15. La chute
Samedi 1er décembre — ASHLEY
Quoi ? Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? Pantois, mes doigts viennent toucher mes lèvres gonflées par… nos baisers. Nos PUTAINS de baisers langoureux, passionnés. Addictifs ! Des baisers que je reconnaitrais entre mille. Et perdu dans l’euphorie du moment, je me suis laissé bercer par l’illusion que je ne lui avais jamais tourné le dos. Jusqu’à ce que… jusqu’à ce qu’elle prenne la fuite et se réfugie dans les bras de son frère.
Merde ! Non, non, non !
Hésitant, la main encore sur ma bouche, mon regard tombe sur celui de Cole. Si des yeux pouvaient tuer, je suis certain que je serais déjà un amas de cendres sur le sol. Des cendres qu’il se ferait un malin plaisir de disperser ou… de jeter dans une poubelle, tel le détritus que j’ai l’impression d’être à cet instant. C’est fou comme d’une seconde à l’autre, je passe d’un sentiment de bien-être à un immense poids sur les épaules.
Une culpabilité dont je n’arrive décidément pas à me débarrasser. Pourtant, le temps d’un instant, j’ai cru que les nuages d’orage laissaient place à la lumière : SA chaleur réconfortante. Dire que j’étais sur le point de lui dire… Ces mots que je retiens, cette phrase que j’aurais dû prononcer depuis tant d’années : « Je suis désolé ». C’est si simple et si difficile à la fois. Comme s’il nous était impossible de trouver notre équilibre.
Merde ! Mais je ne voulais pas… ce soir, je n’avais pas l’intention de la blesser. D’ailleurs, ça n’a jamais été mon but. JAMAIS ! Alors, peu importe le regard de son frère, peu importe que les têtes de ses amis se braquent sur moi dans un mélange d’incompréhension et de colère, je ne peux plus la laisser tomber. Elle est mon étoile, je me dois de me montrer à la hauteur, surtout quand ses larmes me transpercent le cœur comme maintenant.
Avalant une dernière gorgée de ma boisson, je prends mon courage à deux mains et soupire avant de me lever. Mes yeux se plantent dans ceux de Cole qui tient toujours Cassie dans ses bras. Ses sourcils ont beau se froncer et se vouloir menaçants, je n’abandonnerai pas. Hors de question ! Et au fond, ce n’était qu’un baiser. Vraiment ? Non… mais je n’ai pas envie d’y penser… ni même d’y réfléchir pour l’instant.
Ou peut-être que si ? Sinon, pourquoi ce désir si ardent de l’avoir entre mes bras ? Pourquoi cette envie folle de dégager tout le monde de son corps pour l’enlacer et faire partir cette tristesse qui se dessine sur son visage ? Je suis atteint. Depuis longtemps… tellement d’années pendant lesquelles je n’ai fait que me voiler la face. Alors c’est d’un pas décidé que je m’élance vers le groupe accoudé au comptoir.
Mais c’était sans compter sur…
— Vince ! Mais merde, lâche-moi ! qu’est-ce que…
— Ferme-là ! Tu t’attends à quoi ? À être accueilli à bras ouverts ? Regarde-les. Non ! Écoute-moi et observe-les vraiment. Tu ne vois donc pas qu’ils sont perdus ? Eliott est dans tous ses états, ne semble même pas savoir comment réagir tandis que Cole, lui, est furieux contre toi. Mais en même temps, son amie, la jolie brune paraît triste et te jette des regards presque compatissants. Je ne crois pas qu’ils sachent ce qui arrive à Cassie.
— Et alors ? Moi, je le sais peut-être ? Laisse-moi y aller ! Je… je déteste la voir dans cet état, me lamenté-je en baissant la tête, vaincu par mes sentiments et l’évidence qui me frappe en plein cœur.
Bordel ! Je l’ai dans la peau. Encrée sur ma poitrine, preuve de l’impact qu’elle a eu sur ma vie. Qu’elle aura certainement toujours. Alors non ! Vince ne peut tout simplement pas me forcer à poser mon cul dans le fauteuil que je viens de quitter. Ou bien… si ? Et merde ! Si, et il y parvient en plus. Je suis d’un pathétique ! Respire Ash. Cassie ne s’est pas envolée, elle est là, en face de moi, ses larmes ne coulent plus.
Mais son visage me hurle qu’elle est perdue. Ses yeux cristallins sont dans le vague, ils naviguent dans des eaux lointaines, entre passé et présent. D’ailleurs en me mordant la lèvre, je cherche un indice qui me permettrait de comprendre son changement d’humeur, cette réaction violente que je n’explique pas.
Que personne ne semble… Comprendre ?
— Ils ne savent pas ?
— Non, acquiesce Vince. Tout ce qu’ils ont vu, c’est votre baiser langoureux et sensuel avant qu’elle ne s’éloigne de toi d’un coup et s’enfuie en courant. Et pleurant. Alors, si tu pouvais éviter de créer plus de tensions, ça m’arrangerait. Je n’ai pas envie de devoir me justifier auprès de Sara si je rentre avec un œil au beurre noir par ta faute.
— Et ?
— Rien ! Sérieux ? Tu pensais à quoi en la provoquant ? Tu la connais, non ? N’est-ce pas pour cette raison que tu es tombé amoureux d’elle, la première fois ?
— Vince ! Merde ! Tais-toi…
— J’ai touché un point sensible, peut-être, rit-il en buvant une gorgée de la bière dont je prends seulement conscience de la présence.
Oui. Il a visé dans le mille. Cassie, Stella ou peu importe le nom avec lequel je l’appelle, elle reste celle qui avait rendu mes journées joyeuses alors qu’elles étaient ternes. Celle qui a fait battre mon cœur, là où les autres se sont contentées de frotter leur cul rebondi contre ma queue. Elle est la seule à me briser le cœur sans même avoir à parler. Et ce soir ne fait pas exception. Pourtant ça partait d’une simple provocation. Un chocolat tout droit sorti de la première case de ce fichu calendrier de l’avent, qu’elle m’a glissé entre les pattes.
En tombant sur Rodolf, je ne peux empêcher un fou rire nerveux. Mes doigts se tendent vers l’affreux décor aux traits de Noël, je caresse les contours du renne d’un air distrait. Mais très vite, ma tête se dresse vers le groupe qui s’amasse encore autour du corps fin de Stella. Elle est à présent accoudée au bar, sa boisson dans une main et l’autre triturant la rondelle de citron fixé sur le rebord de son verre.
Purée… J’ai besoin d’aller la voir. Si elle est hantée par un mauvais souvenir, ça ne peut être qu’en lien avec Jeanne. Ma mère. Toujours à me mettre des bâtons dans les roues, même quand elle n’est pas là physiquement. Elle s’insinue, se faufile entre les mailles du filet pour mieux nous susurrer ses mots cinglants dans le creux de l’oreille. Madame De Cœur est douée quand il s’agit de manipuler les gens, surtout quand ceux-ci se transforment en menace pour son « paisible » quotidien.
— J’y vais ! Tant pis… Je ne peux pas, ne veux pas la laisser dans un tel état. Ses épaules tremblent, grogné-je entre mes dents. Putain, c’était juste un jeu. Une simple provocation. Je ne pensais pas qu’elle s’enfuirait.
— Cinq minutes !
— Quoi ?
— Tu as tenu cinq minutes ! C’est un miracle ! J’étais certain que tu allais me balancer le reste de ton verre à la figure et foncer la voir. Mais non, tu t’es assis et as réfléchi pendant cinq petites minutes avant de te décider à foncer tête baissée. Tu m’étonnes, dit Vince en me tapotant sur l’épaule.
J’observe mon ami le temps d’un instant, et le sourire qui me répond est mon top départ. Il le savait avant moi, je ne peux pas me contenter d’être spectateur, surtout quand il s’agit de Stella. Et même si je lui suis reconnaissant de s’inquiéter de mes actions sans réflexions, je suis prêt à en assumer les conséquences. Quitte à affronter la montagne de muscles que représentent Cole et Eliott. Parce que j’en suis certain, tous les deux ne vont pas s’écarter de mon chemin. Plus maintenant, en tous cas.
D’un hochement de tête entendue, adressée à Vince, j’avale une nouvelle gorgée de ma boisson. En fait, j’engloutis tout le contenu de mon verre, il va m’en falloir du courage. Et le pincement qui s’est installé dans ma poitrine quand j’ai pris conscience que Stella prenait la fuite n’est pas là pour m’aider. Au contraire, pour la première fois depuis longtemps, j’hésite, j’angoisse même. Mes mains sont moites, l’une tire sur mes cheveux, les ramène en arrière et c’est seulement quand elle retombe le long de mon buste que je me décide.
Mes paumes claquant sur le dessus de la table, me donnent l’impulsion nécessaire à avancer. Sauter alors que j’étais au bord d’un précipice dont je ne vois pas le fond. Une, deux, trois enjambées et je relâche un soupir. J’ose à peine lever la tête, trop conscient des regards qui se braquent peu à peu sur moi. Mais le seul qui m’intéresse vraiment ne semble pas me prêter attention. Du moins, je ne ressens pas sa douce chaleur sur mon corps.
— Tu peux le faire. Elle était là pour toi. C’est toi qui lui as tourné le dos. Alors affronte-les, montre-leur que ce fichu jeu en vaut la chandelle.
Je marmonne, me répète des mantras d’encouragements pour éviter de me dégonfler. De passer pour un trouillard ou pour le pire des connards. D’ailleurs, ça ne m’étonnerait même pas que Cole penche pour la deuxième option. Surtout que lorsque j’assume enfin et redresse la tête en bombant le torse, il semble croiser les bras en affichant un air plus que menaçant. OK, il annonce la couleur. Pourtant, je ne me démonte pas, c’est mal me connaître. Il devrait le savoir.
Lui aussi m’a connu. Onze ans ne peuvent pas l’avoir fait oublier les journées « piscine », ni les soirées au sous-sol auxquelles il avait accès grâce à ma relation avec sa tendre petite sœur. Il ne s’en était jamais plaint. Du moins… Pas jusqu’à ce qu’il débarque une semaine après ma déclaration à Stella et qu’il passe ses nerfs sur moi. Une raclée que j’avais d’ailleurs méritée. Croisant à nouveau son regard, plus foncé que celui de sa sœur, je me souviens des paroles qu’il m’avait crachées à la gueule.
« — Tu te crois au-dessus de tout le monde. Toi, le fils à sa maman. D’ailleurs, tu aimes ça te cacher derrière les jupons de ta mère ? Non ? Ah ! Tu ignores tout, c’est ça ? Tu ne sais donc pas que ma chère petite sœur, ton ÉTOILE est venue chez toi, le lendemain de ta fuite pitoyable ! Elle était persuadée que tu n’allais pas bien, que ça ne te ressemblait pas, que ça ne pouvait pas être ta propre décision. Et devine quoi ? Elle a été servie ! Mais il fallait s’y attendre, hein ? À ce que le putain de connard que tu es, n’assume pas, se planque et finisse par l’oublier pour la remplacer pour des potiches et de l’alcool ! Elle est belle la jeunesse dorée. Tu me dégoûtes ! Et crois-moi, si tu t’approches encore d’elle, tu te prendras mon poing dans ta gueule d’ange ! »
Sauf que… je n’ai pas su me taire. Pas alors que ma vie s’effondrait autour de moi. Et son coup est parti tout seul, avant que Vince ne l’écarte de moi et lui demande de partir. Chose qu’il a faite et qui m’a surpris au plus haut point. Alors… Non. Cette fois, je ne reculerai pas. Cette fois, je me suis donné une mission et je compte bien m’y tenir. D’ailleurs, mes pas n’ont pas ralenti. Et le sourire qui se dessine encore sur mes lèvres n’est que la preuve que Cole peut me menacer autant qu’il le souhaite.
Mais alors que je ne suis plus qu’à deux pas de leur petit groupe, le corps d’Éric s’interpose entre ma destination et moi. Et merde ! Il ne va pas s’y mettre ? Si ? Si ! Il amorce un mouvement, tente de crocheter mon bras avant d’abandonner quand j’esquive son geste. Non, mon gars, tu ne m’auras pas. En revanche, il ne semble pas vouloir baisser les bras pour autant. Non, au lieu de se pousser pour dégager du passage, il ouvre la bouche pour me sermonner :
— Ashounet… Fais-moi plaisir, ne rentre pas dans la fosse aux lions.
— Sérieux ? C’est tout ce que tu as trouvé ? Un ton mielleux et un surnom tout aussi dégoulinant ? m’offusqué-je en attrapant mon ami par sa chemise pour le forcer à se décaler.
— Quoi ? Tu n’aimes pas ton nouveau surnom ? Bon… Mais j’ai été pris de court aussi ! Comment veux-tu que je réagisse quand une blonde aux courbes pulpeuses me supplie à l’oreille de te retenir loin de son amie ?
— Merde, Éric. C’est pitoyable !
— Mais appétissant et tentateur à souhait. Bon courage mon vieux. La petite sirène est dans un sale état. Je n’aimerais pas être à ta place.
— Moi non plus à vrai dire, avoué-je en soufflant.
Moi non plus… Mais il le faut ! Le problème quand on décide de faire un pas en avant, c’est que parfois on se prend des murs. Des murs à l’apparence de doigts refermaient et crispés autour de mon col, suivi d’un coup qui vient frapper ma pommette gauche. Putain ! Ça fait un mal de chien ! Je n’ai pas le temps de répliquer que déjà, je reçois un deuxième coup, cette fois dans l’abdomen. Plié en deux, j’expire. Merde…
— Je t’avais prévenu, pourtant ! hurle Cole en rattrapant le tissu de ma chemise pour m’aider à le regarder en face.
Non, non, non ! Rien de tout cela n’aurait dû arriver ! Je ne réplique pas, trop préoccupé par le bras tendu en arrière de Cole. Il s’apprête à me refoutre son poing dans le visage. Et mon seul réflex est celui de fermer les yeux. S’il faut en passer par là, alors j’accepte. Surtout si ensuite je peux essayer de comprendre ce qui arrive à Cassie. Parce que… Merde ! Moi aussi, je ne pige que dalle !
— STOP ! Arrête ! Non !
— Calme-toi. Cole, reprends-toi. On ign…
— Je t’en prie ! Il n’y est pour rien… murmure Cassie surprenant tout le monde, et me faisant ouvrir les paupières pour me noyer dans un océan confus, perdu, mais décidé. Il n’y est pour rien. Rien du tout. Alors, lâche-le.
— Ah quand même ! Merci !
Et merde… je n’ai pas pu m’en empêcher. Saletés de travers provocateurs ! Les mauvaises habitudes ont la vie dure, surtout quand il est question de sentiments. De sentiments que je ne parviens pas à nommer et qui me bouleversent. Encore plus quand l’océan tranquille se transforme en orage de foudre. Tu aurais mieux fait de la fermer, Ash. À présent, l’attention de tous est sur moi. Passant d’une bouche ouverte en un « o » parfait, à une main qui vient cacher l’expression d’horreur afficher sur un autre visage.
— Je…
— Non, Ashley.
Mon prénom.
Bien sûr. C’est l’arme ultime. Le coup en traitre. Le coup de poignard en plein cœur. Là où ça fait mal. Et merde, ça me transperce, me hérisse les poils de la tête aux pieds. Je serre la mâchoire, ferme les poings jusqu’à en voir blanchir les jointures de mes doigts puis enfin, je me laisse couler dans ses pupilles de cristal. Je voulais juste… la réconforter et ? J’ai tout foiré en beauté. Joyeux bordel ! Une magnifique manière de commencer mon calendrier de l’avent. Un fichu calendrier dont je n’ai même pas validé la case tant j’ai été pris par les événements.
Mais ce n’est pas le moment. Surtout quand Stella parvient enfin à détacher les doigts de son frère qui serraient encore ma chemise. Et qu’elle glisse son corps entre nous pour mettre de la distance entre son protecteur et son… Quoi d’ailleurs ? Cauchemar ? Oui, ça me semble correct. Je veux parler, lui dire que personne ne la blessera, que… je ne sais pas, juste un mot, quelque chose sauf que son doigt qui pointe contre mon torse m’en dissuade.
— Ne dis rien. C’est mieux. Laisse-moi maintenant. S’il te plaît, Ashley. Ne complique pas tout. Pas ce soir. Je savais que ce n’était pas une bonne idée.
Quoi ?
— QUOI ? Non, mais tu te fous de moi ? Après ton baiser ? Ce baiser ? NOTRE putain de baiser ? Tu t’enfuis, et tu veux que je laisse tomber ? Que j’abandonne ? Tu me demandes de te donner de l’espace ? C’est ça que tu veux ? Alors que moi, je m’inquiète pour toi, que je me demande encore ce que signifie ce baiser, tu veux juste être seule ? Très bien ! Mais ne viens pas te plaindre quand j’aurais trouvé une autre fille à baiser ce soir !
Je hurle ma rage. Ne contrôle rien des mots qui s’échappent les uns à la suite des autres. Je ne veux plus qu’une chose : boire. Boire jusqu’à oublier cette douleur qui me brise le cœur. Boire jusqu’à endormir cette sensation d’abandon qu’elle a réveillé. Boire jusqu’à effacer la chaleur et le goût de ses lèvres sur les miennes. Boire pour anéantir cette image d’elle, de ses yeux remplis de larmes, et de sa main qui se tend dans un dernier espoir vers ma joue. Elle veut que je m’éloigne, alors je vais le faire. Je lui tourne le dos, amer.
*
CASSIE
— Ashley… Je…
Mais ma tentative est vaine, vouée à l’échec à l’instant même où son visage s’est crispé, métamorphosé en une grimace douloureuse. Parce qu’au-delà de la colère, j’ai vu au fond de son regard cette peur viscérale qui l’anime. L’abandon. La même que la mienne et pourtant, je ne parviens pas à me défaire du souvenir de sa mère. De ses mots qui m’ont fait tomber du piédestal sur lequel Ashley m’avait fait monter. Et notre baiser n’a fait qu’allumer un feu que les charbons ardents en moi attendaient pour s’enflammer à nouveau.
Mon cœur est en miette. Un amas d’étoiles qu’Ashley vient de percuter pour en recoller quelques morceaux et en détruire d’autres. Sauf qu’au fond… je n’arrive pas à lui en vouloir, je comprends sa colère. Après tout, je l’ai aperçu ce pincement de lèvres, cette manie qu’il a de se mordre le coin de cette bouche, dont je ressens encore les sensations, quand il s’inquiète pour les autres. Pour ceux qui comptent. Je compte ?
Je n’ai pas le temps d’y réfléchir plus longtemps surtout quand mon corps se retourne pour faire face à des paires d’yeux que j’avais presque oublié. D’abord Cole qui glisse ses mains dans ses poches, avant d’être amené plus loin par la douce Léa, non sans un murmure pour s’excuser. Puis, Eliott qui d’un hochement de tête entendu entraîne Sandy et Vince vers la descente en boîte avant de les y abandonner. Pour finalement me laisser seule avec Éric.
Un Éric bien loin du blagueur que j’ai appris à connaître ces derniers jours. Il fronce les sourcils, se frotte la nuque avant de me tendre un nouveau shot de vodka. Et j’en ai bien besoin, mais alors que je m’apprête à engloutir la boisson sans remords, je m’arrête et dépose le verre sur le comptoir. Non, je n’ai pas besoin de boire. L’alcool ne m’a jamais aidé à aller mieux et ce n’est pas en perdant ma lucidité que j’arriverais à profiter de cette soirée.
— Ça ira, merci, dis-je tout de même à Éric qui s’installe sur un tabouret.
J’ouvre la bouche prise d’une inquiétude soudaine pour Ash. Mais Éric écarte le siège à côté de lui et m’invite à y poser mes fesses avant d’interrompre toute tentative d’interrogatoire.
— Il est descendu. T’en fais pas, petite sirène, je garde un œil sur ton Crève-cœur. Toi, ça va ? Tu peux me dire pourquoi tu l’as fui tout à coup ?
— Jeanne.
— La vipère ! Putain, elle pourrit la vie jusqu’au bout, celle-là.
Le surnom que nous donnons à la mère de Crève-cœur surgit sur un ton ferme de la gorge d’Éric et j’en suis surprise. Alors comme ça, lui aussi l’appelle de ce joli nom ? Apparemment, nous ne sommes pas les seuls à avoir compris que cette femme est le mal incarné. En tout cas, elle a diffusé assez de son venin pour bousiller la confiance que j’ai en moi et pour Ashley… Je n’en parle même pas.
— Plus sérieusement, Cassie, reprend le gaffeur en utilisant mon prénom ce qui me pousse à me tenir droite et à fixer mon regard sur le sien. Tu devrais lui laisser une chance.
— Tu crois ? Je ne sais pas. Avant peut-être. Mais aujourd’hui ?
— Non. Tu ne comprends pas. Enfin… Oui. Ses mots ont été durs, tranchants, mais ils sont aussi vifs que les sentiments qu’il a pour toi. Ce que je veux dire, merde je n’ai pas l’habitude de ce genre de conversation. Il est encore attaché à toi. Laisse-lui juste le temps de te le montrer. OK ?
— Eh petite ! intervient le barman en s’approchant de notre duo.
Joe salue Éric en m’interpellant. Il nous sourit à pleines dents, rayonnant, comme s’il savait un élément que nous ignorons. D’ailleurs, Éric lève les mains en l’air en signe d’innocence tandis que Joe, lui, pointe du doigt un objet posé au bas des étagères fixées sur le mur dans son dos. Je fronce les sourcils, plisse les yeux pour enfin apercevoir ce qu’il nous indique. Et sans que je ne le veuille vraiment qu’un sourire étire mes lèvres pendant qu’une chaleur réconfortante emplit ma poitrine.
— Le calendrier, murmuré-je.
— Ash m’a confié ce truc avant de descendre à l’étage du dessous. Par contre, il a aussi embarqué une bouteille de whisky avec lui. Vous feriez mieux de le suivre.
— Tu vois, c’est ce que je disais. Même en mode gros connard, il reste le Ash sensible que tu sembles avoir connu. Oh non, non, non, je te vois venir petite sirène. Ne me fais pas ce regard envoûtant ! Eh ! J’ai dit : non !
Merde ! Mais c’est quoi ce type qui arrive à lire les pensées de tout le monde ? Il est bien trop conscient que je m’apprête à lui demander de garder un œil sur Ash. Et il anticipe, fixant un masque aux traits sérieux sur son visage avant de croiser les bras sur sa poitrine. « Non, c’est non », se lit clairement dans son regard pourtant la minute qui suit, il se lève et d’un pincement chaleureux sur l’épaule, il abdique :
— Très bien, petite sirène. Mais tu m’en devras une.
Puis il s’éloigne, empruntant le chemin de la boîte de nuit. Passant des lumières vives du bar au couloir sombre qui mène aux entrailles du monstre. Dans un soupir, je cherche mes amis avant de m’encourager mentalement. Cette soirée est aussi pour toi, Cass. L’occasion parfaite pour découvrir mon œuvre prendre vie. Alors après un dernier coup d’œil vers Rodolf qui est en sécurité, je me décide à faire signe à mes amis et d’un pas confiant, je suis les mouvements effectués par Éric, quelques instants plus tôt.
Eliott est le premier à me rattraper, il ne dit rien, glisse son bras autour de ma taille et m’accompagne vers le son des basses. Frôlant la fresque, je ne résiste pas à laisser mes doigts glisser sur le mur frais quand nous nous enfonçons dans la noirceur. D’un rire presque muet, j’observe les couleurs vertes et vives se transformer, muter pour s’éclairer au fur et à mesure de notre descente. Elles deviennent au fil des pas plus lumineuses, phosphorescentes et précises.
Le monstre perd ses écailles, elles nous guident vers la porte d’un Nouveau Monde. Et les arabesques de lucioles qui s’y entremêlent ne rendent le décor que plus vivant.
— Sacré boulot, souffle El à mon oreille. Je me demande vraiment comment l’artiste peut réussir à jouer ainsi avec nous. Mais toi, tu le sais, non ?
— El… Arrête, tu veux. Ce n’est pas parce que tu es dans la confidence que tu dois me charrier.
— Admettons. Mais un jour, il va falloir que tu craches la vérité à tout le monde. Cole, moi, ça ne suffit pas. Le monde entier mérite d’observer ton travail, ton VRAI talent.
J’acquiesce. Nous n’avons pas besoin d’échanger plus de mots pour savoir que cette conversation n’est pas terminée, mais ce n’est pas le lieu ni le moment. Surtout que nous venons de pousser les battants de la porte au bout du couloir et nous prenons en plein visage une vague, mélange de chaleur, de musique et de lumière presque étouffante. Euphorique. Il y a une telle effervescence ici, que je ne remarque même pas le vigile à l’entrée, ni même la jeune fille qui s’occupe du vestiaire, trop subjuguée par la foule, et surtout par…
Merde alors ! C’est moi qui ai peint ça ? J’écarquille les yeux, cligne des paupières trois fois avant de vraiment croire à ce que je vois. Le rendu est encore mieux que dans mes souvenirs. Non pas que je me vante, au contraire, je suis surprise. Je ne m’attendais pas à un tel résultat. Quand j’avais effectué les tests de rendus, il n’y avait aucun spot, aucun stroboscope, ni même une seule personne. Et maintenant ? C’est envoûtant !
Tout prend vie, des plus petits détails des algues, aux effets des reflets de l’eau qui dessinent des courbes et serpentent sur chaque mur, chaque colonne. Le tout agrémenté de mille et une espèces de poissons, de la flore aquatique et de quelques animaux fantastiques cachés ici et là. Et ça ne s’arrête pas là !
Parce que ce serait trop simple et que j’adore jouer sur la double nuance, les mondes parallèles, les univers à double sens. Alors c’est avec des étincelles dans les yeux que j’admire les effets, les mouvements des spots tantôt bleu, vert, rouge ou jaune. Des couleurs qui font se révéler aux spectateurs des histoires uniques les unes par rapport aux autres. Passant de la sirène à ce lézard géant dont le lieu porte le nom.
Puis, viennent s’ajouter à ses changements les passages de la lumière blanche à la lumière noire. D’ailleurs, il me semble percevoir des « oh ! » surpris quand Eliott me pousse à travers la foule pour rejoindre une table libre dans le coin VIP. Privilège de connaître Ash et ses amis. Moi ? Je suis juste heureuse de voir que tout fonctionne comme je l’avais prévu. Et un nouvel éclair ne fait que confirmer mes choix.
Nous envoyant l’image d’un décor tout en couleurs, camaïeu de vert, de bleu et un mélange chaud pour les êtres qui prolifèrent sur les murs de pierres avant de nous replonger dans cette ambiance de reflets, ce monde d’écailles, de luminescence et de transparence. Métamorphosant littéralement les scènes qui nous entourent. La sirène n’est plus seule, sa main est tendue vers la surface et ses doigts sont entrelacés à ceux d’un homme dont on distingue la silhouette. Et le monstre ? Lui, il devient doux, presque éphémère, entouré d’un nuage d’étoiles étincelantes.
— Tu t’es surpassée, sœurette. Rappelle-moi pourquoi on ne vient jamais ici ?
J’allais répondre à Cole, à présent détendu, mais nous sommes pris de court par une serveuse qui se ramène avec un plateau plein. Saut à glaçons, verres, bouteilles : la totale ! Et en entendant la voix qui la remercie, je devine le coupable de cette effervescence. Mais merde ! À quoi il joue maintenant ? Mes mains se posent sur mes hanches, mes yeux le foudroient, mais ça n’a aucun effet. Loin de le perturber, ça l’amuse même.
— Un problème, Stella ? Il me semble que c’est MA table.
— Un point pour lui, désolée chérie ! hurle Sandy en riant.
— Ouais, ma jolie ! Je gagne la partie à tous les coups ! Un verre ? Oh non, non ! Toi, tu n’y as pas le droit petite étoile. Et vous ? Hop ! Pardon, Monsieur le Poing ? Un verre ? Nope ? Tant pis, ça en fait plus pour moi. Et un cul sec, un ! Moi, j’y retourne. J’allais oublier, un autre verre pour la route.
J’observe la scène horrifiée, mais n’ose pas faire la moindre remarque. Personne, d’ailleurs, n’a le temps d’argumenter que déjà, Ashley détale sa boisson à la main. Purée… Il ne va pas commencer ? Et bien si, en fait, et je ne suis pas au bout de mes surprises. D’autant plus qu’Éric comme Vince semblent abandonner la partie deux heures plus tard. Pourquoi ? Surement parce que notre cher Crève-cœur a commandé une seconde bouteille, s’amuse à demander des titres au DJ derrière les platines, et qu’il colle son corps dans des gestes sensuels contre chaque pouffe qui le veut.
J’enrage.
Cette soirée avait pourtant bien démarré, si on oublie la collante et pulpeuse, Anna. Et tu as tout gâché en prenant la fuite, Cass. Alors je ne peux m’en prendre qu’à moi. Sauf que… assise là, à analyser les détails de ses mouvements, de ses bras qu’il laisse en l’air se contentant de frôler le corps d’une énième danseuse trop envahissante, mon cœur saigne. Mon corps se languit de la présence d’Ashley à mes côtes et mon âme, elle me hurle de le rejoindre. Alors je résiste. Sais, qu’il est bourré, inconscient que sa limite est dépassée depuis plus d’une demi-heure.
Détournant les yeux, une seconde pour souffler et me servir un verre de soda, je suis rattrapée par la situation quand d’un ton sévère Vince crache une phrase que je ne perçois pas distinctement entre ses dents. Et qu’Éric balance sa boisson sur la table à toute vitesse pour se lever. Tous deux se crispent, l’un se frotte la nuque et l’autre se tape le front presque désespéré. Quoi ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Anna, putain ! Cette sangsue !
Il ne m’en faut pas plus. Mon verre tombe au sol, je me redresse, tourne le visage vers la piste avant de les repérer d’un coup d’œil. Aimantée par ce lien invisible qui me relit à Ash. Je rêve ? Non ! Bordel ! Elle aura tout tenté ! Son cul se frotte sans gêne contre l’entrejambe d’Ashley et ce con, les yeux vitreux posent ses mains sur ses hanches pour en suivre le mouvement. C’est trop, je ne peux pas le laisser faire. Pas avec elle ! Pas avec une des filles validées par sa vipère de mère. C’est hors de question ! Alors, je ne réfléchis plus, j’agis. Cherche Cole avant de trouver Eliott, et sous son regard entendu j’agite mes clés. Notre code. Et dans un dernier effort avant d’exploser je traduis à ceux rester autour de la table.
— Je récupère Ashley et je l’emmène à la coloc.
Personne ne m’arrête, ce n’est pas la peine, je suis déjà lancée.
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