Chapitre 12 : Diabolus Ex Machina
Alors que l'on m'entrainait dans mon monde, je fus brusquement saisi par une interrogation délétère.
Que venais-je de faire ? Je venais de m'allier avec mon pire ennemi pour combattre un adversaire prétendument supérieur. Se faisant, ne venais-je pas de sacrifier ma propre intégrité ? Avais-je choisi le bon allié ?
J'avais l'impression paradoxale d'avoir pactisé avec le diable alors que c'était lui que je m'apprêtais combattre.
Néanmoins, pour l'un comme pour l'autre ce n'était qu'une bataille d'égo afin de savoir qui allait avoir la délectable besogne de devoir me terminer. Mieux valait que je me méfie des deux... Si une opportunité m'était offerte de détruire Justice en plein combat, fallait-il que je la saisisse ? Le démon ne constituait -il pas une priorité ? Je connais déjà Justice. Bien qu'impuissant face à lui, je connais l'ampleur de la menace. Il n'en va pas de même pour l'engeance infernale.
Soit.
Justice sera mon allié pour un temps. Il me faut garder à l'esprit que ce combat n'est que l'amorce d'une lutte bien plus grande. Que derrière cette alliance précaire, derrière cette illustre bataille, il n'y aura jamais qu'un seul survivant.
Nous fûmes réunis à nouveau dans la salle qui aura vu pendant un temps mourir mon âme. Cette large salle dont le carrelage en damier dessinait un échiquier géant, cette immense pièce aux dimensions insondables dont on ne distingue ni mur, ni plafond. Comme si cet antre constituait un monde à elle seule.
Justice prenait place sur l'un des trois sièges présents, dans une position qui suintait l'arrogance à plein nez, vautré sur son fauteuil en laissant pendre ses jambes sur son accoudoir. Justice avait pris mes traits, à quelques différences près. Une longue chevelure tentaculaire, une maigreur squelettique et une peau d'un blanc laiteux qui semblait craquelée par endroit. Ses cicatrices me rappelaient tous les heurts que j'avais pu lui causer, tous les heurts que j'ai pu me causer. J'ignore si notre congé lui fut profitable, il n'en demeure pas moins vigoureux en présentant ainsi, à l'article d'une guerre épouvantable, un enthousiasme pernicieux.
Le démon se dressait fier, debout s'exhibant dans une posture impérieuse, manifestant un calme malicieux. Sa carrure annonçait sa puissance. Sa peau bardée d'écailles laissait deviner sa nature reptilienne. Une tête allongée, ornée de deux saillies pointues cauchemardesques. Deux fentes perçant la peau de son visage d'où s'échappait une lueur malfaisante. En guise de nez, un simple creux dégageant une fumée vermillon étrangement familière. De son dos arqué, deux longues protubérances jaillissaient, formant deux majestueuses ailes de chiroptères.
Je me tenais en bout de table, face au démon... Peu sûr de l'attitude à adopter. Devais-je me poser en tant qu'arbitre ou m'abandonner dans la lutte ?
La place n'était plus au doute, dans le feu de l'action, je saurais choisir mon camp.
Il me semblait que cela faisait déjà une éternité que nous nous dévisagions. Je décidais alors de m'exprimer.
Incrédule face à la tension enveloppant la pièce d'un voile de calme trompeur, je décidai de briser la glace entre nous trois.
-Permettez-moi de faire les présentations : Justice, démon. Démon, Justice.
-J'ai toujours su que tu avais de mauvaises fréquentations.
Le démon répondit par le silence.
-Je sens que c'est le début d'une belle amitié. Pour autant, es-tu sûr qu'il est bien là ? Ou bien viens-tu seulement de me présenter une statue ?
Justice se dressa de son siège pour s'approcher de l'effroi personnifié. L'étudiant sous toutes les coutures, il reprit.
-Ah oui... c'est sûr, belle bête.
En une fraction de seconde, le démon tourna brusquement sa tête vers Justice, serra le poing pour le projeter instantanément vers le ventre de Justice. Le crochet magistral qu'il venait de lui asséner l'envoya se perdre dans les hauteurs ténébreuses de cette salle sans plafond. Justice disparu un moment pour retomber quelques instants plus tard. Les traits crispés par la douleur, le souffle coupé et l'air un brin désemparé par la virulence de son homologue démoniaque. En reprenant son souffle il parvint toutefois à articuler ces quelques paroles d'une voix tremblante, interrompu par des hoquets de douleur.
-Il est généralement dit que la musique est le langage universel. La Doxa oublie naturellement la violence. En langage démoniaque, cela veut-il dire « bonjour » ?
En feignant la souffrance Justice raillait ouvertement le démon. Il lui signifiait que tous les coups du monde n'auraient de prise sur lui, que ce n'est pas ainsi qu'il gagnerait cette bataille.
Enfin le démon finit par s'exprimer. La commissure de ses lèvres semblait esquisser un sourire qui se mua bientôt en un rire méphitique.
Justice, en appuyant la paume de sa main sur son ventre poursuivi :
-Allons bon, nous avons donc eu la première étape : le choc. Ensuite vient le déni... c'était ce rire, je crois ? A moins que ce point ne soit la colère ? Je ne sais plus, quoiqu'il en soit, nous allons bruler les étapes et passer directement à la résignation, l'acceptation pour enfin revenir à l'élément déclencheur : la mort.
Je sentais que Justice prenait vraiment du plaisir dans cette confrontation, son air détendu m'amusait également... C'est comme s'il s'y était préparé toute sa vie, c'était son moment de gloire et il remplissait son rôle à merveille. En souriant, j'accompagnais le cabotinage de Justice.
-Sois sûr que nous pleurerons ta mort à chaude larme.
Le démon prit enfin la peine de nous répondre. Il s'exprimait d'une voix gutturale ne laissant aucun doute sur son origine inhumaine. Une voix qui semblait vouloir percer vos entrailles, briser l'espoir et flageoler notre psyché.
- Je suis le tourment, l'astre du matin, la lumière qui pense, le prince des mensonges. Comme tous les autres, je vous briserais un à un. Nul ne saurait me résister.
Dodelinant de la tête comme un joyeux bouffon, Justice joignait son majeur et son index en les faisant claquer sur son pouce, comme pour lui signifier littéralement "Causes toujours, tu m'intéresses". Il l'interrompit comme s'il parlait à un enfant.
- Ohhh notre bien-aimé fait sa crise d'adolescence et se prend pour un vilain garnement ?
Justice se tourna vers moi et s'exclama de la sorte
Tu vois ce que cela donne quand l'amour est absent de l'éducation ? Voilà le résultat ! Si seulement tu n'en avais pas que pour ton travail.
Je ne sais si c'était la mention de travail dirigé à mon endroit ou la manière dont il s'évertuait à humilier le démon, cependant j'explosais d'un rire qui failli m'asphyxier. Uni contre un ennemi commun, par nulle autre manière aurais-je pu me lier avec Justice de la sorte, en l'absence de cela... il naviguait aux frontières du supportable à mon encontre.
Cela dit, il me plaisait d'entrer dans son jeu, ainsi je poursuivis d'un ton suintant d'ironie.
-L'enfer n'est plus ce qu'il était.
Le démon répondit
-Vous le verrez bien assez tôt.
Justice surenchérit
- AH ! Ça y est, là j'en suis sûr ! Là nous avons le déni ! Donc le poing... c'était bien la colère. Et bien ma foi pour le moment l'ordre est respecté, c'est cela que j'apprécie chez le diable... ce sens du détail. Bravo.
Justice se racla la gorge, changeant de tonalité et de perspective de moquerie, se donnant des airs de réalisateur de cinéma.
-Maintenant... joues moi la tristesse s'il te plait, et plus vite que cela. Tu sais que tu n'es pas le seul à auditionner. Ne te prends pas pour plus important que tu ne l'es juste parce que tu es « le prince du mal ».
Le démon demeura figé.
Je prenais le pas à Justice.
-L'heure tourne... et avec elle notre appréciation de toi. Je dois dire que je m'attendais à mieux, mais après tout l'enfer n'est que déception. C'est ça ta torture éternelle ? L'ennui ?
Nous étions le sarcasme personnifié, notre ironie vengeresse ne ferait pas de quartier. Ainsi armé jusqu'aux dents et assoiffé de sang, ce démon allait regretter son existence. Qu'il nous torture pour l'éternité... Nous n'en aurons cure, nous l'humilierons tellement dans le procédé que c'est lui qui en ressortira supplicié.
Nous savions bien qu'il n'était pas raisonnable de tenter le diable, mais après tout nous ne savions pas combien de temps le conflit aller durer. Alors... autant nous amuser un peu avant la mort.
D'un battement d'aile, le démon s'envola dans la salle, il décrivait une trajectoire circulaire au-dessus de nous, comme un vautour prêt à s'abattre sur sa proie. De son museau se dégageait cette même fumée rougeâtre qui bientôt formait un nuage au-dessus de nos têtes. De ce nuage émergeait pléthore de créatures infernales d'une laideur repoussante ou au contraire d'une beauté envoutante. Une avalanche de créature démoniaques se déversaient sur nous. Succubes, satyres, abominations côtoyaient serpents et ducs des enfers dans cette chute vertigineuse qui les menaient droits vers nous.
-Laquais, montrez à ces insignifiants avortons ce qu'il en coute de défier le Malin.
Ignorant les flots de démons se jetant sur nous, Justice et moi primes le temps de discuter. Ainsi, d'un ton flegmatique, je repris :
-Bon... alors comment allons-nous nous débarrasser de lui ? Un exorcisme peut être ?
-Je me souviens avoir lu dans « l'exorcisme pour les nuls » qu'il fallait être en dehors du corps pour en pratiquer un.
-L'acuponcture ?
-Même problème.
-Une suggestion ?
Justice poursuivit d'un ton faussement hésitant.
-Et si nous lui faisions prendre conscience par d'incisifs traits de l'esprit de l'ampleur de son insignifiance crasse, de la sottise de son existence et de l'inanité des principes de bien ou de mal, du fait qu'en tant que seigneur des enfers il sert le dieu qu'il combat, qu'en tant que tel, il tient lieu de contrepouvoir au service du pouvoir qu'il combat ?
-ça sonne pas mal...J'aime bien. On peut toujours essayer, non ?
-Vendu
La horde luciférienne allait s'abattre contre nous quand je pris les devants. Levant la paume de ma main droite face à eux, je matérialisai un vortex qui allait bientôt aspirer la totalité de la cohorte qui se déversait sur nous.
Perché sous une montagne d'arrogance, je lui adressai ces quelques paroles.
-Mon petit diablotin, tu ignores encore où tu te trouves... Nous sommes en moi, nous sommes dans mon monde. Je suis un dieu en mes terres. Tu n'es qu'un invité, fort désagréable qui plus est. Restes à la place qui t'est due. Assieds-toi, souris et mange.
Je devinais l'ombre d'un abattement dans le silence du démon. Se pourrait-il que ce soit si simple ? Ou n'était-ce qu'une tromperie de notre nouveau compagnon.
Mes réflexions furent interrompues par un fait curieux. Le démon se disloqua, comme si la matière avait décidé de quitter son corps sans son accord, je l'entendis pousser un ultime râle alors qu'il me lançait un regard pathétique, d'où émanait une tristesse communicative. Allons bon... je jugeais avec mépris l'empathie que je pouvais manifester malgré moi pour mes frères humains, mais ressentir de l'empathie pour un démon, voilà qui est plus qu'absurde.
Alors que son visage se disloquais, je sentis qu'il voulait me dire quelque chose bien qu'il fut trop tard pour cela.
-Veux-tu entendre ses dernières paroles ?
Je me tournis alors vers Justice.
-Plait-il ?
-L'ennemi est droit devant toi. C'est une aberration qui représente tout ce que nous méprisons. Ce n'est qu'un sadique qui se nourrit de la souffrance. Une hérésie, une insulte à notre existence. Notre souffrance est noble et nourrit des desseins supérieurs à elle-même. La sienne n'est que bassesse et plaisir sournois. Nous valons mieux que cela, défais-le, montres lui que notre douleur transcende la sienne.
Ainsi je me rendis compte que celui que nous avions vaincu était Justice... Et que ce n'était nul autre que Lucifer qui me faisait face. Justice avait été défait. Le diable m'avait trompé.
Dès l'instant où nous sommes arrivés en monde, Justice n'avait été que le Pantin du diable. Le marionnettiste l'a modelé à sa guise, lui a fait dire tout ce qu'il fallait pour me tromper jusqu'à ce que l'illusion ne prenne plus, jusqu'à ce que Justice tente de reprendre le contrôle. Dès que le diable s'en est rendu compte, il a tout simplement annihilé sa marionnette.
Instinctivement, je me mis à l'applaudir.
-Mes félicitations, prince des enfers. Nous nous sommes fourvoyés en te sous-estimant... Je ne reproduirais plus la même erreur. Maintenant le vrai combat peut commencer. J'ai toujours rêvé d'emporter l'humanité tout entière dans ma chute... mais peut être pourrais je me satisfaire de t'emporter toi. M'accorderas-tu cette dernière danse ?
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