9. Sous le sapin
Jeudi 29 novembre — ASHLEY
Mes réflexions me perdent, m’attirent loin de la réalité pour me plonger dans mes tourments perpétuels. Et si ? Et si Malory était encore dans ma vie que me conseillerait-elle ? Surement de me rattraper. « Cassie est ta lumière. Là où toi, tu es ténèbres, elle sera l’étoile qui te guidera vers l’autre côté. Ta Stella comme tu aimes à l’appeler. » Ces phrases, elle me les répétait sans cesse, jusqu’à ce que ma mère détruise tout. Elle, ma nounou, celle que j’aurais aimé pouvoir appeler « maman » et mon père, cet homme que j’admirais.
Mais au fond, n’est-ce pas tout ce dont j’ai droit ?
Un monde sans connaître l’amour.
Un monde où j’ai perdu celui d’un père.
Un monde où celui d’une mère n’est jamais né.
Un monde où j’ai détruit le seul auquel j’avais droit.
Un monde où même le plus sincère et ternie par cette amertume que j’y ai fait naître.
Au fond, je le sais, Cassie est comme moi : brisée.
La confusion, c’est ce que je lis dans le regard de Stella quand enfin elle prend conscience de ses paroles. Moi ? Je tourne en rond, furieux. Les cent pas, je les dépasse sans mal. D’ailleurs, mes allers-retours semblent perturber la brunette qui dans un soupir se redresse et lisse sa jupe. Un toc qu’elle a encore à cause d’un épisode avec un volant coincé dans sa culotte à l’époque du lycée. À cette pensée, mes mouvements s’arrêtent, mon esprit s’amuse à m’envoyer des flashs de cette période, de ce moment.
Merde ! Pourquoi un souvenir d’elle suffit-il à me calmer ?
— Ashley ? Je… enfin, tu sais, ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais… tu vois. Tu…
— Je sais. Ça fait onze ans. Pourtant j’ai parfois l’impression…
— Que c’était hier, conclut-elle en penchant la tête sur le côté pour croiser mon regard.
— Ouais… Le jour, le plus horrible de ma vie. Mon enfer sur terre.
Mes paroles m’ont échappé, comme quand nous étions adolescents et qu’il lui suffisait que ses yeux se posent sur moi pour que je lui raconte tout, que je lui dévoile mes moindres faiblesses. Et apparemment, elle a toujours ce pouvoir. Merde Ash ! Je le sais, je ne suis plus le jeune homme qu’elle a rencontré, loin de là. Je suis d’ailleurs devenu tout ce qu’elle déteste. Un pauvre gars, un coureur de jupons qui adore tremper sa queue dans l’intimité humide des femmes qui écartent les cuisses pour lui.
Pourtant à cet instant, à cette idée, mes sourcils se froncent et cette pensée me dégoûte. Je me hais d’avoir ce besoin impérieux de prouver aux femmes que mon apparence est le reflet de ce que je suis. Que cet homme tout en muscles ne leur appartient pas, qu’il prend ce qu’il désire avant de s’échapper de leurs draps encore puants de l’odeur de leurs ébats. Je hais cette image derrière laquelle je me planque comme un putain de trouillard. Un fils à sa maman qui suit les ordres.
« Rappelle-toi, mon fils, de qui a le pouvoir dans cette famille. Cette fille, cette roturière que tu aimais tant, souviens-toi que j’ai brisé son avenir pour te faire revenir sur le droit chemin. Alors, baise autant de femmes que tu le veux, mais ne t’attends pas à être aimé. Elles n’en veulent et n’en voudront toujours qu’à ton argent. Toi, tu peux les prendre et les jeter, elles n’en seront que ravies. Les sentiments sont une faiblesse, alors joue mais ne t’attache pas, jamais. Sinon je n’hésiterai pas à agir. Détruire pour mieux régner, Ashley. Il n’y a que ça qui fonctionne dans notre monde. »
Un pantin, voilà ce que je suis.
— Ashley ? Si tu as fini de rêvasser, je vais pouvoir retourner à mon travail, ronchonne Stella en posant son index sur le bout de mon nez.
Au moins, elle n’a pas utilisé sa langue. Bien que… je n’aurais pas dit non à la capturer et à la sentir danser autour de la mienne. Un frisson de désir s’empare de moi quand je la scrute de haut en bas. Cette robe, c’est une folie ! Elle me nargue tout en poussant mes nerfs à rude épreuve. Décidément, cette fille me mène par le bout du nez et c’est le cas de le dire quand Cassie amorce une nouvelle révérence.
Mais qu’a-t-elle avec ça ? Et merde ! C’est quoi ça encore ? Un deuxième nœud, que j’avais presque oublié, est niché dans ses cheveux et je l’observe en fronçant les sourcils quand elle me tourne le dos pour s’asseoir à son fauteuil. Le téléphone l’appelant encore et encore. Éric, Vince… Maintenant la foutue sonnerie de ce combiné, il n’y en a pas un seul qui va me laisser l’occasion de découvrir ce que Stella fait ici, dans mon entreprise, au poste d’assistante.
Je croyais qu’elle avait décroché une place dans l’une des plus prestigieuses écoles des arts alors pourquoi se retrouve-t-elle ici ? En fait, je connais déjà la réponse et un poids s’abat sur mes épaules quand je plonge mon regard sur la silhouette de Stella. Elle n’est jamais entrée dans cette école… Ma vipère de mère s’en est occupée. Je grogne face à l’air concentré de Cassie, elle est perdue dans sa conversation téléphonique alors que moi, je suis telle une statue, droit, de marbre.
Mère a gâché son avenir…
Comme elle m’a torturé tout au long de mon enfance. Cette femme est le mal incarné avec un sens de l’humour de haut vol. Sinon, comment je pourrais expliquer mon prénom, et les albums de ma naissance à mes deux ans où elle s’amusait à me vêtir de rose, de tutu et de barrettes ? Des photos que je me suis empressé de brûler quand j’ai enfin mis la main dessus. Une horreur sans nom que personne, je l’espère, n’a vue. D’ailleurs, ni Vince ni Éric ne sont au courant de l’ancienne existence de ces clichés.
Le front plissé, j’analyse les détails de la tenue que Cassie s’est donné la peine de porter aujourd’hui. Et j’hésite entre m’énerver à nouveau ou succomber à ces images salaces qui s’invitent dans ma tête, faisant ainsi fuir les réminiscences du passé. Une main dans les cheveux, je les tire en arrière. Mon geste s’arrête quand l’océan limpide de Stella se pose sur moi. Un sourire malicieux naît sur son visage, illuminant les nuances de gris de ses pupilles.
— Quoi ? Je ne suis pas un joli cadeau ? me dit-elle, innocente.
Elle est sérieuse ? Elle croit que je vais tomber dans son jeu ? Non, parce que si elle le veut, je peux aussi entrer dans la danse. Mais sous une toute autre cadence. Avec une mélodie bien plus torride que ce à quoi elle s’attend. Dans une inclinaison de tête, elle m’examine, impatiente d’entendre ma réponse. Crois-moi, Stella, tu ne seras pas déçue du voyage. Je me racle la gorge pour me donner de l’aplomb et bombe le torse pour lui paraître plus fier avant d’ouvrir la bouche.
— Je me demande surtout ce qui se cache sous le sapin, Stella, rétorqué-je un rictus carnassier fixé sur les lèvres.
Sauf que la réaction que j’attends n’est pas celle à laquelle j’ai droit. Bien au contraire ! Elle se lève, ça devient une habitude, avance d’un pas décidé vers moi, se plante les mains sur ses hanches face à moi et… Je sens déjà la vague de tonnerre gronder. Elle vibre, son corps tremble sous le coup de la colère. Et alors que je tente d’amorcer une phrase pour la calmer, elle hurle à pleins poumons :
— Ne. M’appelle. Pas. Comme. Ça ! Plus jamais ! Maintenant, Crève-Cœur lâche-moi et va bosser. Tu montres le mauvais exemple à tes employés.
— Comment tu m’as appelé ?
— Un problème, Crève-cœur ? Tu n’aimes donc pas ton surnom ? Pourtant moi, je trouve qu’il te va à ravir.
Cette fois, je n’ai plus envie de jouer. Mes poings se serrent et je me racle la gorge sous le choc de sa provocation. Ses yeux ne sont plus joyeux, mais plutôt orageux. Elle ne sourit plus, et la lumière qui éclaire habituellement son visage a disparue. J’en viens même à me demander si cette aura de feu que je perçois autour d’elle est réelle ou si c’est juste le fruit de mon imagination. L’image d’une femme qui a eu le cœur brisé. Piétiné et éparpillé sur le sol, comme s’il ne valait rien.
Et ce cœur, c’est moi, qui l’ai réduit en miettes.
Mais de là à me surnommer : Crève-Cœur ! Non, c’est une blague… Mes poings s’ouvrent et se ferment plusieurs fois tandis que Cassie m’examine, la tête penchée sur le côté. Merde ! En plus de la colère, il y a un vide au fond de ma poitrine, un point de compression qui me renvoie à cette adolescente de dix-sept ans à qui j’ai tourné le dos. Comme un vulgaire lâche, une saleté de gosse meurtri par la disparition de son père, blessé par le départ de sa nounou et piégé entre les griffes de cette femme qui lui sert de mère.
Foutus souvenirs ! Foutus déchirements ! Foutu vide !
Des ténèbres. Un orage auquel je n’arrive toujours pas à échapper et dans lequel Cassie m’enfonce sans le savoir. Et au fond… je le mérite. Pourtant, alors que mes ongles s’enfoncent un peu plus dans mes paumes, je ne parviens pas à quitter l’océan ombragé de la jeune femme qu’elle est devenue. Sa présence bouleverse mes pensées, déchaîne les retours en arrière et réussit à créer des vibrations dans tout mon corps. Des sentiments que j’avais jusque-là enfermés à double tour.
Et alors que je suis sur le point d’exploser sous l’intensité de sa rage, elle soupire et ses épaules s’affaissent. Elle penche la tête sur le côté, un demi-sourire étire ses lèvres charnues et dans un clignement de paupières, elle éclate de rire. Quoi encore ? Son dos s’enfonce dans le dossier de son fauteuil et sans que je ne comprenne comment, le son rauque d’un gloussement m’échappe. Des spasmes m’envahissent.
Mon corps tremble, tant je suis pris au dépourvu par ce revirement d’ambiance. Cassie se penche en avant, les mains sur son ventre. Nous sommes dingues ! De vrais fous qui se retrouvent après onze ans de séparation. Mais bien vite, trop d’ailleurs, Stella reprend son sérieux. Elle me lance un dernier coup d’œil, histoire de savoir si je reprends à mon tour du poil de la bête et pour toute réponse, je ne peux m’empêcher d’ouvrir la bouche. Juste pour lui annoncer la couleur de ce qui l’attend dans les prochains jours.
— OK. C’est bien trouvé. Mais si tu m’appelles Crève-Cœur, alors j’ai le droit de t’appeler, Stella. Et puis… il faudrait vraiment que tu arrêtes de t’habiller comme un satané sapin de Noël.
— Pourquoi ? demande-t-elle sans faire de remarque sur nos surnoms.
— Parce que. J’ai une furieuse envie de découvrir ce qui se cache sous le sapin. Je te l’ai déjà dit, il me semble.
— Oh…
Quoi ? C’est tout ? Juste : oh… Mais ça ne signifie rien ça ! Cette femme alors ! Elle m’aura tout fait. Et d’ailleurs pourquoi cette situation m’amuse-t-elle tellement ? Je ne suis plus l’adolescent que j’étais quand elle est entrée dans ma vie. Non, tu es pire. Cependant, mon cœur se rappelle à moi, tambourinant dans ma poitrine comme s’il voulait sauter dans la sienne et réparer les dégâts que j’y ai causés.
Foutue conscience !
Mais… ne serait-ce pas une couleur rosée qui prolifère sur les jolies pommettes de la belle étoile ? Si ! Alors, serait-ce le signe qu’elle n’est pas si en colère que ça ? Pourrait-elle pardonner un pauvre type comme moi ? Ou le passé aurait-il trop d’impact sur notre présent ? Putain Ash ! C’est la pire des périodes pour toi, et on dirait que le monde entier est contre toi. Le destin est vraiment un farceur quand il s’y met.
— Je dois répondre. On a fini ? m’interroge Cassie hésitant à décrocher le combiné qui hurle.
Non ! Oh non Stella, on est loin d’en avoir fini. Sauf que pour le moment, mon calendrier n’a pas encore commencé. Mais Vince avait raison, elle est parfaite pour cette année. Un véritable défi, un cadeau auquel je ne m’attendais pas. Un précieux trésor que j’ai hâte de redécouvrir quitte à la perdre pour toujours, je préfère tenter le tout pour le tout.
Alors oui.
Le calendrier de l’avent de cette année va être l’un de mes plus gros défis.
Le compte à rebours démarre dans moins d’un jour.
À partir de samedi, j’aurais vingt-quatre jours.
Alors sans plus y réfléchir, j’acquiesce pour toute réponse à Cassie. Et même si une lueur de complot que je lui connaissais illumine son regard, je l’abandonne pour entrer dans mon piège de cristal. Les quelques pas qui me séparent de mon bureau me sont utiles. J’attrape le téléphone planqué dans ma poche et tape de simples mots. Des mots que seuls mes deux complices vont comprendre.
D’ailleurs leurs réponses fusent instantanément.
***
Complices
[Ashley : 24 jours, un chocolat.]
[Vince : Cassie ?]
[Éric : Mais mec ! Ça fait deux jours que
ton calendrier est déjà programmé
sur cette fille ! Sérieux, tu radotes !]
[Ashley : Non, je sais. Mais… C’est Stella.]
[Vince : Tu comptes faire quoi pour ELLE ?
Tu ne pourras pas cacher Cassie.
Pas si l’info remonte aux oreilles de ta mère.]
[Ashley : J’en sais rien, putain !]
[Éric : Attendez ! QUOI ??? Tu viens d’écrire : Stella ?
S.T.E.L.L.A ? Cette Stella-là ?
Genre ta première petite amie ?
Celle de tes anecdotes toutes mielleuses ?
Celle que tu as dû quitter ?
Celle à qui tu as brisé le cœur en même temps que le tien ?
Celle dont tu portes les mots sur le corps ?
Tu parles de cette fille ?]
[Ashley : Oui.]
[Vince : Loch Ness !]
[Éric : Ce soir !]
***
Vince n’a pas tort. Mais la question n’est pas là pour le moment. Quant à Éric… j’ai complètement oublié de lui dire que Cassie est Stella. Je crois que j’ai encore du mal à l’assimiler pourtant mon corps l’avait deviné avant mon cœur et ma tête. Satanée tête à la mémoire trouée qui n’a même pas su reconnaitre son premier… Amour ? Oui ! C’est ce qu’elle est, sinon pourquoi j’aurais gravé ses mots sur ma poitrine ? Ma main vient d’ailleurs frotter les contours noirs de ce dessin que je cache près de mon cœur depuis dix ans maintenant.
*
CASSIE
Oh… C’est vraiment tout ce que j’ai trouvé à lui répondre ? Sérieusement ! Cassie, tu te fais avoir comme une novice. Une véritable nouille qui tombe dans les filets qu’il tend. Et puis d’abord qu’est-ce qu’il attend de moi ? Elle a quoi ma robe ? Rien ! Rien du tout même. Bien que… non ! Ce n’est pas vrai ! Mais quel pervers !
— Tout ça à cause d’un nœud ! Non, mais je rêve…
Le pire ? C’est qu’en fait, cette idée me fait rire. Un gloussement m’échappe quand je revois son sourire en biais, le pétillant de ses yeux d’émeraude et sa voix plus rauque que d’habitude. Un timbre des plus sensuels entre des lèvres que j’aurais adoré goûter. Quoi ? N’importe quoi ! Sa bouche, je l’ai connue. Son goût à la fois doux et rude, presque trop savoureux pour être vrai.
D’ailleurs, le rêve a pris fin et la chute a été rude. Alors pourquoi mes joues se teintent de rouge quand je me perds dans l’observation de ses lèvres à travers la paroi de verre derrière laquelle il se cache maintenant ? Loin de moi, loin de ces insinuations qui me perturbent et qui donnent naissance à des frissons de désirs au creux de mon ventre. Je suis foutue ! Totalement.
— Ma pauvre fille… Il t’a brisé le cœur une fois.
Je me parle à moi-même, encore. Mais c’est nécessaire, l’énoncer à voix haute m’aide à ne pas oublier. Mon cœur, lui, s’amuse à faire des bonds dans ma poitrine à chaque fois que nos regards se croisent, à chaque fois que sa voix percute mes tympans pour mieux s’insinuer dans ma tête, à chaque fois que son corps est près du mien. Ce n’est pas possible ! Non, non et non ! Cette attirance est juste le fruit de mes fantasmes d’adolescente, de cette idée qu’un jour, j’allais réussir à le retrouver.
Oui, mais, pour quoi ?
Enfoncer les portes de son âme, la libérer des ténèbres, et peut-être… regagner son cœur. Merde, Cassie, c’est impossible et tu le sais. Il suffit que je l’observe pour m’en rendre compte. Il n’est plus celui que j’ai connu, plus depuis ce soir-là, celui du vingt-cinq décembre d’y il y a onze ans. Cette journée est encore gravée dans ma mémoire…
Parce que sous le sapin, je n’ai eu le droit qu’à une rupture. Une déchirure des plus horrible. Une bombe que je n’ai pas su voir venir. J’ai même eu l’air d’une parfaite idiote. Moi, la jeune fille de dix-sept ans, folle amoureuse du gars du bout de la rue, avec dans le dos un putain de paquet cadeau. Ce n’était pas grand-chose, juste une clef dans une boîte, mais c’était tout un symbole pour moi. Notre histoire a duré deux ans et elle s’est terminée de la plus horrible des manières.
Je m’en souviens comme si c’était hier…
« Mince ! Faut que je file, son message était clair : rendez-vous dans dix minutes à mi-chemin. Un juste milieu entre chez lui et chez moi, au niveau du banc de l’arrêt de bus. Notre point de rendez-vous préféré quand on rentre des cours. Un entre-deux avant de devoir nous séparer. Normalement, on devait se voir chez lui ce soir, mais je suis excitée à l’idée de le retrouver un peu plus tôt.
Avant de sortir sous les regards réprobateurs de Cole et Eliott, je m’examine une dernière fois dans la glace à l’entrée. Une jolie petite jupe crayon grise, un haut bouffant rose bonbon, le tout enfermé sous les pans de ma veste et mon énorme écharpe en laine. Dans laquelle j’adore enfouir mon nez et sentir l’odeur de la lessive de maman.
Satisfaite de ma tenue, j’enfile mes bottines et amorce un demi-tour avant d’être rattrapée par la voix grave de mon père :
— Tu n’oublierais pas quelque chose ? Viens donc faire un gros bisou à ton vieux père !
— Mon Dieu, papa ! Je vais être en retard, râlé-je tout en me rapprochant de lui pour claquer un baiser sur sa joue.
— Ma fille, tu apprendras qu’il est toujours bon de faire attendre un homme. Surtout quand celui-ci demande un rendez-vous en plein milieu de l’hiver dans la rue.
Il me taquine, je le sais, ils adorent Ash. Pourtant, ils auraient eu raison de le détester. Après tout, c’est mon premier petit copain et mon cœur est déjà tout à lui ! Depuis… le premier jour, cette soirée durant laquelle j’ai croisé ses émeraudes pour la toute première fois. Magnifiques perles vertes tachetées d’or. Oups ! Si je continue, Ash va vraiment m’attendre. Je ris sous le sourire joyeux de maman et je m’enfuis sous les moqueries des deux mousquetaires qui me servent de meilleurs amis.
Heureuse, je vérifie si j’ai le cadeau, que j’ai préparé pour Ash, dans ma poche. Oui, il est là, bien au chaud. Ce porte-clefs en forme d’étoile sur lequel est attachée une clef. La clef de ma cabane au fond du jardin. Cet atelier dans lequel je ne laisse entrer personne. Mais aujourd’hui, j’ai décidé d’ouvrir la porte sur un secret que je garde depuis trop longtemps. OK. Ash est déjà venu entre ses quatre murs qui sont les miens.
Mais… Même si je lui ai montré mes peintures, ma passion pour les bombes aérosol, il ne connaît pas encore tous les détails de ce qui m’anime. Et surtout, il ne sait pas encore que grâce à lui, je me suis trouvé un nom d’artiste : un « Stella » sertie d’une étoile. J’aimerais lui montrer tout mon univers. Lui prouver que la nuit la plus sombre peut dévoiler des merveilles. Alors mes doigts autour de cette boîte, est l’impulsion qui me guide jusqu’à notre banc.
Encore cinq pas et j’y suis. Lorsque je relève la tête de mon écharpe, mes yeux tombent sur sa silhouette. Un instant mon cœur palpite plus vite avant de sauter un battement. C’est étrange. Ashley est installé sur le banc, ses coudes pliés sur ses genoux, ses poings serrés sur les mèches de ses cheveux qu’il tire. Oh… Mon sourire s’efface tout de suite, sa posture ne me rassure pas. La dernière fois, sa mère avait encore inventé un nouveau stratagème pour nous séparer.
— Ashley ? murmuré-je en arrivant devant lui et en tendant la main pour caresser sa joue.
Ses yeux… Ils sont orageux. Un mélange de tristesse et de colère, emmêlées. Ma main arrête son mouvement pour être rejointe par ma seconde paume. J’enferme son visage entre mes doigts et ancre son regard dans le mien. Sauf qu’au lieu d’y faire apparaître l’étincelle que je lui connais depuis notre rencontre, ses émeraudes s’éteignent. Les paillettes dorées que je connais par cœur disparaissent sous un voile terne.
Ses doigts sont gelés quand ils les enlacent autour des miens. Un doute s’installe peu à peu en moi. Un poids s’invite au creux de mon ventre. Et aujourd’hui, il est loin d’être agréable. Dans l’idée de briser cette atmosphère tendue, je libère ma main droite pour la glisser dans ma poche. Mais quand je tente de sortir le précieux cadeau de sa cachette, le soupir forcé d’Ash arrête mon geste.
— Cassie, écoute.
Non. Pourquoi ? Pourquoi utilise-t-il mon prénom ? Pourquoi se lève-t-il et fait-il les cent pas ? Pourquoi d’un coup une tension presque palpable envahit chaque centimètre de mon corps ? Il n’a jamais utilisé mon prénom, pas une seule fois en deux ans. Alors je le sens au fond de moi, cette discussion est loin de celle à laquelle je m’attendais. Pourtant… Tout allait bien.
Mon corps tout entier est pris de tremblements, de secousses que je ne contrôle pas. Et sans que je ne sache comment, mes fesses atterrissent sur les lattes en bois de notre banc. Sous la peau de mes doigts, je gratte la peinture qui s’écaille. Nerveuse, j’enroule une mèche de mes longs cheveux bruns autour de l’index de ma main encore libre. Cette fois, c’est clair, je panique. Cherchant à occuper chacun de mes membres autant que je le peux.
Et alors que j’essaie de calmer mes mouvements, Ash prononce la sentence :
— On ne peut plus continuer.
— Quoi ?
Ma voix s’étrangle dans ma gorge. Elle s’écorche presque. Tu as mal entendu, Cassie, ça ne peut pas être vrai. Je m’arme de courage et dans un énième tremblement, je lève le menton vers son corps musclé. Ash est face à moi, les mains dans les poches, les épaules basses et surtout, les yeux brillants. Comme si… Il a pleuré ? Pourquoi semble-t-il si triste ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Ash, tu vas bien ? tenté-je en me redressant et ramenant mes mains autour de son visage.
— Non. Merde, c’est trop dur ! Putain, Stella, est-ce que pour une fois tu pourrais garder ta lumière pour toi ? Crois-moi, cette étincelle dans ton océan, elle ne m’aide pas. Je… je ne peux pas continuer.
— Dis-moi ce qu’il y a ? S’il te plaît. Tu me fais peur.
Peur, oui.
Une terreur folle, même, de savoir ce qu’il a tant de mal à me dire. Dans un mouvement sec, il vient détacher mes paumes de son épiderme. Le froid qui m’engloutit à cet instant est immense, glacial. Jamais encore, il ne m’avait repoussée, jamais encore je n’avais lu autant de fêlures sur ses traits. À présent, j’ai besoin de savoir. Il le faut même si ses paroles me font mal, je dois les entendre.
Mais il se contente de marmonner, de mâcher ses mots. Il reprend même sa ronde de cent pas. Ses poings se crispent, s’ouvrent puis se referment jusqu’à ce que ses jointures rougies par le froid deviennent blanches. Et plus il devient nerveux, plus mes nerfs se tendent. Plus, je me demande ce qui a pu l’amener à cet état-là. Sa mère ? Aucun doute là-dessus, mais… C’est plus profond. Tout m’apparaît comme dix fois plus intense que les fois précédentes.
Et je finis par perdre patience :
— Ashley ! Parle !
— Écoute, Cassie… On… On ne peut plus être ensemble. Nous deux, c’est… fini.
Il l’a dit. Mais alors pourquoi ses vibrations dans sa voix ? Mon âme me crie qu’il a tort, qu’il dit n’importe quoi. Que nous deux, c’est pour la vie. Que c’est une évidence, notre évidence. Comme la nuit et le jour, lui, ténèbres et moi, lumière. Je suis son étoile, non ? Une lueur qui éloigne les ombres. Alors ce qu’il annonce n’a aucun sens. Encore moins le jour de Noël alors que nous avions prévu de passer la soirée ensemble, tous les deux. Au sous-sol que nous avons décoré en riant et en nous chamaillant, comme à notre habitude.
Alors pourquoi ce changement d’humeur si soudain ? Je ne comprends pas. Hier encore, il m’envoyait des gifs mignons de couples qui s’enlacent. Bien que… Quand j’y pense, je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis le début du réveillon. Depuis la veille à dix-neuf heures. Juste avant qu’il n’ait pas d’autre choix que de rejoindre ses parents pour leur repas de fêtes à trois. Merde ! C’est ça ! Il y a eu une crise chez lui… le soir du réveillon. Le soir de son anniversaire !
— Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?
— Ce n’est pas qu’elle.
— Alors, explique-moi ! Mais ne crois pas que je vais te laisser. Tu te souviens : je serais l’étoile qui éloigne tes ombres. Toujours.
— Merde ! Stella ! Tu ne comprends pas ! Personne ne peut m’arracher des ténèbres ! Personne ! Pas même une étoile aussi belle que toi ! Pas après hier soir. Je suis voué à l’enfer, Cassie ! Un putain d’enfer, sombre et ardent, un néant immense qui vient de m’engloutir tout entier… Alors, laisse-moi. Non, ne m’approche pas ! Ne me touche pas ! Crois-moi, mes démons ne feraient que t’anéantir. Alors, lâche-moi ! Bordel ! Crois-moi… Pars. Va-t’en tant qu’il en est encore temps ! Oublie-moi avant que je ne te brise autant que je le suis ! Casse-toi !
Il hurle de toutes ses forces. Ses paroles sont blessantes et en même temps, je le sens, c’est lui qu’il détruit avec ses mots. Ses tremblements ont disparu, son corps est figé dans une position rigide. Telle une statue, il ne bouge plus. Ses yeux sont embués de… De larmes ? Et même s’il me crie de partir, je le sais, il ne le veut pas. Sinon, pourquoi resterait-il debout, devant moi ? Ses émeraudes plantées dans mon océan sont suppliantes.
Il est perdu.
Alors…
— Pourquoi ? Pourquoi tu nous fais ça ? Ce n’est pas ce que tu souhaites. Je le sais. Je le vois. Ashley ! S’il te plaît… Ne fais pas ça.
— Parce que. Merde ! Je. Merde, Cass ! Je ne t’aime pas. Tu ne représentes rien pour moi. RIEN ! C’est plus clair dit de cette façon ! JE. NE. T’AIME. PAS. »
— Connard, grogné-je entre mes dents. Souvenirs merdiques.
Après cette douche froide, il m’a tourné le dos et est parti sans se retourner. Sans même un regard. Mais moi, je les ai vus, les larmes qui roulaient sur ses joues. Cette pluie de tristesse qui faisait écho à la mienne. Pendant que mon cœur, lui, éclatait en mille éclats. S’éparpillant et se transformant en poussière d’étoiles. Une étoile tombée du ciel. Sans lumière.
D’une main rageuse, je viens essuyer le chemin humide qui se dessine sur ma pommette. Tu vois Cassie, il t’avait pourtant prévenu. Mais non, je n’ai rien voulu savoir et il a utilisé ces mots, ces seules phrases qui pouvaient me faire sombrer. Merde ! Et dire que Cole et Eliott ont appelé Léa à la rescousse… Je suis foutue. Surtout si mon cœur s’amuse à se recoller et à exploser à nouveau la seconde qui suit.
— Petite sirène ? Tout va bien ?
— Éric ! Non. Oui. Je veux dire, ça va, surprise j’enchaîne les mots de manière saccadée.
— Alors c’est vrai, hein ? Tu es Stella ?
— Oh, je vois. Oui. Mais je ne suis plus cette fille. Je veux juste… qu’il laisse entrer Noël.
— Ouais, c’est ça. Tu crois aux miracles. Il n’a peut-être pas tort, au fond. Tu sais, j’ignore si c’est une bonne idée, mais… tu devrais savoir qu’il ne t’a jamais oublié. Quand il parle de toi, c’est toujours avec nostalgie. Il…
Éric n’a pas le temps de terminer sa phrase. Nous sommes interrompus par la sonnerie du téléphone. Et la porte de verre du bureau d’Ash qui s’ouvre sur ce fait. Il nous observe, nous analyse puis fronce les sourcils quand il remarque la mèche enroulée autour de mon index. Il se racle la gorge, Éric lui emboîte le pas tout en me lançant un clin d’œil. Le message est clair, j’ai un allié de plus dans cette entreprise.
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