Épilogue

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Cette interrogation, évoquée lors de la préface, ne risque guère de trouver une réponse. Telles les défuntes figures de cette Histoire cachée, que je vous ai rapportées aussi fidèlement que possible, cette nouvelle connaissance à laquelle mon amie s’est énamourée, ne pourra m’éclairer de toute l’étendue de sa pensée. Elle ne fut qu’évanescente dans son existence.

J’ai eu aussi l’occasion, comme vous, mes chères lectrices et chers lecteurs, de façonner ma propre réflexion au gré de ses pages.

Celle que j’ai déjà pu mentionner dès le 1er chapitre, en la personne de Maryse Dumas, le dit si bien : « Les femmes sont les invisibles de l’Histoire, encore plus les femmes des classes populaires qui ne laissent derrière elles que très peu, voire pas du tout d’écrits. De plus, même lorsque ces écrits existent, ils sont très peu mis en évidence, car la parole des femmes est toujours déconsidérée, même encore aujourd’hui, même pour les militantes actuelles, même si les choses bougent et c’est heureux. Je voudrais donc en faire ressortir les paroles ».

Toutes ces pionnières illustrent que l’Histoire de féminisme s'est construite au cœur de la lutte ouvrière et la lutte des classes. Je dirai même que des femmes font encore vivre cet héritage par leurs luttes actuelles.

Je pense à Rachel Keke Raïssa, qui s’affirme comme une personnalité à la jonction des combats et des oppressions. De famille modeste, il lui revient la charge de ses frères et sœurs, lorsque sa mère vient à décéder dès ses 12 ans, comme Sarah Bagley ou Ada Maimon quelques décennies avant elle. Exilée de la Côte d'Ivoire en raison des tumultes d’un coup État, elle se confronte toujours à la précarité en France. Pied à pied, labeur après labeur, de squat en appartement d’ami, elle passe d’employée à temps partiel à temps plein, puis enfin gouvernante dans un Hôtel Ibis. Il n’est pas question de vanter une ascension à la gloire du capitalisme néolibéral triomphant, même si ce travail est de toute dignité, je ne peux donc que la citer : « C'est un métier qui détruit le corps. Il y a des syndromes du canal carpien, des tendinites, des maux de dos ». Elle exprime si gravement ce vécu de tant de travailleuses et travailleurs par ces mots : « comme si on [lui] avait donné des coups partout ». Ce n’est pas sans compter les remarques racistes et les agressions sexuelles. Les mêmes remarques qu’Elizabeth Mafekeng a dû braver au cours de sa vie. Les agressions sexuelles que chacune des femmes de ce livre ont pu endurer un jour, peut-être même sous l’emprise d’une société où la culture du viol les banalisait au point où aucun mot ne seraient les contester. Rachel Keke a fait de cette souffrance le moteur de ses aspirations à la lutte, elle ne céderait pas aux passions tristes, autodestructrices, le problème n’était pas elle, mais ceux qui font de la société un lieu de domination. Dès lors, les travailleuses l’ont faite porte-parole de la grève des femmes de chambre de l'hôtel Ibis Batignolles à Paris en 2019, d’une lutte des invisibles, de ce métier déconsidéré majoritairement rempli par des femmes. In fine, la voix des oppressées a été élue à l’Assemblée nationale, en dépit du mépris de classe et d’un mélange indigeste de toutes les attaques inimaginables. Semblable à ce que sa camarade syndicaliste Marie Couette a affronté sans jamais s’avouer vaincu, jusqu’à supprimer une coutume de plusieurs siècles. Je ne sais guère ce que Rache Keke accomplira ou non aux responsabilités que la lutte lui incombe, mais elle s’inscrit dans cette Histoire féministe des luttes ouvrières, syndicales et révolutionnaires. En d’autres termes : « Continuer toujours à faire la lutte quand ça ne va pas, même si vous êtes attaquées de partout. Moi, ça m'a beaucoup appris de ne pas avoir peur de parler, de dénoncer et de toujours lutter, de ne pas baisser les bras. ».

Je pense à la nouvelle vice-présidente colombienne socialiste Francia Márquez. C’est le destin d’une fille, dont les parents étaient à la fois sage-femme, agricultrice, mineure, ainsi que mineur agricole et ouvrier. Tandis que leurs ancêtres furent esclaves dans les colonies espagnoles. Ce n’est certainement pas l’histoire d’une self-made women, tant convoité par le cinéma hollywoodien, le nom de son mouvement à la pensée afro-colombienne parle de lui-même : Soy Porque Somos ("Je suis parce que nous sommes"). Féministe assumée, elle s’est forgée dans les batailles écologistes, auprès des populations colombiennes en lutte pour les terres ancestrales des communautés noires du Cauca et l’environnement, défiant les exploitations minières illégales. Tantôt, elle usait des institutions, à la façon de Beba Idelson. Si bien que son chemin prit vers le droit, débouche sur une décision de décembre 2010 de la Cour constitutionnelle colombienne, qui reconnaît les territoires ancestraux et exige la suspension des titres miniers. Tantôt, elle consolidait la lutte sociale sous les menaces d’assassinat et des balles, pareilles aux virulentes intimidations contre la militante pacifiste Arna Mer-Khamis. D’autant plus que cette décision de justice demeure alors davantage un symbole aux effets peu concrets sur le terrain. Elle appelle à un « gouvernement de gens qui ne sont rien », le gouvernement des opprimés, des oppressés, des oubliés de son département si pauvre du Cauca. Certes, la sublime volonté de cette ancienne employée, devenue une influente politique, devra être à l’épreuve des affres du pouvoir et des pressions capitalistes, qu'Issam Adb al-Hadi a bien connu au temps des accords d’Olso ou Samiha Khalil lors de ses mandats politiques. Toutefois, il nous faut nous inspirer de ces luttes menées, exprimées par ces deux phrases : « Je pense que je n'arrêterai pas de me battre parce que j'ai grandi au milieu de beaucoup d'injustices, d'inégalités, de violences, et la seule option qu'on a, c'est de se battre pour essayer de changer les choses dans ce pays, parce qu'il y a plus d'équité, d'égalité, de justice. Nous luttons pour survivre ou nous mourons, nous mourons de tristesse, de maladies ou parce qu'ils nous déclarent une cible militaire », ainsi que : « Il y a ceux qui me remplissent de force et d'autres qui, par peur, essaient de m'empêcher de faire des choses, et je les comprends : la politique de la mort et le racisme structurel ont fait que les gens n'ont pas senti qu'ils devaient se battre pour leurs droits et que tout va bien, que c'est notre faute, que nous sommes responsables des malheurs que nous vivons. Ils ont simplement très peur, une peur qui les paralyse. Et bien, je suis l'héritière des marronnes et des marrons, ils n'ont pas donné la liberté aux ancêtres qui sont venus ici, ils l'ont obtenue en combattant, avec le sang, et je suis prêt à continuer le combat jusqu'au jour de ma mort ».

Je pense à la militante syndicaliste guinéenne Rabiatou Serah Diallo, qui est la première femme devenue dirigeante d’une centrale syndicale en Afrique du Sud. Néanmoins, le parcours a été ardu, issu d’un milieu rural modeste, elle abandonne d’abord ses études. Elle se résigne à être secrétaire d’administration, puis greffière de justice, elle entre à la CNTG (Confédération nationale des travailleurs de Guinée) en 1969. Elle prend la place d’élue secrétaire de la Fédération de la justice de la CNTG et d’office au Bureau exécutif en 1985, et en 2000, d’élue secrétaire générale de sa centrale. Elle insuffle l’implantation syndicale dans le secteur du textile et de l’alimentation, où les femmes sont très présentes. Au point qu'elle est le reflet du cri de colère de son peuple en grève générale en 2006 et 2007, et quand le président Lansana Conté lui assène : « J’ai tué des gens plus importants que vous, je vais vous tuer à petit feu », elle ne faiblit guère et réplique : « Je n’ai pas peur de la mort ». Autrement dit, mourir pour une cause serait la plus belle mort. Elle a été la relève d'Elizabeth Mafekeng à ce moment-là, et à son âge avancéee, somme de prendre sa suite. Même si les années qui suivront cette grève, les critiques pleuvront pour ses rôles politiques. Son sens de la lutte, qu’il soit révolu ou non, l’a amené à dire : « Tant que l’objectif visé n’est pas atteint, je pense que nous devons nous mobiliser, lutter afin d’accéder à ce que nous voulons être ».

La penseresse anarcho-féministe chinoise He-Yin Zhen éclairaient au XIXe sur le fait qu’il n’y aurait pas de révolution des classes sans révolution féministe, et que : « Ceux qui, récemment, parlent de la révolution en des termes simplement économiques ignorent que les classes qui sont les plus nettement marquées dans le monde sont les classes nan-nü (nannü jieji 男女階級, on pourrait dire classe de sexe en termes contemporains). Vouloir abolir la société de classes, c’est d’abord commencer par abolir les classes nan-nü (nannü jieji 男女階級). Cela voudrait dire que, que l’on soit une fille ou un garçon, on puisse être élevé de la même manière, être éduqué de manière identique, avoir accès à des droits égaux, ainsi que les femmes ne soient pas soumises aux hommes et que les hommes ne puissent dominer les femmes, en bref que la manière dont les hommes traitent les femmes soit identique à la manière dont les femmes traitent les hommes ».

Au terme de ce livre, il semble édifiant que la lutte pour l’émancipation humaine, qui transparait dans toutes ces luttes révolutionnaires et ouvrières, ne serait être entière sans féminisme.

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