« Nous, femmes d'Afrique du Sud… »
L'année 1954 a marqué la montée en puissance d'Elizabeth Mafekeng, que cela soit au cœur des grèves des hameaux de pêcheurs à Wolseley, ou bien son engagement au sein de l'ANC. En effet, tout mouvement communiste avait été proscrit par le gouvernement sud-africain, ce qui encouragea l'ANC, désormais allié aux communistes, à accueillir davantage de personnes ayant entretenu une proximité avec le Parti communiste. Cela conforta son élection en qualité de présidente de l'AFCWU en 1954, et cela, jusqu'en 1959. Sans compter qu'elle a été l'une des fondatrices et déléguée de la Fédération des femmes sud-africaines à Johannesburg le 17 avril 1954. Cette Fédération était issue de l'idée d'Hilda Bernstein (seule conseillère municipale communiste de Johannesburg de 1943 à 1946, avant l'interdiction), ainsi que la tant évoquée Ray Alexander Simons, rejointes par Fatima Meer (membre du congrès indien, de confession musulmane), Frances Baard (membre du Congrès national africain et syndicaliste), Helen Joseph (militante et travailleuse sociale), Lillian Ngoyi (présidente de la Ligue des femmes de l'ANC), Annie Silinga (présidente de la Ligue des femmes de l'ANC au Cap, cheffe de file de grandes mobilisations)...
Une phénoménale diversité de femmes, aux confessions religieuses différentes, racisées ou non, aux pensées politiques distinctes, ont été réunies autour de la lutte contre l'apartheid, seul véritable objectif de la Fédération. La condition des femmes n'était au final que considérer de manière secondaire, au regard des fortes divergences à ce sujet, certaines empreintes de traditionalisme et d'autres de révolution féministe. À cela, il fallait ajouter la nécessité de maintenir une unité de tous les groupes de luttes contre l'apartheid, dominés fréquemment par des hommes, ne cherchant souvent guère l'égalité à ce niveau... La charte des femmes adoptée en sera le reflet, écartelée entre une exigence assurée d'égalité, une réflexion ambiguë sur les coutumes/traditions oppressives des sociétés tribales, et des renvois à la maternité presque sacralisée des femmes.
Voici quelques exemples des deux considérations précédentes :
« Préambule
Nous, femmes d'Afrique du Sud, épouses et mères, travailleuses et ménagères, africaines, indiennes, européennes et de couleur, déclarons par la présente notre objectif de lutter pour la suppression de toutes les lois, réglementations, conventions et coutumes qui nous discriminent en tant que femmes, et qui nous privent de quelque manière que ce soit de notre droit inhérent aux avantages, aux responsabilités et aux opportunités que la société offre à n'importe quelle partie de la population ».
Dès la première ligne, les femmes sont bien associées au rôle d'épouses et de mères, ce qui ramène immédiatement les femmes à ce qu'elles sont vis-à-vis des hommes.
C'est le même cas ici: :
« En tant que femmes, nous partageons les problèmes et les angoisses de nos hommes et nous nous joignons à eux pour éliminer les maux sociaux et les obstacles au progrès ».
Tandis que ce dernier extrait présente cette ambivalence entre une mise en perspective de l'oppression patriarcale des sociétés africaines, tout en y joignant une dimension un brin méliorative:
« Nous reconnaissons que les femmes sont traitées comme des mineures par ces lois sur le mariage et la propriété en raison de traditions et de coutumes anciennes et vénérées qui ont leur origine dans l'antiquité du peuple et ont sans aucun doute servi des objectifs de grande valeur dans le passé.
Il fut un temps dans la société africaine où chaque femme atteignant le stade du mariage était assurée d'un mari, d'un foyer, d'une terre et d'une sécurité.
Ensuite, les maris et les femmes avec leurs enfants appartenaient à des familles et à des clans qui subvenaient à la plupart de leurs besoins matériels et étaient largement autosuffisants. Les hommes et les femmes étaient partenaires dans une unité familiale compacte et étroitement intégrée.
Femmes qui travaillent :
Ces conditions ont disparu. La société tribale et de parenté à laquelle ils appartenaient a été détruite à la suite de la perte des terres tribales, de la migration des hommes hors de la maison tribale, de la croissance des villes et des industries et de l'augmentation d'un grand nombre de salariés sur les fermes et dans les zones urbaines, qui dépendent entièrement ou principalement des salaires pour vivre.
Des milliers de femmes africaines, comme les Indiennes, les femmes de couleur et les femmes européennes, sont aujourd'hui employées dans des usines, des maisons, des bureaux, des magasins, des fermes, des professions d'infirmières, d'enseignantes, etc. En tant que femmes célibataires, veuves ou divorcées, elles doivent se débrouiller seules, souvent sans l'aide d'un parent masculin. Beaucoup d'entre eux sont responsables non seulement de leur propre gagne-pain, mais aussi de celui de leurs enfants.
Aujourd'hui, un grand nombre de femmes sont en fait les seuls soutiens de famille et chefs de famille ».
En insistant sur l'impossibilité de revenir au passé, sans doute, est-ce une manière stratégique pour les femmes, du moins celles qui pensaient ainsi, d'exposer que le patriarcat (terme contemporain peu utilisé à cette époque) doit être ce passé. Cela rappelle un tant soit peu l'habilité de la déclaration de fondation du syndicat de Sarah Bagley en 1846.
Toutefois, cela demeure une charte ambitieuse et historique dans ce qu'elle réclame :
« Nous déclarons les objectifs suivants :
Cette organisation est formée dans le but d'unir les femmes dans une action commune pour la suppression de tous les handicaps politiques, juridiques, économiques et sociaux. Nous nous efforcerons pour les femmes d'obtenir :
Le droit de voter et d'être élu dans tous les organes de l'État, sans restriction ni discrimination.
Le droit à toutes les possibilités d'emploi avec un salaire égal et des possibilités de promotion dans toutes les sphères de travail.
Égalité des droits avec les hommes en ce qui concerne la propriété, le mariage et les enfants, et pour la suppression de toutes les lois et coutumes qui refusent aux femmes ces droits égaux.
Pour le développement de chaque enfant grâce à l'enseignement obligatoire gratuit pour tous ; pour la protection de la mère et de l'enfant à travers les maternités, les dispensaires, les crèches et les écoles maternelles, dans les campagnes et les villes ; grâce à des logements convenables pour tous et à l'approvisionnement en eau, en lumière, en transport, en assainissement et en d'autres commodités de la civilisation moderne.
Pour la suppression de toutes les lois qui restreignent la libre circulation, qui empêchent ou entravent le droit d'association et d'activité libres dans les organisations démocratiques, et le droit de participer au travail de ces organisations.
Construire et renforcer les sections féminines dans les mouvements de libération nationale, l'organisation des femmes dans les syndicats, et à travers l'organisation variée des peuples.
Coopérer avec toutes les autres organisations qui ont des objectifs similaires en Afrique du Sud ainsi que dans le monde entier.
Aspirer à une paix permanente dans le monde ».
Il est possible de noter que les femmes syndicalistes ont bien pris amplement part à ce processus de rédaction, en témoigne l'accent mis sur « le droit à toutes les possibilités d'emploi avec un salaire égal et des possibilités de promotion dans toutes les sphères de travail », alors même qu'en Afrique du Sud comme en France comme ailleurs, ce débat agitait encore toute la société. Cette revendication n'est pas rien, en notant la mention de « l'organisation des femmes dans les syndicats ». Ce sont d'ailleurs bien des syndicalistes aux plus hautes responsabilités qui ont écrit cela, telle qu’Elizabeth Mafekeng.
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