Chapitre 2
Le professeur Mong baissa son regard sur Rev comme pour confirmer son identité et releva le menton, les yeux dans le vague, comme si, oui, comme s’il lisait tout haut un rapport. Il commença :
— Monsieur Rev Martins, né le 8 aout 2165, à Centre, confédération française. Age : 40 ans, marié à Carin Martins, internée en camp de redressement pour participation à une manifestation anti-Stas. Deux enfants, des jumeaux : Un garçon, Brave, et une fille, Gabby, tous deux âgés de dix-sept ans, encore en camp d’éducation du Quartier Est de Paris.
— Ils terminent leur éducation gouvernementale dans quelques jours, définitivement, interrompit Rev.
L’homme leva un sourcil.
— Êtes-vous tendu, Monsieur ?
— Pas du tout, pourquoi ? réagit Rev Martins.
— Ressentez-vous une quelconque animosité à mon égard ou à celui du gouvernement que je représente ? demanda encore Mong.
— Encore une fois, non, mais…
— Ne m’interrompez plus je vous prie, pas tant que la séance ne débute.
Les traits de Rev se durcirent, masqués par l’obscurité de la pièce.
— Très bien, consentit ce dernier.
— Je poursuis ? interrogea le professeur Mong, tête en avant, sourcil gauche arqué.
Il attendit, mais n’obtint pour toute réponse qu’un vague acquiescement suivi d’un haussement d’épaules, il plissa ses paupières :
— Êtes-vous une sorte de provocateur Monsieur Martins ?
— Mille fois non, professeur, objecta Rev Martins, angoissé.
— Votre attitude docteur Martins, est irresponsable. Sachez qu’en ce moment même, j’hésite à vous dénoncer pour outrage à agent du gouvernement, et un jaune comme moi, (il retint la suite, l’air menaçant) … n’a pas besoin d’une double confirmation, vous le savez pourtant ?
— Oui, s’empressa de répondre Rev Martins, veuillez me pardonner si je vous ai offensé, ce n’était pas mon intention.
Rev ressentit une démangeaison tout proche de sa tempe, une perle de sueur se formait, étincelait sous le projecteur de son Stas si jaune, il en était persuadé.
Le professeur, bien piètre acteur, mima la perplexité, fixa le visage de son patient puis en grand seigneur, lâcha :
— Bien, reprenons, nous parlions de vos enfants qui rentrent bientôt à la maison, nous en discuterons. Passons à votre couleur Stas (il baissa les yeux et fixa la plaque de Rev), qui est bleue, vous venez de faire l’objet d’un signalement pour localisation hors périmètre sans autorisation préalable.
L’homme s’affala sur son siège, la tête en arrière et poursuivit :
— Pas de double confirmation en l’état, la plainte sera rendue sans suite dans exactement cinq heures et vingt-six minutes. Vous êtes diplômé d’un doctorat en génie biologique et mécanique, et vous travaillez pour le compte de la société Tetras, sous-traitant de notre gouvernement. Votre salaire de quatre mille six cents crédit europa vous permet de louer un appartement de trois pièces dans le quartier Est pour un montant de trois mille CE. Vos subventions d’aide au logement vous ont été supprimées à la suite de la condamnation de votre épouse. Vos constantes de santé sont conformes aux moyennes, vous bénéficiez d’un crédit santé de 4300 points et cette consultation vous en coûtera 1305. Vous ne disposez plus de points de sortie de territoire, ce qui explique la déposition en cours. Vous avez rempli votre quota de procréation, votre jauge de dénonciation est au plus bas, quatre confirmées cette année pour un objectif de dix selon votre statut social. Il vous reste que peu de temps, un mois et demi pour l’atteindre sous peine d’une couleur de pénalité.
L’homme baissa ses yeux piqués de deux iris sombres.
— Dans votre situation, vous passerez au noir, donc, extinction de votre conscience et condamnation à un an de rééducation civique en camp.
Rev demeura impassible à l'énonciation de son profil.
Le professeur marqua une pause, surprit de l’absence d’émotion de son client, puis poursuivit la lecture.
— Vous avez fait l’objet de huit condamnations cette année, ce qui explique également votre couleur bleue-rouge.
Cher Monsieur Martins, je vais me présenter et ensuite vous énoncer les mentions légales dans le cadre de nos entretiens. Je suis le professeur Mong, techno-psy accrédité par l’organisation Europa bio-médicale, j’officie ici sous mandat de l’état confédéré pour aider les personnes à se libérer de leurs paroles sans risques de dénonciation. L’entrevue est enregistrée, mais, insista l’homme, confidentiel. Ainsi, rien ne pourra être retenu contre vous dans le cadre de notre entretien. Mandaté par l’administration dans le cadre de la loi du 1er décembre 2110, contracté au frais du demandeur, je recueille vos ressentis sur votre situation tant personnelle que professionnelle. La loi m’interdit de déposer la moindre plainte dans le cadre de nos échanges. Je représente l’antenne de notre administration chargée de capturer les courants de pensée, les opinions, les frustrations et les solutions que nos concitoyens mettent en œuvre pour s’y soustraire. L’ensemble des données que je collecte, demeurera anonyme et sera transmis vers le gouvernement central. Le traitement, l’analyse fonctionnelle, ainsi que les tendances générales et convergences seront calculées et tenues secrètes par nos assesseurs. Ainsi cher Docteur Martins, vous pourrez émettre toutes vos frustrations, y compris les plus, comment dire, réformatrices, sans engager votre responsabilité. Encore une chose, cette séance débutera lorsque je vous laisserai la parole pour une durée de soixante minutes. Le paiement doit être acquitté avant le début de la séance.
Rev fouilla dans la poche de son pantalon, palpa la bombe, l’ignora et saisit sa carte multicred. Il la posa sur la table. Le professeur s’en saisit, avide, et débita son compte santé.
— Monsieur Rev Martins, êtes-vous prêt ?
Son vis-à-vis acquiesça. Un compte à rebours immatériel apparut au-dessus du professeur.
— Que puis-je pour vous cher monsieur Martins ? demanda doucement le professeur Mong.
— Merci de me recevoir cher professeur, commença timidement Rev, je peux dire tout ce que je pense sans risque, sans possibilité pour vous de me dénoncer à postériori, n’est-ce pas ?
— Oui, Docteur Martins, c’est le principe de cet entretien et de toutes les consultations psycho-tech, égara Mong. Les canaux sont fermés avec le réseau Stas, et aucune dénonciation ne saurait être considérée valable si l’action se déroule dans l’heure.
Rev Martins, rassuré sur ce point, s’enhardit et poursuivit :
— J’ai longtemps hésité à consulter, vous savez, longtemps. Je me disais, à quoi bon se plaindre d’une situation subie, qui vous échappe ? Professeur, je n’ai personne d’autre à qui me confier.
Rev Martins hésita un instant.
— Mon épouse vient d’être emprisonnée dans un centre gouvernemental. Vous comprendrez que je sois révolté contre nos dirigeants. Mes enfants rentrent définitivement en fin de semaine, je dois trouver les mots pour leur expliquer que leur maman est enfermée. Je n’ai personne à qui me confier, personne de confiance qui puisse m’aider à affronter ça.
Le professeur, fit mine de comprendre, travestit son visage d’une fausse compassion. Il posa ses mains sur la table, saisit le scan à Stas et le fixa. Il paraissait peser les paroles qu’il s’apprêtait à prononcer.
— Très bien, bienvenu cher monsieur, nous allons tenter ensemble d’apporter des mécanismes pour faire face à cette situation. Une question, n’avez-vous pas d’amis, de la famille à qui vous confier ? Demanda le techno-psy.
Rev se tut, désabusé par la mesquinerie de cette question. Qui en ce continent serait assez fou pour se confier à un ami ? On entendait tous les jours des histoires de parents dénonçant leurs enfants ? pourquoi ? pour une nuance gagnée sur le spectre ? Combien de témoignages de femmes retenues en camps de redressement ou d’éducation ? toutes accusant leurs maris de délation abusive. A la moindre occasion, à la plus insignifiante complainte contre l’ordre en vigueur, un meilleur ami, un frère d’armes, pouvait vous coller une déposition pour propos dissidents. Ce serait prendre un billet direct pour un camp. Quel genre de techno-psy était-il ? Avait-il pensé une seconde au devenir de ses enfants ? Rev rageait intérieurement contre ce contractuel de l’administration, ce vendu fourbe et manipulateur. Il ferma les paupières et retint une pulsion meurtrière. D’un geste vif, il fourra une main dans sa poche et serra entre ses doigts la bombe à Napalm.
L’image de cet homme immolé par le feu sur sa chaise lui apparut.
— Monsieur Rev ? interrogea l’homme, visage froissé d’inquiétude.
L’expert comportemental avait noté l’altération de sa posture, le geste de son bras et l’inclinaison de son buste.
Rev Martins hésita, devait-il le carboniser ? Il était à sa portée, un jaune, une occasion unique de se faire un spectre clair. Il leva ses yeux fous sur l’homme, ressentit toute sa frayeur. Il souleva son bras mais au dernier instant, il retint son geste et pensa fort aux conséquences. Stupide, il se trouvait stupide. Comment pouvait-il songer à compromettre toute l’opération pour assouvir sa haine.
— Oui, je vais bien, se dépêtra Rev, c’est que votre question m’a… (il cherchait ses mots) troublé. Vous savez bien que nous sommes contraints de garder le silence, nos douleurs, nos doutes et nos révoltes, sont des faiblesses que les autres s’empressent de dénoncer. Pourquoi me poser cette question ? Je ne vous lâche pas mille et quelques points santé pour entendre ça.
Cette fois, c’était le visage du professeur Mong qui luisait, l’intensité de la plaque Stas de Rev révélait les perles humides sur son front. Une peur malodorante presque panique émanait de son corps.
— Vous avez sans doute raison, balbutia-t-il. Dans certains cas, les gens discutent librement et établissent une sorte d’accord tacite de non-dénonciation. Je voulais approfondir ma connaissance de votre milieu, rien de plus, Cher monsieur. Veuillez donc accepter mes excuses, mais je vous en prie, poursuivez, je vous écoute.
— Très bien, alors si vous m’écoutez, vous devriez comprendre que je suis à bout, que la moindre étincelle peut embraser toute ma colère. Dites-moi, à travers vous, je m’adresse au gouvernement central, de manière anonyme, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est la loi, s’empressa d’approuver le spectre clair.
— Alors, j’ai un message pour lui. D’abord, puisque vous avez enlevé ma femme, ensuite parce que vous m’avez envoyé comme à peu près toute la jeunesse de ce continent sur le front Est, parce que vous m’avez obligé à tuer froidement des êtres humains pour des raisons que j’ignore, et, parce que vous transformez mes enfants en une machine à dénoncer, je vais organiser le premier mouvement révolutionnaire d’Europa. Je vais par tous les moyens, tenter de rallier à ma cause tous les opprimés, soit, quatre-vingt-dix-neuf pourcents de la population dans un unique objectif : celui de vous renverser et de vous anéantir.
Le professeur, interloqué, ne sut que répondre. De mémoire, c’était bien le premier patient dans sa longue carrière à déclarer ses intentions belliqueuses. Il n’en revenait pas.
— Répondez ! hurla Rev.
— Mais, à quoi ? que voulez-vous que je vous réponde, enfin ? L’ordre d’Europa nous protège tous, vous le savez bien, les statistiques présentent des chiffres en baisse dans tous les domaines. Nous n’avons que très peu de crimes, les délits pour incivilités sont limités, les gens sont en sécurité dans toutes les agglomérations du continent. La promotion civique nous permet de distinguer les citoyens exemplaires, qui par leur courage font acte de préservations des principes et des lois du centre, en dénonçant ceux qui menacent l’équilibre. Nous n’avons plus d’attentats, les espions Russochinois n’ont aucune marge de manœuvre et sont aussitôt repérés. Vos enfants, vivent dans un monde en toute sécurité. Le principe de compensation pour dénonciation est juste, on enlève à ceux qui enfreignent la loi, et nous donnons à ceux qui s’en accommodent. Aucun système politique en ce monde n’est plus adapté à notre survie, car oui, il est question de survie. Le gouvernement central n’entend plus donner libre cours à des dissentions qui un jour ou l’autre, se transforment en haine et en violence. Le choix politique de notre gouvernement est implacable, il n’admet pas de faille, pas de différence entre les êtres humains, tout le monde à sa chance. Nous prônons le respect, quand je dis-nous, entendez le gouvernement. Il s’agit de respecter les règles, de satisfaire le groupe et de gagner la guerre contre l’ennemi.
L’homme se pencha en avant, illuminant le visage cireux de Rev d’une teinte claire.
— Pensez à quel monde vous voulez ? Un monde policier, dans lequel une minorité de fonctionnaires traquent les incivilités, les délits et les crimes ? Combien de policiers aurions-nous besoin ? Pourquoi déployer une telle force, dépenser tant de crédits pour des actions limitées ? La politique du tout sécuritaire est révolue Monsieur Martins. Notre gouvernement a élaboré le seul système politique capable de rassembler ses citoyens, de les responsabiliser, d’être les acteurs du respect des règles de la communauté. Ne voyez-vous pas comment les gens s’épanouissent ? Ils vaquent à leurs occupations sans se préoccuper de leur sécurité. Nous constatons que le nombre de viols, de meurtres, de provocations à la haine, de vols n’a jamais atteint un tel niveau, le gouvernement change les mentalités et nous oriente vers une évolution de notre espèce.
Rev toisa son interlocuteur, puis acquiesça en jetant un coup d’œil sur le compte à rebours.
— Vous relayez des arguments de campagne. Je sais tout cela. Je connais les chiffres et les tendances, la baisse drastique de la criminalité. Je vous rejoins sur ce constat. Mais, cette politique est fondée sur de la peur, sur de la dénonciation, sur l’action individuelle. Prenons un exemple Professeur.
Rev Martins se leva.
— J’ai dans mon entourage un homme, que je nommerai, disons John. Ce brave monsieur est un jeune marié, il vient de recevoir sa prime d’union, quelque cinq mille CE, qu’il décide d’investir dans l’achat d’un logement. C’est un appartement modeste dans le sud de Paris. John est Stas vert, un spectre clair, son épouse est quant à elle, bleue. Jude, son prénom, a un caractère affirmé, et a par le passé commis quelques infractions pendant ses années d’études. Rien de bien grave : trois mensonges dénoncés et confirmés, deux sorties hors périmètre sans autorisation, et deux trois autres bricoles justifiées ou non dans le cadre de son travail dans un centre de soin de la capitale. C’est vraiment une charmante jeune fille de vingt-six ans, légère dans l’intimité mais sérieuse dans son travail. Tout se passe pour le mieux pour le jeune couple qui un an après l’acquisition de leur bien décide de faire une demande de procréation. Ils se rendent ensemble au centre Euro-bio le plus proche, et remplisse les formalités d’usage. Vous connaissez comme moi la procédure ? d’abord une vérification de santé, puis un entretien individuel sous Parl. Tout à fait normal, si nous voulons avoir un enfant, nous devons nous soumettre à cet interrogatoire, nous transfuser un produit chimique désinhibant qui s’emploiera à révéler la vérité et rien que la vérité.
Rev Martins marqua une pause.
— Bien, La jeune femme est invitée dans la chambre blanche, et s’assoit en face du fonctionnaire screener, spectre clair, qui après les salutations de circonstance met en place le protocole. Une fois sous Parl, Jude décline son identité et commence l’interrogatoire. Elle lui révèle alors que son époux est anxieux, il vit constamment dans la peur d’une fausse dénonciation. Pourtant, John, selon son épouse, respecte les lois, se conforme à dénoncer avec zèle ses collègues et ses connaissances. John ambitionne de devenir un jour jaune, et pourquoi pas après tout ? il est motivé, se montre compétent dans son travail et se comporte en parfait citoyen. Il veut accéder au pouvoir. Mais Jude n’en reste pas là, elle dit à son interlocuteur que John est en proie à une forme d’agressivité passive. Elle entend par là, que son homme entretient avec minutie une influence négative à répétition visant à la soumettre à son autorité. Elle aurait subi des violences morales, mais assez subtiles, pour éviter qu’elle dépose une plainte confirmée. Elle évoque également les soupçons qu’elle entretient secrètement sur l’infidélité de son mari. Cette jeune femme, sous sérum, avoue ne plus supporter cette pression seule sans personne à qui se confier. Elle dit avoir un penchant pour l’alcool, se sent dépressive et confie avoir pensé à le blesser, puis à mettre fin à ses jours. John de son côté, plus habile, s’était préparé à son entretien. Il accusa son épouse de plusieurs délits mineurs que personne n’aurait pu confirmer. Plus tard, après délibération, la décision de procréation fut rejetée, Jude ne rentrera jamais dans son foyer, internée sur le champ en camp de rééducation. Pourquoi ? pourriez-vous me donner une explication ?
— Je ne connais pas ce dossier Docteur Martins.
— Vous avez une opinion, j’en suis certain. Cette femme se trouvait être la codétenue de mon épouse. Elle s’est donné la mort. Pourquoi avoir enfermé Jude ? Selon moi, nous sommes devant déni officiel d’une défaillance du système. Ils éliminent les victimes, vous entendez ? le gouvernement ne protège pas les faibles, il les enferme.
— C’est une bien triste histoire cher Docteur, mais, il s’agit d’un fait divers, d’une exception. Vous devriez prêter attention aux innombrables cas ou le système rend grâce à l’élévation. J’entends votre chagrin, je suis en qualité de techno-psy habilité à écouter vos doutes. Sachez que le gouvernement agit selon des principes généraux de bien-être.
Rev lui sourit et sortit la bombe à Napalm de sa poche. Il braqua le pulvérisateur droit sur le visage de son vis-à-vis.
L’homme sursauta et recula par reflexe au fond de son siège.
— Que faites-vous ? S’il vous plait, ne faites pas ça.
— Calmez-vous professeur Mong, prenez le lecteur Stas et donnez-le-moi.
— Pourquoi ? que comptez-vous faire avec ça ?
— Donnez-moi le lecteur où je vous asperge de Napalm.
— Tenez, fit l’homme.
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