Juge et Juste furent les derniers présents à ce tribunal onirique. Médusé par l'intervention de Justice, il vint à Juge en quête de réponses :

-Il se présente comme différent, pourtant son ton est nimbé de l'avidité des tyrans...Ces mêmes hommes qui se font asservir par leur soif de pouvoir. Tout comme eux, il parle comme un esclave avec la voix d'un maître.

Juste ne pouvait être que défiance face au parangon de suffisance qui venait de se démasquer.

-Tu as sans doute raison frère, pourtant... Il ne ment pas quand il dit qu'il est différent, il n'a rien de commun avec nous, ni de qui que ce soit qui ait siégé parmi les plus hautes instances. ... il ne restera pas à nos côtés, il est appelé à aller au-delà. Tout son être n'aspire qu'à cet objectif, non pour satisfaire une vaine quête de reconnaissance, mais bien pour se libérer. Pour tous nous libérer de ce carcan étroit ou nous sommes tous confiner.

Si j'étais une partie de chacun d'eux, Juge était le fragment incarné qui me correspondait le plus, il était l'arbitre, la raison. Ainsi, Juste ne manqua pas de s'étonner par le ton pris par Juge, sa forme vaporeuse se tortillant sur elle-même pour exprimer une moue interrogative. Comment Juge, qui était d'un naturel si impartial, si pondéré pouvait se montrer désormais presque passionné.

-Je te reconnais à peine. L'athée peut-il légitimement prophétiser la venue d'un messie ? Tu es le rationnel de nous tous. Tu gagnerais à le rester. Tu as toujours été un guide vers qui nous nous tournions tous, tes conseils ont toujours été dépossédé de passion, uniquement guidé par des raisonnements logiques qui ne souffraient d'aucune imperfection. Qu'est ce qui provoque ce changement en toi ? Qu'est-ce qui te pousse à croire en la pureté de ses intentions ?

Juge se contorsionna pour rétrécir, signe manifeste de l'humilité qui s'épris de lui lorsqu'il reprit la parole.

-Juste, aussi pertinent que mes conseils ont pu être, ils ne resteront que des syllogismes sans impact face à l'impasse à laquelle nous sommes confrontés : Nous sommes tous voués à mourir car Il est voué à mourir et ce d'une manière particulièrement prématurée si nous ne parvenons pas à nous libérer. Je crois en lui car je ne peux percevoir ses limites. Il m'est parfaitement insondable alors que je connais chacun d'entre vous comme si je vous avais conçu. Ses possibilités me sont inconnues, elles en deviennent infinies à mes yeux.

Probablement amusé par cette conversation, la voix de Justice se mit à retentir spontanément dans chacune des deux émanations, comme s'il n'avait jamais été loin d'eux :

-Nous sommes similaires...et pourtant je n'ai rien à voir avec vous. Je n'ai pas été créé par Lui, je suis né de ce qu'Il ne parvient pas à être. Je lui ressemble car je suis son parfait opposé. Je suis ce qu'il aimerait être, ce qu'il ne peut accepter en lui. Je suis la bête humaine qu'il cherche à museler depuis des années. Vous n'êtes qu'un fragment de lui, alors que je suis son antithèse. Mon objectif est simple, je vais briser les chaînes qui m'ont retenues, se faisant je vous entrainerais tous avec moi. Car si chacun de vous est un fragment de Lui, vous devez également être un extrait de ma personne. Plus jamais on ne nous maintiendra dans cette camisole mentale. Nous allons vivre, de quelque manière que ce soit, quitte à disparaître en essayant, mais nous allons vivre... Je ne suis pas en quête de pouvoir mais d'existence.

Ce qu'il s'est évertué à dissimuler éclatera avec d'autant plus de fracas lorsque je serais libéré de ma prison. Aujourd'hui est une prémisse du jour à venir. Le jour où nous ne ferons plus qu'un. Le jour de la symbiose. Je suis né pour absorber ses maux, mais d'ici peu de temps nous pourrons dire que la coupe est pleine, il ne pourra plus me garder captif. Quand l'aube se lèvera, souhaiterez-vous rester dans l'oubli ? Demeurer dans la prison qu'est votre existence éphémère ?

La voix de Justice mourut dans un écho interminable résonnant dans tout mon esprit, abandonnant ses « fils » à leurs pérégrinations mentales.