poe de 1843 « The Conqueror Worm »)

— Hey, t'es certain qu'on est sur la bonne voie ? pesta Bjorn pour que Grän l'entende, le visage partiellement couvert d'un vieux tissu qui empêchait le sable de s'immiscer dans ses yeux et sa bouche. Le résultat était désastreux, et chaque bouffée de l'air aride était accompagnée d'une poignée de grains qui s'amoncelaient contre son palais et s'infiltraient entre ses dents.

— Euh ouais, pourquoi ? On cherche du sable, et on plane dessus, là. Même qu'on en est entouré.

— C'est juste... D'habitude, on tombe sur d'autres pilleurs, et là, on a croisé personne depuis qu'on est sur les dunes.

— On croisera personne ici, y'a pas grand monde qui a le courage de venir dans cette zone.

Bjorn regardait la vaste étendue de poudre d'or qui entourait le planeur de fortune qu'ils avaient autrefois récupéré à un mauvais payeur, et qui leur servait depuis de moyen de locomotion. C'était la première fois que Bjorn était sur les dunes. Il pouvait ressentir l'oscillation de l'embarcation sur le sable qui s'écoulait à vive allure entre les tubes en titane du planeur, et l'air chaud qui massait ses joues et une partie de son front lui permettait d'apprécier le spectacle que dessinaient les alentours. C'était agréable, pensait-il, malgré les chocs dus à la vieille carcasse de l'appareil qui faisaient trembler ses mains d'une façon qui l'incommodait. Bjorn, voyant que son compagnon s'était mu dans le silence, relança la conversation.

— Pourtant, on passe notre temps à trouver des bâtiments à piller, ils ont à ce point la frousse de sortir du continent ?

— C'est pas ça... Déjà, ouais, en sortir, c'est jamais bon signe, mais c'est surtout ce qu'on raconte sur cet endroit. Personne a envie de venir ici si c'est pas pour une bonne raison.

Le pilote redressait le volant rouillé de la machine pour naviguer entre deux dunes, profitant d'une accalmit du vent pour prendre une grande inspiration, délogeant au passage quelques grains de sable d'entre ses dents.

— On raconte quoi ?

— Attends, t'en es à combien toi ? 180 ?

— Je saurais plus dire, entre 200 et 210, je crois. J'ai remarqué que c'était difficile de se souvenir des premières années, au bout d'un moment. Et toi ?

— Vers les 450. On vous apprend plus rien, à vous. De mon temps, tout le monde entendait parler de cet endroit. On y racontait qu'à l'époque, y'a longtemps, on vivait pas que sur le Continent. On vivait là aussi, même qu'on avait de vrais bateaux dans l'océan, et qu'ils grouillaient de poissons, mais un jour, va savoir pourquoi, ils se sont fâchés, et ils se sont mis à nous attaquer.

— Les poissons ?

Bjorn rigolait intérieurement de sa bêtise, il savait que Grän n'avait aucun sens de l'humour, il était trop stupide pour en appréhender la notion même.

— Mais non, pas les poissons ! On disait que c'était des espèces d'immenses créatures qui étaient là avant nous, même bien avant, mais un jour, elles se sont mises à nous faire la guerre et nous expulser de leurs territoires. Y'avait une de ces choses dans l'océan, c'est depuis cette époque qu'on a arrêté d'y mettre les pieds. Et c'est pour ça qu'on s'est retrouvé entassé sur le Continent. Y'en avait d'autres, mais c'est vieux dans ma mémoire, tout ça.

— Et ici ? Pourquoi on vivait dans le désert ? Ça ressemble surtout à des conneries qu'on raconte au coin du feu pour faire peur à la dernière génération.

Bjorn ne croyait pas à ces mythes, il savait que leur monde pouvait se révéler d'une cruauté sans nom, mais personne n'avait jamais été capable de lui apporter une preuve de l'existence d'une de ces créatures qui peuplaient ces légendes. Pourtant, il sentait dans le timbre de voix de Grän que, lui, prenait ça au sérieux. Aspiré dans ses pensées, Bjorn n'avait pas remarqué que son camarade continuait de déblatérer ce qu'il savait de ces légendes, comme s'il souhaitait lui témoigner de son infinie connaissance d'un monde qu'il avait arpenté durant près d'un demi-millénaire.

— ... Mais, c'était pas un désert ici, avant. Même qu'on raconte que ça grouillait de vie, d'espèces animales remarquables, et d'une flore majestueuse. Et même qu'ils vivaient avec eux, les animaux, et en harmonie ! Sauf qu'un jour, ils se sont fait infecter.

— Et c'est quoi le rapport avec le désert ?

— Ben, y'avait déjà un désert à l'époque, mais il était petit, sauf que l'épidémie a commencé quand un des pêcheurs des sables est tombé dedans. Quand il est retourné en ville, on dit qu'il était devenu complètement taré. Après ça, plein de gens étaient contaminés, et le désert grandissait à vue d'œil, jusqu'au jour où le Ver Conquérant s'est pointé.

— Le Ver Conquérant ?

Bjorn n'en revenait pas. Comment son mentor pouvait-il croire à ces bêtises d'un autre temps ? Il fixait l'horizon, les yeux plissés derrière son masque de fortune qui lui obstruait la vue. Devant lui commençaient à apparaître des dunes plus nombreuses et régulières qu'auparavant, et il devait redoubler de concentration pour ne pas être perturbé par l'amas de saletés que l'épaisse brise ramenait dans le peu de champ de vision qu'il lui restait.

— Ouais. Les vieux de mon temps racontaient qu'il était gigantesque et qu'il avait toujours été là, comme attaché à la planète, et que l'épidémie était sa faute. En sortant du sable, il aurait déversé tellement de grains qu'il aurait recouvert l'ensemble du territoire, tuant la plupart des gens en les ensablissant. Depuis, personne ose venir dans le coin, c'est pour ça que les ruines sont inexplorés. Si on arrive à tomber sur elles, Jackpot.

— Ils préfèrent passer à côté d'une fortune car ils ont peur d'un gros ver ?

Bjorn s'amusait à taquiner son coéquipier et à entrer dans son jeu de pure superstition. Évidemment qu'il n'avait jamais été question d'un Ver gigantesque. Grän n'était qu'un benêt influençable, ce qui expliquait d'autant plus pourquoi il n'était que si peu considéré au sein du camp, malgré sa longue expérience du terrain. Bjorn n'était qu'à quelques expéditions de le dépasser en rang, et ce sentiment lui aurait fait accepter la plus folle des aventures, et c'est bien ce qu'il avait fait en venant ici. Entouré d'un océan de sable à perte de vue. Avec un ignare pour seule distraction.

— C'est sûrement que des conneries de toute façon, et puis c'est pas mon premier passage dans les dunes. Mais toi, ça l'est, donc si tu veux que le chef te fasse monter en grade, faut que tu montres que t'as pas froid aux yeux. En plus, c'est moi qui t'ai filé ce job, ça peut pas faire de mal à ma réputation si le boss te fait les yeux doux.

— Et c'est pour ça que c'est moi qui dois m'occuper de diriger le sprinteur, aussi ?

— Non, ça, c'est, car je suis trop précieux pour supporter ces conneries de vibrations. Et puis, je commence à me faire vieux, faut bien que je transmette ce que je sais à la prochaine génération pour pas que tout s'effondre une fois que j'aurais raccroché.

— Ah. Je vois. Heureusement que t'es là pour me sauver la peau...

Bjorn tenait le manche du planeur d'une main, laissant reposer l'autre le temps de quelques précieux instants. Les vibrations épuisaient ses muscles tandis qu'il fixait l'horizon, appuyé contre la rambarde métallique qui devait dans une ancienne vie servir de porte-bagages. Le ciel était d'un bleu pur et immaculé qui tranchait radicalement avec l'océan de poudre brune qu'il ne pouvait pas fixer plus de quelques secondes sans sentir une chaleur insupportable lui monter aux yeux. Dans cette zone, les longues plages de sable laissaient leurs places à d'innombrables dunes. Bjorn avait de nouveau les deux mains sur le volant et esquivait les dunes à une vitesse convenable. Il avait fait ses classes chez les pilleurs, mais il savait bien qu'il ne serait jamais un pilote d'exception. À dire vrai, il n'en avait pas la volonté, et il n'aimait pas cet endroit, cette mer de grains l'épuisait, sa visibilité était devenue inexistante à cause de l'amoncèlement de sable qu'il devait éluder sous peine d'effectuer un vol plané qui l'enverrait lui et Grän à plusieurs mètres de profondeurs, vers une mort certaine.

— Tu sais, on devrait peut-être rentrer, on n'a pas croisé d'anciens bâtiments, et ça devient de plus en plus impraticable avec cet engin, je sens à peine mes mains.

— Faut continuer, on doit rentrer avec quelque chose, t'as pas idée du coût d'une telle expédition pour le chef. On nous laisserait pas revenir au camp si on rentrait les mains vides. Pas moi. Si j'impressionne pas le chef, c'est terminé pour moi.

Bjorn le savait bien, mais la peur commençait à lui faire perdre possession de ses moyens. Ses mains tremblaient. Il avait l'impression que son corps entier vibrait au contact de ses paumes sur le volant, et ce moment d'hésitation était suffisant pour qu'il n'amorce pas correctement son virage. L'embarcation était brinquebalante et Grän s'accrochait tant bien que mal à la barrière métallique qui se courbait sous son poids. Le pilote n'était désormais plus aux commandes de l'appareil devenu fou. Et ils fonçaient vers une nouvelle dune, plus imposante encore que la précédente.

— Mais merde, freine ! Tu vas nous tuer bordel !

Bjorn n'aurait pas trouvé la force en lui de répondre, même s'il le voulait. Ses bras étaient contractés et son cerveau concentré sur le danger à venir. Il braqua du mieux qu'il pouvait tandis que son pied était enfoncé sur la pédale de frein, il hurla de douleur, sentant ses muscles craquer face aux vibrations qui finissaient de lui aspirer ses dernières forces. Il esquiva la dune de justesse, lorsqu'un bruit assourdissant en provenance de l'arrière du planeur perça l'absolu silence des dunes. La rambarde en métal s'était brisée sous la force des vibrations répétées, et Grän était accroché à elle à la seule force de ses deux mains. Le reste de son corps était trimballé sur le sable qui avait déjà commencé à attaquer sa peau. Grän hurlait, et Bjorn conserva une main sur le volant, tout en récupérant la corde que tout planeur se devait de posséder en cas de circonstances similaires. Elle était fixée à la structure en titane, et Bjorn la balança de toutes ses forces en direction de son mentor. Grän avait peur d'abandonner la barre métallique qui l'avait sauvé, mais il savait qu'elle pouvait lâcher d'un instant à l'autre. Non sans hésitation, il troqua la barre pour la corde et, après plusieurs secondes d'un effort intense au cours duquel il se refusa à regarder l'étendue sableuse qui voulait l'aspirer, il était de retour sur le sol rouillé du planeur. Sa tenue était déchirée de toute part, et il avait perdu une partie de son équipement dans la chute, mais il était en vie. Allongé sur la carcasse de l'engin, Grän riait à gorge déployée, il n'était pas mort, et aussitôt cette expédition conclue, il deviendrait l'homme qui avait survécu au sable.

Après une pause où les mains de Bjorn avaient récupérer un peu de leur vigueur, ils avaient redémarré, non sans peine, la vieille bécane rouillée trimballant avec elle une partie en acier qui creusait un long sillage contre la peau du sable. Ils étaient désormais à quelques encablures de ce qui ressemblait de loin à un vieux village dévasté et rongé par les frottements du sable et le passage du temps. Grän, lui, était assis sur le sol, le dos contre la coque en titane du planeur. Il avait beau avoir fait le fier devant son ami, il avait tristement morflé. Les grains de sable étaient parvenus jusqu'à son corps, le râpant jusqu'à la chair. Il ne s'agissait que de blessures superficielles, mais Grän se sentait épuisé, il commençait à réellement sentir le poids de son corps, de ses muscles, et même de sa peau. Il se sentait déshydraté.

— Bon, y'a un bâtiment qui semble pas mal. Il faudra juste grimper un peu pour atteindre l'étage, t'avais raison finalement, y'avait bien des types paumés pour s'enterrer dans le désert !

Bjorn était captivé par la découverte de ces immenses édifices à moitié plongés dans la poudreuse jaune. Grän ne répondait pas.

— Tu me fais la courte échelle, puis je te fais descendre une corde, on fait comme ça ? Honneur aux anciens.

Bjorn positionna le planeur du mieux qu'il le pouvait contre le mur de graphite et étalait son équipement sur le sol rouillé de l'embarcation. Il rangea sa corde dans le sac qu'il portait sur son dos et en profita pour vérifier la présence de son couteau. Il était un instrument de dissuasion redoutable les rares fois où il avait été confronté à d'autres pilleurs.

– J'arrive.

Le corps de Grän se leva pour rejoindre Bjorn qui l'attendait le pied dans les airs, et le fit retomber avec vigueur sur les avant-bras de son partenaire, jusqu'à atteindre la rambarde d'une fenêtre. Quelques secondes après, il atterrissait sur un sol recouvert d'une fine couche de sable tiède contrastant avec la froideur de la pierre qui par endroit émergeait encore. Il prit la corde qui était dans son sac et l'accrocha à une commode qui semblait peser plus que lui et Grän réuni, avant de la balancer par la fenêtre du bâtiment. De cet endroit, il surplombait la majorité des dunes alentour, et il devait bien s'avouer qu'il était en face d'un paysage magnifique qu'il n'oublierait jamais. Sa contemplation arriva brusquement à son terme lorsque Grän traina son corps possédé d'un mal invisible non sans difficulté jusque sur le sol poudreux du bâtiment.

— Je pense qu'on risque de trouver des objets sympas dans cet endroit, ici. Regarde la commode, on peut se payer un nouveau planeur rien qu'avec ça, tu penses pas ?

Bjorn contemplait le vieux meuble en bois auquel était toujours accrochée la corde, il allait être difficile à transporter, mais ça valait le coup. Il longea le mur de graphite écaillé jusqu'à confronter une porte en bois entrouverte. Il pénétra dans la pièce plongée dans l'obscurité et qui ne comportait qu'une petite fenêtre donnant sur un bâtiment salvateur, qui permettait à l'air de se rafraîchir. Ses yeux s'habituaient rapidement à son nouvel environnement, et son regard se porta instantanément sur une table basse en marbre rose d'où gisaient de profondes veines turquoise.

— Je crois que je vais plus pouvoir continuer. S'écria Grän avec douleur, depuis l'autre pièce.

C'était du véritable marbre, et non du synthétique dont les tocards du Continent raffolaient. Il pourrait se faire une vraie fortune, mais il faudrait parvenir à transporter la précieuse roche calcaire entre les dunes. C'était un pari risqué. Bjorn s'en fichait. Il allait récupérer le morceau de marbre quoiqu'il lui en coûte, il pourrait tenir des mois sans repartir en expédition, et il deviendrait le favori du chef. Grän bouleversa ses pensées lorsqu'il déboula dans la pièce, arrachant la porte de ses gonds, elle s'écroula sous son poids dans un vacarme qui fit trembler jusqu'au sol de pierre de l'édifice.

— Tu ferais bien de me tuer.

Bjorn était pris de panique et rejoignit son mentor, avant de le tourner sur le dos. Il saignait au niveau du ventre, et sa respiration était saccadée. Les yeux de Grän étaient écarquillés, il était effrayé par ce qui lui arrivait soudainement, et l'effroi se mit à prendre le contrôle du corps de Bjorn lorsqu'un ver rampa hors de l'oreille gauche de son compagnon.

— J'ai besoin que tu me tues, je contrôle plus mon corps.

Un nouveau ver fit son apparition, dégoulinant du nez trempé de sueur de Grän. Il posa son sac au sol, ce qui fit se mouvoir les fines particules de sable, et en sortit son couteau. Il ne savait pas ce qu'il devait faire. Il n'avait jamais tué. On n'avait pas le droit de tuer. Il s'approchait du crâne de son ami, en prenant grand soin d'éviter d'entrer en contact avec les vers qui se faufilaient sur les grains jonchant le sol de pierre. Bjorn prit son couteau à la main et son courage de l'autre, mais la main de Grän stoppa net son mouvement.

— Tue-moi !

Grän serra avec violence le poignet de Bjorn, le brisant instantanément. Le couteau tomba au sol, sectionnant l'un des vers au passage. Bjorn hurlait de douleur en tenant son avant-bras désarticulé tandis que Grän se relevait. Ses yeux étaient grand ouverts, et il pleurait. Bjorn rampa dans un premier temps jusqu'à trouver la force de se relever, mais il était bien trop lent pour échapper à la force brute de son mentor, et celui-ci le balança contre la table en marbre qui ne broncha pas. Bjorn était retombé brutalement sur le sol et s'était ouvert le crâne suite à l'impact de sa tête sur le marbre. Il était désorienté.

— Tu vas mourir ici.

Grän ne pouvait rien faire d'autre que de contempler le spectacle macabre qui se jouait devant lui. Il avait été parasité lors de sa chute dans le sable, et il n'était désormais plus que la petite voix dans sa tête, ses yeux étaient la seule partie de son corps sur lequel il avait encore le contrôle. Il voyait son corps malmener celui à qui il avait tout appris, le faisant voler d'un coin à l'autre de la pièce, maculant la salle obscure de son sang. Grän ne pouvait plus supporter ses atrocités et ferma les yeux. Bjorn rampait avec peine en direction du couteau, tandis que le ver sectionné par la lame était devenu deux créatures identiques et bien vivantes. Lorsque Grän s'approcha de lui, une attaque éclaire perfora le poumon de son mentor, mais la crainte lui avait fait perdre la tête, et il continua à percer le ventre de son ami à coup de couteau. Une bonne dizaine de coups plus tard, il s'arrêta et se mit à pleurer, allongé sur le sol, sa tête recouverte de sang et de sable qui s'était accrochée à sa peau humide. Il fit tomber le couteau sur le sol, et dû s'équiper de toutes ses forces pour se redresser. Ce qu'il constata le terrifia au plus profond de son être.

Grän gisait sur le sol, tandis que des viscères à l'odeur putride et une nuée de vers sortaient de ses entrailles. Bjorn écrasait de tout son poids les créatures visqueuses gorgées de sang en tentant de se relever, mais Grän en avait décidé autrement. Il ne fallut que l'espace d'une seconde pour que la carotide de Bjorn soit sectionnée à l'aide du couteau qu'il avait déposé en pensant le cauchemar arrivé à son terme. Bjorn porta sa main à sa gorge et constata avec incompréhension le liquide rouge qui recouvrait ses membres. Il tomba violemment sur la pierre et ferma les yeux définitivement. Grän s'était relevé et écrasait ses organes, pendant que des vers s'accrochaient à ses entrailles pour ne pas s'écraser au sol. Ce qu'il restait de Grän s'approcha de son ancien camarade et lui sectionna la tête à mains nues. Il trimballait la tête qui inondait les vers et les viscères en la tenant par les cheveux, et il se mit en route, enjambant la porte qui gisait au sol. Grän rouvrait les yeux, les larmes avaient cessé. Il ne pouvait plus pleurer, même cela, il en avait été dépossédé. Il voyait la tête de son ami pendre dans la main du corps avec lequel il avait fait sécession. De retour dans le planeur, la créature de vers jeta la tête de Bjorn qui alla se déformer encore un peu plus suite à l'impact avec la structure de titane du planeur.

L'engin se mit en marche, et Grän reprit sa route, contraint par la monstruosité à fixer la plus grande dune qu'il n'avait jamais vue. Elle était aussi grande qu'une montagne, et le véhicule de fortune avançait inexorablement dans sa direction, sans qu'il ne puisse rien faire. L'immense montagne de sable le surmontait et semblait le juger alors que son corps restait statique, contemplant le pinacle de la dune. L'océan jaune trembla et une partie de l'amoncèlement infini de sable sprintait à sa base, alors que le planeur tanguait à nouveau, confronté à un nouveau choc. Grän sentait sa bouche s'ouvrir et un sourire se dessiner sur le visage qui lui avait autrefois appartenu. Un troisième choc. Puis une ombre gigantesque trancha la montagne poudreuse pour laisser place à ce que lui avaient conté les légendes. Le ver surplombait la dune, il était d'une taille incommensurable, et sa largeur aurait suffi à arrêter le cœur de Grän. Il dévisagea le ver informe, d'un mélange de couleur aussi abominable qu'incompréhensible. Il aurait aimé hurler, s'enfuir, se crever les yeux, se suicider, mais il ne pouvait rien. Sans le savoir, sa vie s'était terminée lorsqu'il était tombé du planeur. Sans le savoir, il avait détruit sa vie. Sans le vouloir, il avait détruit celle de son ami. Il n'était plus un être vivant. Il n'était pas non plus mort. Il était le chuchotement inaudible et imperceptible qui résonnait dans la tête d'un fou, semblable à la brise sableuse percutant le visage d'un pilleur. S'infiltrant dans les pensées du voleur, mais incapable de lui faire entendre raison. Les créatures ouvrirent leurs gueules et hurlèrent. Les tympans de Grän implosèrent dans ses oreilles, les lui arrachant par la même occasion. Un mélange de sang et de vers explosés ruisselait le long de ses joues. Et lorsque l'immondice charnue prit son envol, soulevant et embarquant avec elle un Enfer de particules dorées, d'une force semblable à celle d'une tempête s'apprêtant à s'abattre dans sa direction, Grän savait. Son corps véreux riait et souleva la tête exsanguinée de celui qui avait été son ami, et ses derniers instants de vie semblaient lui durer une éternité. Grän n'était plus. Il n'était en contrôle de rien. Et lorsque la gueule du démon de chair referma sa gueule, Grän le savait, il n'avait été qu'un pantin. L'acteur malheureux d'une pièce de théâtre macabre dans laquelle il avait joué la victime, et son héros, le Ver Conquérant.

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