Chapitre 5 - Louis -
Quand Aurore est sortie de la voiture, mon téléphone a sonné. Merde, je suis en retard. Avec tout ça, j’avais complètement oublié que je devais travailler jusqu’à la fermeture ce soir. Je décroche à mon patron et lui signifie que j’arriverai avec un peu de retard. Et je me suis mis en route.
Cela fait déjà deux heures que je plie les pulls et les rangent, que je réponds aux questions de ceux qui en ont besoin, que je fais des allés retour entre les stocks et le magasins et que j’encaisse les articles, vidant un peu plus les stocks que je dois ensuite ré-remplir. C’est l’heure de ma pause.
Je prend ma veste et sors. Dehors, il faut un peu plus frais que quand je suis arrivé mais c’est quand même agréable pour un mois de février près de la mer. Je sors mon téléphone après avoir allumé une cigarette. Sur internet, je me rend sur Google traduction en essayant de me rappeler des mots que j’ai entendu plus tôt. Je tapes ce dont je me souviens et essaye de trouver un sens à tout ça, en vain. Il me manque trop de mots et ceux que j’ai ne sont probablement pas les bons. Je dois déjà retourner au travail.
Quelques deux heures plus tard, ma journée est enfin terminée. Je peux rentrer chez moi, enfin. Avant de sortir de ma place de parking, je lance ma playlist en aléatoire. Une chanson d’S.Pri Noir résonne et d’autres suivent. Puis la voix de Florence and the Machines retentit. Je m’apprête à changer, la zapper. Mais je me retient en repensant au visage prostrée d’Aurore un peu plus tôt, en écoutant cette chanson. Je la revois, des larmes coulant le long de ses pommettes un peu violettes, le regard dénué d’émotions fixant le paysage. Et j’écoute chaque paroles, je ne les comprend pour la plupart pas, mais tente quand même.
Depuis que la musique a résonné pour la première fois en rentrant, je l’écoute en boucle, encore et encore, jusqu’à ce que chaque mots rentrent dans ma tête, jusqu’à ce que je comprenne chaque parole, jusqu’à ce que j’en saisisse le sens. Je me tourne et me retourne sans cesse, cherchant le sommeil sans le trouver. Après deux petits coups sur la porte, ma mère rentre et s’assoit à côté de moi.
- Qu’est ce qu’il se passe, chéri ? Pourquoi tu ne dors pas ?
- Maman. J’ai dix-neuf ans, je suis grand.
- Je sais, mais tu restes mon bébé, et je m’inquiète. Tu n’as presque pas décroché un mot de toute la soirée ! Et tu n’as jamais de mal à trouver le sommeil quand tu as enchaîné une journée de cours et le boulot.
- Tu sais cette chanson, je lui montre mon écran avec la pochette de l’album. Pourquoi c’est ta préférée ?
- Tu comprends le sens de ses paroles déjà ? je la connais, elle tente d’éluder la question.
- Je crois, oui. C’est quoi tes démons, à toi ?
Elle reste un instant silencieuse avant de répondre, se livrant à moi.
- C’est l’abus. La violence psychologique que mes sœurs et moi avons reçu. C’est tout cet acharnement.
- C’est pour ça qu’on ne voit presque jamais tes parents ?
- Oui. Je suis partie à dix-huit ans pour ne plus avoir à vivre ça. C’était trop dur. Et tu es arrivé. Bonne nuit, mon cœur. Je t’aime.
Avant que je ne puisse répondre quoique ce soit et sans attendre sa réponse, ma mère s’enfuit. Je voudrais l’aider. Mais je sais que les blessures de son passé sont toujours présentes, et en reparler ne fait que les ré-ouvrir. Son père était stricte, il voulait constamment faire de ses filles des championnes, des gagnantes. Sa mère ne disait jamais rien. Et en quelque sorte, elle se rendait complice du mal que son mari infligeait à ses petites filles. Il y a eu des nuits sans manger, des jours sans sortir, des silences trop bruyants et des éclats trop dévastateurs. Et mon arrivée soudaine n’a rien fait pour arranger la situation. Pourtant, elle a su tout gérer d’une main de fer pendant les premières années où elle m’a élevé seule. Et un jour un homme est rentré dans sa vie. Cet homme, je l’ai appelé papa, et ça n’a jamais changé pour moi.
Ce vendredi matin, en arrivant au lycée, Aurore porte à bout de bras son sac de sport. Elle a mit un pansement sur sa main gauche et je vois quelle tire sur la manche de son pull pour cacher au maximum son état. Aussi, elle porte un col roulé, sans doute pour camoufler les traces rouges qu’ont laissé les doigts de Nao. Elle doit sentir mon regard pesé sur elle puisqu’elle détourne son visage du sol pour rencontrer mon regard. Mais elle se détourne quand son amie l’appelle avant même que j’ai le temps de lui envoyer un sourire. De toute façon, elle n’aurait pas répondu.
À la pause de dix heures, j’attends à mon casier que Mathéo arrive. Quelques personnes passent, la plupart sont au téléphone, d’autres discutent et rigolent. Mais un groupe de cinq ou six personnes passent devant moi et parlent de cette fille qui commence à faire peur avec toutes ces marques. Peu de temps après, Clara et Lisa – deux amies d’Aurore – arrivent et récupèrent leurs affaires de sports au-dessus des casiers. Elles proposent à leur copine de lui donner son sac mais, presque aussitôt, Aurore se braque et refuse en avançant l’idée qu’elle n’a besoin de l’aide de personne. Elles acquiescent et Lisa s’en va rejoindre d’autres amies. Clara quant à elle reste jusqu’à ce qu’Aurore lui demande de la laisser seule. Sans un mot, elle part, le regard remplit d’inquiétude.
Soulagée d’être seule, ou presque, Aurore laisse échapper un soufflement. D’une main habile, elle attrape les quelques classeurs présents dans son sac et les balance dans le casier déjà mal rangé. Puis elle se hisse sur la pointe des pieds pour saisir son sac de sport. Mais elle est trop petite pour ça et elle commence à perdre l’équilibre. Elle se rattrape alors sur sa main gauche, et un cri aigu sort de sa bouche, signe de sa douleur.
- T’as toujours pas besoin d’aide, je suppose.
Elle me lance un regard dédaigneux, encore, et me renvoie son plus grand sourire hypocrite avant de répondre d’une voix tranchante :
- Exactement.
Je rigole un instant en revoyant sa tentative ridicule et attrape son sac pour elle. Je lui tend sans le lâcher. Elle le saisit et me remercie, mais je ne le lâche toujours pas. Son regard est chargé d’incompréhension, alors je m’explique :
- Tu comptes vraiment faire sport avec ta main ?
- Oui.
- Tu te rends compte de la douleur que tu vas t’infliger ?
- Oui. Et ce ne sont pas tes affaires alors lâche-moi.
- Tu joues à quoi ?
- Et toi ?
- Je veux juste t’aider. Comme tous tes proches. Tu leur a dit quoi ?
- Écoutes-moi bien, Louis. Il ne se passe rien. Je ne sais pas ce que tu crois savoir et ce que tu penses voir, mais c’est ta parole contre la mienne. Et jusqu’à la fin, je nierais quoique ce soit.
Après avoir répondu du tac au tac, son ton est devenu encore plus cinglant. Mais je veux la faire réagir, alors je m’autorise une provocation :
- Et la fin pourrait être proche.
Un dernier regard noir, elle m’arrache son sac des mains et part en furie. Je la suis du regard, l’observe rejeter chaque personne qui tente de l’approcher, même Mathilde qui lui attrape le bras. Elle se détache de son emprise et trace tout droit.
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