Chapitre II
Depuis un jour, Mayu marchait sur ce chemin de terre où elle n'avait croisé que des montagnes aux sommets enneigés, des étendues d'herbes silencieuses, des champs où des travailleurs continuaient leurs activités sans lever les yeux vers elle et quelques marchands de passages.
Dans un Monde où la magie était rare, elle se retrouva confrontée à sa solitude. Cela ne lui était pas arrivé depuis sa naissance. Elle avait toujours eu Haru près d'elle du plus loin qu'elle se souvienne.
Elle avançait, certaine que ce sentiment d'isolation deviendrait son quotidien et qu'elle ne pouvait plus retourner en arrière. Elle ne vivrait plus paisiblement, ne ressentirait plus de rage aussi intense et elle n'aurait jamais l'occasion d'enterrer sa sœur ni de pleurer sur sa tombe.
Mayu se souvint de cette capitale étincelante, symbole d'un bel idéal qui l'avait protégé durant cette année.
Alors que ces souvenirs se mélangeaient, un en particulier attira son attention : le magasin de fleurs près de la bibliothèque où travaillait Haru. La propriétaire, Jade, était une dame âgée qui appréciait sa compagnie. À chaque fois qu'elle passait devant, la vieille dame sortait de sa boutique, lui prenait le bras et l'emmenait dans son magasin pour lui parler de sa passion.
Elle lui disait souvent :
- Je remercie le ciel de m'avoir donné ma Capacité. Grâce à cela j'ai appris à comprendre la nature qui m'entoure.
Mayu s'était toujours interrogée sur le traumatisme que Jade avait pu subir pour activer son pouvoir. En effet, seul un traumatisme pouvait éveiller une Capacité.
Elle revit ce magasin, avec les clématites blanches sur les murs filtrant les rayons solaires passants à travers les carreaux, les centaines de fleurs étiquetées dans les vitrines et, au milieu de la pièce, un cerisier dont les branches épousaient parfaitement la forme du plafond. Mayu s'était souvent demandée comment un tel décor était possible, mais avec une femme capable de parler à la nature elle-même rien n'était improbable. Dans cette maison, si originale dans une ville où tout était semblable, l'ancienne lui racontait le langage de chacune de ses plantes, leurs significations et l'endroit où elle les avait trouvées.
Au départ, ces petites réunions l'ennuyaient mais; au fur et à mesure; elle s'était mise à apprécier ces rencontres. En plus de ses anecdotes, à chaque fois que Mayu partait, son aînée lui offrait toujours le même bouquet de fleurs en lui expliquant :
Des coquelicots pour te réconforter de ton passé, des hibiscus pour ta beauté d'aujourd'hui et des amandées pour apaiser ton cœur dans le futur.
Elle la voyait encore, fière, se tenant droite, les cheveux gris attachés en chignon, dans sa longue robe blanche et jaune, souriant devant son magasin tout en émettant le souhait que Mayu revienne.
Si elle avait su que je la tuerais sans un bruit, ne laissant comme trace de notre rencontre que son corps inerte…
Le grognement de son ventre interrompit ses sombres réflexions. La faim rongeait son estomac depuis son départ.
Tuer toute une ville, ça affame.
Ce n'était pas le moment d'y penser, à partir d'aujourd'hui la seule chose importante était sa survie. Elle regarda de nouveau autour d'elle. Les champs avaient fait place à des bosquets dispersés. Elle avait toujours aimé les paysages paisibles comme celui-ci. Pour elle, ces endroits faisaient oublier la magie et les conflits qui régissaient les Mondes. Face à cette nature intouchée, l'homme ne devenait qu'un animal parmi cette végétation, un être vivant parmi d’autres.
Sur Alpha, le Monde où elle avait grandi, aucun paysage comme celui-ci n'était visible. En tout cas, pas pour une enfant du Gouffre. Elle n'avait jamais quitté les souterrains de cette planète avant de devoir fuir sur Pravda. Elle se rappelait le sentiment de panique et d'émerveillement en voyant un si grand espace où l'on respirait un air frais et non artificiel. Sa première bouffée lui avait brûlé la gorge et les autres lui avaient donné l'impression de revivre.
Un nouveau gargouillement se fit entendre. Mayu choisit la solution la plus simple et partit chercher des fruits dans les bosquets. Elle atteignit les premiers arbres et s'introduisit dans cette végétation sans aucune hésitation, les yeux levés vers les branches à la recherche d'un fruit familier. Les bruits alentours l'apaisèrent. Elle ferma les yeux pour profiter de cette nature à l'état pur. Enfin, elle pouvait respirer l'esprit tranquille, sans avoir le sentiment d'être étouffée par ses pensées.
Un craquement de branche proche la surprit. En un éclair, elle se rua sur la silhouette qui était maintenant à sa portée. Elle lui administra un coup précis au sternum. L’homme s’était accroupi dans l’herbe pour tenter de retrouver sa respiration. Elle en profita pour l’observer de plus près. C’était un blond aux yeux noirs d’une vingtaine d’années à peine plus grand qu’elle. Il portait une cape noire, un pantalon marron usé. Elle pouvait entrevoir un haut d'un bleu azur. Il avait également une cicatrice au-dessus de son sourcil gauche.
Alors qu’il reprenait enfin son souffle, il s’exclama :
- J’aime avoir le souffle coupé par une inconnue mais pas à ce point.
Voyant qu’elle ne prenait pas la peine de répondre, il en profita pour se présenter.
- Azazel, mais appelles moi Zel, je suis un Créateur des Arcanes. Excuse-moi si je t’ai fait peur mais je ne pensais pas croiser quelqu’un par ici.
Elle le regarda vaguement puis releva les yeux de nouveau à la recherche de nourriture. Son ventre grogna. Amusé, Zel recommença à parler.
- Tu ne trouveras rien ici. Mais si tu acceptes de faire le chemin avec moi, je peux te trouver de quoi manger.
- Pourquoi je te suivrais ?
En lui souriant avec douceur, il fit un geste du poignet qui ouvrit un portail d’une énergie verte intense et en sortit un fruit rouge et épineux pour le lui donner. Mayu reconnut directement l’aliment et tenta de l’attraper. Zel le remit dans le portail avant de préciser :
- Je ne partage ma nourriture qu’avec mes alliés. Je vais me rendre à Equality, le Monde de la croyance et j’aurai bien besoin de quelqu’un avec qui comploter.
- D’accord.
Elle tendit la main en signe de paix. Il lui donna le fruit qu’elle s’empressa de dévorer. Il prit un nouveau fruit dans l’Arcane toujours ouverte et la ferma.
Après avoir dévoré sa part de nourriture, il commença un monologue sur cette longue route qui allait durer au moins deux jours :
- Bon il est temps que je t’explique notre but ! Nous allons nous rendre à Utopia, le Monde de la Croyance, pour pouvoir sauver ce Monde de la Dualité. Ce sont des dirigeants influents sur cette planète. Ils envahissent les autres pays grâce à des moyens détournés. Comme ça, ils respectent les Lois Fondamentales interdisant la guerre.
De base, Utopia a été créé pour que tous les religieux se réunissent et s’épanouissent dans un même Monde. D'après les livres d'histoire… paix avait perduré, mais il y a trente ans un "prophète"… Au départ, il y avait très peu de croyants, alors… donné une petite île du nom de Jumal… gagné de l’influence au Conseil de Haut Commandement… tout opposant est… à la fois un assassin et…
Qu'est-ce qu'il est chiant !
Elle avait réussi à se nourrir mais elle ne pouvait pas réfléchir à ses objectifs. Elle ne savait même pas encore où aller.
Je ne peux pas retourner sur Alpha, c'est là qu’ils vont me chercher… De toute façon, avec ce moulin à paroles à côté, je ne peux pas réfléchir !
Elle décida de continuer à écouter Zel vu qu'elle ne pouvait rien faire d'autre :
- ... comme tu l'entends, j'ai étudié le sujet pour pouvoir m’intégrer. Par exemple, l’une de leurs “coutumes” est de s’habiller en noir et blanc. D’après eux...
Mayu n’écouta pas la suite, bien trop occupée par l’idée qu’elle venait d’avoir. Si elle suivait Azazel, elle pourrait intégrer cette religion étrange où personne ne penserait à la chercher. Elle serait en sécurité pendant quelque temps et pourrait passer le temps en l’aidant. La solution semblait assez rentable. Mais avant de partager sa décision à son nouveau camarade, elle allait devoir l'écouter parler de ce culte pour pouvoir s’y infiltrer. Sans aucune gêne, Mayu lui coupa la parole :
- Et ils croient en quoi ces gens ?
- Bonne question ! Je vais tout t'expliquer depuis le début, mais je te préviens ça va être long.
Il se racla la gorge et prit un ton plus sérieux.
- Tout commença sur Alpha, la première Terre. Cependant ce n'est pas la planète que tu connais ni celle de nos ancêtres. Au départ, il n'y avait ni animal ni végétal.
Au commencement, il y avait seulement deux Dieux : Maara, déesse de la magie et Kigen, Dieu de la création. Ces deux êtres étaient complémentaires : Maara pouvait créer tout objet et Kigen pouvait leur insuffler la vie.
Plus son explication avançait, plus Azazel faisait des gestes pour animer cette légende.
- Les deux immortels étaient apparus en même temps, sans souvenir, perdus dans cette grande terre déserte où rien ne pouvait leur résister. C'est dans cet espace qu'ils grandirent, contrôlèrent leurs pouvoirs et créèrent un lien fort. Cependant, leur relation n'était pas interprétée de la même façon des deux côtés : alors que Maara ressentait une tendresse fraternelle pour Kigen, ce dernier était fou amoureux d'elle.
La magicienne adorait tester les limites de ses pouvoirs. Elle prit beaucoup de temps à comprendre l'utilité de son "frère" mais après avoir créé la première plante, elle fut fascinée par sa Capacité. À partir de ce moment, Maara créa des milliards de corps pour pouvoir comprendre ce qui permettait à un être de vivre et de mourir. C'est ainsi que naquirent les fleurs, les arbres, les plantes, les poissons et les animaux. Après avoir assimilé toutes les connaissances sur ces créations, un sentiment, inconnu jusqu’alors, lui apparut : L'ennui. Kigen quant à lui ne pouvait connaître ce sentiment car la seule présence de sa compagne le comblait. Il crut pendant longtemps à une passade, un état vagabond qui finirait par disparaître quand son amie aurait trouvé une nouvelle occupation. Mais rien ne s'arrangea, bien au contraire, la jeune fille perdit d'abord son sourire, ensuite son énergie et pour finir sa volonté de vivre. Inquiet pour elle, Kigen décida d'agir. Il alla voir son amie et lui proposa : "Ma chère Maara, parierais-tu avec moi ? Je vais, sans ton intervention, créer un être capable de combler ton ennui et même de te fasciner jusqu'à la fin des temps. Si je réussis tu n'auras pas le droit d'intervenir. Si j'échoue tu pourras faire ce qu'il te plait d'eux. Bien sûr, tu n'auras pas le droit de voir mon projet avant qu’il ne soit vivant." Pour la première fois depuis quelques milliers d'années, Maara leva ses yeux verts et bleus vers son acolyte de toujours, une étincelle dans le regard. Ce signe insignifiant suffisait pour lui. Kigen déploya ses ailes noires et s'envola loin de son amour. Après quelque temps pour eux, et des centaines d'années pour les vivants, le Dieu arriva avec ses deux créations et s'exclama avec fierté : "Je te présente l'homme et la femme, le phénomène le plus développé mais surtout le plus étrange jamais conçu. commence." Tout en souriant, Maara prit la main de son adversaire et ils s'envolèrent pour regarder de loin le sujet de leur défi.
Azazel reprit une voix plus joyeuse pour finir ce monologue.
- La suite est telle que tu la connais, les hommes évoluent et la magicienne n'intervient pas jusqu'au jour où la Maudite apparaît. Premier signe de magie, première intervention de la déesse.
- Pourquoi a-t-elle agi ? demanda Mayu, soulagée que le récit soit fini.
- Car Kigen voyait sa plus chère création s'autodétruire. Il décida donc de mettre sa fierté de côté et de les sauver en faisant naître la magie. C'est ainsi que Maara donna une partie infime de son pouvoir aux humains.
Et voilà comment un « prophète » peut persuader des imbéciles qu’envahir ses voisins est une preuve de libre-arbitre et non un crime.
Sur cette dernière phrase, son visage s'assombrit.
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