2- De l'autre.

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Non… non !

Mathilde ouvrit les yeux subitement, ne rencontrant que l’obscurité en face d’elle. Elle fut d’abord saisie par cette désagréable humidité omniprésente. Tâtonnant dans le noir, elle frappa sur une surface froide et lisse et chaque coup résonna autour d'elle. Recroquevillée sur elle-même, elle se mit à hurler en cognant frénétiquement sur la paroi.

Comme le couvercle d’une gamelle, sa prison se souleva brusquement, inondant d’un flot de lumière aveuglante l’espace réduit où elle était dissimulée. Brutalement, deux paires de mains la saisirent et la relevèrent. Elle entendit des voix autour d’elle, sans parvenir à les comprendre. Elle chancela mais les mains la retenaient solidement.

Tandis que sa vue s’accoutumait à la lumière, elle distingua une myriade de paires d’yeux hagards qui la dévisageaient. Poussée en avant, la surface sous ses pieds changea, ce n’était plus les feuilles mortes, c’était un carrelage (les tommettes ?) lisse dont le blanc lui rejetait en pleine figure l’horrible luminosité.

Elle sentit une aiguille s’enfoncer dans son bras et grimaça, mais à peine en eût elle prit conscience que la sensation s’évaporait. On lui enfila quelque chose et ses bras se croisèrent sur son ventre pour y rester prisonniers. Les mains la poussèrent ensuite dans un fauteuil.

Elle avait l’impression de mettre de longues minutes à fermer et ouvrir les paupières, engluée dans la sensation que celles-ci étaient extrêmement lourdes.

Une porte claqua derrière elle.

« Mathilde, voulez-vous bien me raconter ? »

La voix était familière. Elle haussa les sourcils et chercha, jusqu’à croiser une large paire de lunettes déposée sur un bout de nez où trois poils noirs se bataillaient. Remontant le long de ce nez, elle croisa deux yeux noirs surmontés d’épais sourcils. Plus haut, un crâne presque chauve luisait sous la lumière artificielle.

Elle sursauta quand des doigts claquèrent devant son nez.

« Mathilde ? »

- Ils sont réapparus… souffla t-elle, tremblante.

- En effet, vous avez eu une nouvelle crise, Mathilde, répondit l’homme en croisant ses doigts sur quelques paperasses présentes sur le bureau.

Elle sentait son corps tanguer comme une barque au gré des flots et luttait pour ne pas laisser ses yeux se fermer. C’était pire les yeux fermés.

- J’ai fait comme vous avez dit… Je suis allée voir.

- Bien, très bien. Il faut faire face aux souvenirs, il faut vous rappeler. Qu’avez-vous vu ?

Il dégaina un stylo et fit glisser une feuille de papier sous la pointe de ce dernier.

- Les couteaux… Il courait sur des couteaux… et elle a regardé dans la marmite.

- Qui courait sur des couteaux ?

- Le lapin, répondit-elle du tac-au-tac, comme s’il s’agissait d’une évidence.

- Où courait-il ?

- Il cherchait à fuir. Elle l’a suivie.

- Que fuyait-il ?

- Je ne sais pas… murmura-t-elle, en baissant la tête.

- Ce n’est pas grave, nous y reviendrons plus tard. (il griffonna sur son document) Qu’y avait-il dans la marmite ?

Elle frémit quand le souvenir lui revint. Le visage joufflu en plastique avec son œil unique s’était imprimé sur sa rétine.

- Une vieille poupée… (elle déglutit) dans un liquide… noir… et épais…

- Parfait. Qu’est-ce que cela vous évoque ?

Mathilde cligna des yeux en le dévisageant.

- Pourquoi voulez-vous qu’une telle chose me fasse… (elle secoua la tête en grimaçant) C’est une vision d’horreur !

- Allons, allons… calmez-vous, ce n’était qu’une question. A-t-elle dit quelque chose ?

Un frisson désagréable la parcourut quand elle entendit de nouveau la petite voix éraillée dans sa tête.

« Ma… man... »

- Non…

Il la scruta un instant, perplexe, la course de son stylo suspendu dans les airs puis enchaina :

- Le lapin… où a-t-il fui ?

Elle reprit ses esprits brusquement, donnant l’impression de se rappeler d’un détail, cligna plusieurs fois des paupières et tressaillit du menton.

- Dans le trou… dans l’arbre.

- Mathilde, cette partie, vous souvenez vous ? Nous en avons déjà parlé.

- Non ! Je me suis faite avalée par la substance ! s’emporta-t-elle.

Il afficha une mine ennuyé.

- Mathilde, les soignants vous ont retrouvé sous la brouette, au fond du jardin.

Elle retomba dans son siège, clouée, les yeux hagards.

- Mathilde, une dernière question… Pouvez-vous me dire en quelle année nous sommes ?

Elle fronça des sourcils et haussa des épaules :

- 1953.

- Et quel âge avez-vous, Mathilde ?

- J’ai 13 ans, évidemment.

Il inspira profondément et nota quelque chose.

- Mathilde, vous souvenez vous de ce que nous avions convenu ?

- Il faut aller voir. Il faut affronter ce qui se passe, répéta-t-elle comme un singe savant.

- Et quand ce que vous percevez vous semble erroné, que vous prenez conscience que ce n’est pas la réalité ?

- Il faut dire non.

- Seulement ?

- Il faut le dire deux fois… et il faut se réveiller.



Colloque – Les maladies traumatiques INSER/TVP - 15 mars 2007

L’homme en blouse blanche fit quelques pas au milieu de l’assemblée et posa un porte-document sur la table. Il réajusta ses lunettes et prit la parole :

« Je vais vous présenter dans un instant le cas d’une malade atteinte depuis plusieurs années de troubles incessants de la réalité et une tendance à l’autodestruction-reconstructive, accompagnés de profondes hallucinations. Ces troubles ne produisent chez elle aucune lésion importante de la personnalité, car elle demeure elle-même mais à des stades évolutifs différents ; en l’occurrence, elle-même plus jeune, refusant ces années qui se sont écoulées avec cette vérité inavouable.

Ces idées antagonistes de défense et de persécution représentent bien, comme dans les hallucinations dialoguées de sens contraire, la lutte de deux synthèses mentales en présence ; avec persévérance, elle continue à en objectiver l’origine au dehors d’elle-même. De même si sa personnalité morale subit des modifications transitoires, elle n’est pas dédoublée en une personnalité seconde, s’organisant et fonctionnant pour son compte. Ainsi, elle se plonge pour revivre encore et encore les détails traumatiques de l’événement. La réalité étant insupportable, son inconscient la reproduit et la dissimule derrière des aspects encore plus sordides – afin que la malade soit en mesure de la rejeter comme mensongère. La culpabilité et le choc émotionnel ont fait créer à son esprit une sorte de réalité parallèle, dont elle a conscience de l’irréalisme sans être pour autant capable de s’en extraire totalement.»

Il toussota et fit glisser dans le rétroprojecteur un document censé illustrer ses propos.

La coupure de presse écornée préalablement agrafée au dossier et maintenant projetée sur l’écran géant, relatait les faits suivants :


«Drame de campagne : le berceau a brulé.

18 octobre 1963 – H.M Lacroix pour le NPL (Nouvelle Presse Locale)

Le feu aurait démarré au niveau de la gazinière : un jouet d’enfant – du fait du plastique fondu retrouvé dans les décombres calcinés – semblerait en être à l’origine. Le drame s’est produit en fin de journée. Mathilde Sénéchaud, mère célibataire, s’était assoupie dans le jardin, profitant certainement de l’agréable arrière-saison que nous offrait cette année de 1963. C’est un voisin qui sonna l’alerte en téléphonant aux pompiers pour signaler une odeur suspecte de brûlé dans le quartier. La longue sirène des pompiers retentit quatre fois mais quand ils arrivèrent sur place, la petite maison était déjà en proie aux flammes. Les courageux sauveteurs pénétrèrent malgré tout et parvinrent à extirper une femme inconsciente, brûlée au troisième degré, qui tenait serrée contre elle une boule de linge incandescente avec son nourrisson décédé. Le corps de la mère et de l’enfant avaient presque fusionné l’un avec l’autre. Les médecins réussirent à sauver la mère, qui fut ensuite transférée de l’hôpital Sainte-Anne à l’institut psychiatrique de Rochemont.

Une marche a été organisée en ville une semaine après les événements tragiques.»



C’est le froid humide sur son front qui la fit revenir à elle.

Le carreau sur lequel elle était appuyée s’emperlait de condensation et sa peau commençait à glisser. Ses paupières battirent lentement et elle regarda à travers la brume de buée collée à la vitre. Le jardin était paisible, comme si le temps y avait suspendu sa course. Un léger halo de soleil y faisait briller les feuilles mortes. La balançoire artisanale, deux cordes et une planche de bois, remuait doucement. Dans le jardin, le mobilier en bois irait bientôt rejoindre les caisses et le débarras du garage pour survivre à la rudesse de l’hiver. Mais en attendant, il accueillait encore les rares moments de détente sous le genévrier. Elle distingua un livre abandonné, retourné, sur le siège opposé.

Intriguée, elle se tordit le cou pour en comprendre le titre :

« Lewis Caroll »

Elle sourit, attendrie par ce roman qu’elle affectionnait. Elle eut un pincement au cœur de savoir l’ouvrage à la merci des intempéries d’automne qui aurait tôt fait de gondoler ses tendres pages. Elle s’apprêtait à passer un châle pour aller à sa rescousse quand elle aperçut, sous le pommier, une femme élégante, avec un large chapeau qui promenait une poussette d’un autre temps. Elle se penchait souvent pour parler gentiment. Quand elle fit le tour de l’arbre en chantonnant une berceuse, Mathilde réprima un frisson de malaise en constatant que la poussette était résolument vide. Un léger court-circuit vrilla ses neurones et elle ferma les yeux.

« Non… » souffla t-elle, une boule au ventre.

Rouvrant les yeux, la femme était penchée au-dessus du landau. Quand celle-ci se releva, la vision d’horreur fit instantanément plaquer la main de Mathilde sur sa bouche, retenant une violente nausée. La femme portait dans ses bras, en berceau, ses propres tripes qui dégoulinaient de son ventre béant, comme si c’eût été un nouveau-né allongé de tout son long. Or, c’était une longueur infinie de boyaux et d’intestins sanguinolents qui glissaient les uns contre les autres entre ses mains maternelles.

Mathilde plaqua sa main libre sur la vitre pour bloquer l’hallucination répugnante.

« Non, non ! » cria t-elle dans la chambre.

Au bout de quelques longues secondes, elle déglutit, fit doucement glisser sa main sur le verre, y dessinant une longue trace humide. Regardant en premier plan, elle distingua d’abord son reflet dans le carreau, l’obscurité étant brusquement apparue au dehors.

Elle grimaça, prête à s’effondrer.

Ce reflet lui renvoyait le visage défiguré d’une vieille femme à la peau couverte de cicatrices boursouflées dont la moitié des cheveux étaient inexistants et l’autre moitié d’un blanc miteux. C’était comme si une partie de cette face grotesque avait fondu comme la cire d’une bougie et qu’un enfant avait essayé de remodeler l’ensemble sans y parvenir. La paupière droite était presque entièrement plaquée sur l’œil, ne laissant transparaitre qu’une fente. La bouche se tordait en un rictus de gargouille.

Une main, tout aussi vieille et brûlée, s’abaissait lentement sous son menton.

« Non… Non…. Non… Non… Non… Non… »

Son hurlement se répercuta dans tout l’établissement, jusqu’à ce que les infirmiers rejoignent la chambre.

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