Chapitre 2 - Achalmy
An 500 après le Grand Désastre, 1e mois de l’automne, au pied des collines de Minosth, Terres de l’Ouest.
Après avoir passé la soirée à boire de la bière achetée en fûts au village voisin, nous avions veillé assez tard. Nous nous affairâmes donc vers la fin de matinée en traînant des pieds. Avec Mars, nous vérifiâmes nos bagages tout en grignotant les restes du pain d’hier. J’avais fait confectionner chez le tailleur une besace comme celle que je possédais autrefois et y avait mis le strict nécessaire : couteau à dépecer, un bol et une planche à découper en bois, sachet de feuilles de thé, chiffon et pierre à aiguiser pour mes sabres, des bandages ainsi que quelques fioles contenant des onguents et médicaments. Comme nous allions affronter un rude climat, j’empruntai un sac à dos à Zane, dans lequel je fourrai quelques vêtements de rechange, une couverture épaisse ainsi qu’une branche de bois taillée et solide qui nous servirait à maintenir la toile rêche que Mars portait dans son propre sac en plus des vivres. Nous aurions ainsi un semblant de tente.
Mars, qui avait rarement touché à l’alcool avant la veille au soir – si ce n’était pour soigner des plaies – avait une vilaine migraine qui le faisait grimacer constamment et fuir la lumière comme le bruit. Zane, mon père et moi-même étions peu affectés par la gueule de bois et nous efforcions de ne pas paraître trop taquins envers le Sudiste.
Mon ami grimaça un peu plus en ouvrant grand la porte de la cabane. Il gémit discrètement, s’avança de quelques pas dans le soleil d’automne puis s’arrêta en soupirant. Amusé, j’allai tapoter l’épaule du guérisseur avant d’adresser un signe de tête à mon père et à Zane.
Venait finalement l’instant des adieux. Comme je ne comptais pas m’éterniser dans le Nord, je me montrai peu affecté par les séparations – sans compter que j’étais assez peu démonstratif. Quant à Mars, ses yeux s’embuèrent dès l’instant où Zane lui serra affectueusement l’épaule, un bout d’herbe coincé entre les dents. Mon ancien maître se laissa docilement faire lorsque Mars alla finalement se blottir contre lui en reniflant. Je soupirai discrètement, sous le regard inquisiteur de mon père.
— N’y pense pas, grommelai-je en roulant des yeux.
Je gardai les bras fixement croisés sur la poitrine, attendant la fin de l’étreinte de Mars. Zane remit en place le béret de mon ami puis lui adressa le salut nordiste.
— Fais attention à toi, Mars. Les Terres du Nord sont des contrées hostiles et vous risquez de tomber sur des Chasseurs belliqueux… (Comme je secouais la tête à ces paroles, Zane soupira.) Bon, Al s’impatiente, alors on va faire court. Veille sur mon élève, tu veux ? Tu as bien plus la tête sur les épaules.
— J’ai mûri et tu le sais, maugréai-je à l’adresse du Maître d’Armes, qui m’adressa un sourire contrit en retour.
— Je sais, Achalmy.
L’usage de mon prénom complet et son ton rauque me firent froncer les sourcils. Il souriait toujours, mais une ombre avait recouvert ses yeux bleus.
— Mais fais quand même attention, reprit Zane en perdant son sourire pour de bon. Depuis ton combat contre Calamity… Al, tu affrontes des épreuves qu’un Homme ne devrait pas affronter. Je sais que tu seras en terrain connu en traversant le Nord, mais… une fois au Mont Valkovjen, c’est l’inconnu qui vous attend.
— Sois prudent, crut bon d’ajouter mon père en s’approchant de nous. Malgré les années que j’ai passées avec ta mère, je n’ai jamais rendu visite à son clan. Les Valkov ne sont pas réputés pour leur accueil chaleureux.
— Aucun clan nordiste n’est réputé pour ça, rétorquai-je d’un ton narquois.
— C’est vrai. (Mon père m’observa, le visage tiré, avant de grommeler avec agacement :) Tu es certain d’être obligé d’accomplir cette fichue quête ? Tu ne peux pas te reposer après avoir été par monts et par vaux tout ce temps ?
La lueur inquiète et pourtant pleine d’espoir qui brillait dans ses yeux me hérissa le poil.
— Si je suis certain ? Tu avais de la cire dans les oreilles quand je vous ai raconté ce qui s’est passé dans le Noyau ? Que je suis mort en vainquant Calamity, mais qu’on m’a ramené à la vie ? Qu’en échange de cette résurrection, je dois accomplir une quête ?
— Cette princesse n’aurait jamais dû exiger que tu accomplisses toi-même…
— Alice a agi dans l’émotion, c’est vrai. Mais elle pensait à bien, elle n’avait peut-être pas conscience de la difficulté des épreuves que nous aurions à affronter.
Mon père était en colère ; tout autant que moi. Je le sentais au fond de mes tripes, dans sa posture raide, ses épaules tendues et la barre au milieu de son front.
— Si je n’accomplis pas cette quête, si je ne retrouve pas Eon, Lefk et Galadriel reprendront ma vie, poursuivis-je en haussant la voix. Alors, oui, je suis certain que je dois y aller. Parce que j’ai envie de faire encore un petit bout de chemin et ne pas mourir demain.
Ces derniers mots avaient été difficiles à prononcer. J’avais eu le temps de ruminer la décision d’Alice, sur la route qui nous avait menés de Ma’an jusqu’à chez Zane. Pourtant, après les semaines écoulées, j’avais accepté cette deuxième vie. J’avais fini par avoir envie d’en profiter.
Visiblement troublé par mon excès d’humeur, mon père resta sans rien dire pendant quelques secondes, fouillant mon regard à la recherche de je-ne-sais-quoi. Zane et Mars, en retrait, nous toisaient avec appréhension, dans l’attente d’une éventuelle tempête de reproches.
— Tu es aussi impétueux et entêté qu’elle, finit par souffler mon père avec un sourire triste. Si tu me ressembles sur le plan physique, tu as hérité du caractère de ta mère.
Ses paroles me percutèrent plus violemment qu’un coup dans le plexus. Il parlait tellement peu d’elle. J’en savais si peu sur la femme qui m’avait donné la vie. Derrière l’amertume qu’avait provoqué ses propos en moi, je grimaçai devant l’emploi de ma mère comme argument dans la dispute.
— S’il te plaît, Al, sois prudent.
Comme je m’apprêtais à répliquer, il s’avança et m’emprisonna entre ses bras, qui n’avaient pas tant perdu de leur puissance avec les années. Ma réaction instinctive fut de le repousser et de me dégager, mais il résista à mon brusque recul. Le cœur battant fort, je restai raide comme un piquet contre lui, ne sachant que faire. Je n’avais jamais été perturbé par les étreintes de Zane. Il savait s’y prendre et lire dans mes pensées. Mais mon père, duquel j’avais été séparé pendant des années…
— J’ai cru te perdre plusieurs fois, chuchota-t-il d’une voix tremblante. Rien que pour ça, Nikja me tuerait. Alors, je t’en prie, agis plus sagement que tu ne l’as jamais fait jusque-là. J’aimerais te voir encore…
— Papa, arrête, le coupai-je avec un soupir. Le message est passé.
Cette fois, je le repoussai plus fermement, mais il eut le temps de presser le front contre le mien avant de me lâcher. À la fois reconnaissant et agacé par ses marques d’affection, je détournai le regard de son visage anxieux.
— Perdre la vie à cause des Dieux a été une douche froide. J’ai conscience que je dois prendre soin de ma deuxième chance. Et je ne compte pas laisser mon propre peuple me la voler.
— Ils te prendront pour un gamin arrogant à cause de ta minorité, lança soudain Zane en venant agripper fermement mon épaule. Prouve-leur qu’ils ont tort, Al. (Un sourire mordant troubla l’air serein de mon ancien maître, qui frôla des doigts le tatouage sur mon cou.) Montre-leur que Connor et moi avons eu juste en t’accordant la Marque Noire.
Perplexe devant son regain d’énergie brute, je le dévisageai en silence, yeux plissés.
— Les Valkov ne t’accepteront pas comme l’un des leurs, précisa Zane en secouant la tête. Ils se sont approprié le Mont Valkovjen et le protègent de leur vie. Or, tu risques de fouler leur sol en partant à la recherche d’Eon. Prépare-toi à ce qu’ils se montrent éventuellement hostiles, surtout si tu n’as pas la Maturité et en étant accompagné d’un Souffleur.
À ces mots, Mars piétina sur place, embarrassé.
— Si je croise un Valkov, je le saluerai, déclarai-je d’un ton rauque. S’il me rend mon salut, alors je demanderai à mieux connaître mon clan maternel. S’il dégaine, je ne le laisserai pas me tuer.
Comme rassuré par mes propos, Zane retira sa main de mon épaule puis se tourna vers Mars.
— Bon, eh bien, je crois qu’il est l’heure de se quitter.
Le temps d’atteindre le sentier qui partait du domaine de Zane et menait à la colline qui surplombait son domaine, Mars avait sangloté deux fois. Alors que nous grimpions la pente caillouteuse, le guérisseur séchait ses joues à l’aide sa manche et soufflait régulièrement dans son mouchoir en tissu.
— La séparation a été si difficile ? marmonnai-je, narquois.
— Ton père et ton maître sont tellement gentils, expliqua Mars en m’adressant un regard rougi par les larmes. Je n’avais jamais été reçu aussi chaleureusement. Sans compter que ce sont d’excellents guerriers. Je me suis largement amélioré grâce à eux.
Je souris furtivement, levai le nez vers le ciel dégagé puis lançai :
— Nous serons de retour avant l’hiver, ne t’inquiète pas, tu les reverras bientôt.
— Nous retrouverons Eon rapidement ?
— J’en sais rien. Mais, même si nous ne l’avons pas retrouvé d’ici là, nous redescendrons dans l’Ouest. Il est hors-de-question que nous passions l’hiver dans mes Terres, c’est invivable.
Comme Mars continuait à fixer la route d’un air maussade, j’ajoutai :
— À notre retour, Zane pourrait même te prendre comme élève.
Ses yeux, assombris de découragement quelques secondes plus tôt, se mirent à pétiller. Il avait soudain l’air d’un enfant sur le point d’ouvrir un cadeau.
— S’il te prend comme disciple, je resterai et irai proposer mes services de combattant aux villages voisins et au Noble qui gère les terres.
— Tu resteras ? répéta Mars en haussant ses sourcils broussailleux.
— Oui… ça me plairait bien de passer une année ou deux auprès de Zane. J’aimerais l’accompagner et l’observer. Même si je ne pense pas être fait pour ça, je m’intéresserai aux enseignements qu’il procure.
— Toi, enseignant ? Hum, si tu gagnes en patience et en empathie, peut-être.
Je grognai à ces mots, néanmoins conscient qu’il avait en partie raison.
Comme Mars continuait à m’observer de biais, je grommelai :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Non, c’est juste que… J’adorerais passer du temps avec toi, Al. Mais… tu m’as parlé de… cette Occidentale. Alors, peut-être que… je me demandais si…
Ses hésitations m’exaspérèrent. Je jurai entre mes dents puis lui assénai sans douceur :
— Dis-moi directement ce à quoi tu penses !
— Pourquoi tu ne l’accompagnes pas sur les routes ?
Un rire jaune me chatouilla les lèvres. Dépité, je secouai la tête puis expliquai :
— Pour de multiples raisons. La première étant que je ne suis même pas certain d’avoir réellement de l’affection pour elle.
— Mais tu m’as dit que…
— Et, même si c’est le cas, Alice est l’héritière du trône occidental. Elle sera reine de l’Ouest un jour et, ça, je ne sais pas si je suis prêt à l’encaisser. Sans compter que je suis du genre libre et imprévisible. Alice a besoin de stabilité et de sûreté.
Mars me toisait d’un air attristé, l’air déconfit.
— Elle semblait être quelqu’un de bien, pourtant, murmura-t-il du bout des lèvres.
— Elle l’est. C’est peut-être bien le problème.
— Al, tu es quelqu’un de bien, toi aussi !
— Pas autant que tu le crois, rétorquai-je sèchement et j’accélérai le rythme pour mettre fin à la conversation.
Nous nous arrêtâmes une dizaine de minutes dans la fin d’après-midi pour apprécier la vue que nous avions depuis l’un des plateaux élevés que formaient les collines en se chevauchant. À l’ouest, la chaîne de Minosth s’étendait à perte de vue, océan ondulé de vert clair et de brun moucheté de gris. Vers l’est, le même paysage s’offrait à nous, coupé par des bouts de terres occidentales encore visibles.
Assis à même le sol, Mars grignotait un quignon de pain, l’air pensif. Je me demandai s’il regrettait déjà d’être parti. S’il avait conscience des épreuves qui nous attendaient. Malgré les nombreuses discussions que nous avions eues à propos de notre excursion, je me sentais toujours coupable de l’avoir entraîné là-dedans. Il était à mes côtés de son plein gré, mais j’avais peur que son besoin de reconnaissance et son désir d’être accepté l’eussent poussé dans une aventure trop rude. Nous n’allions pas à la découverte des Terres du Nord, où nous aurions tout notre temps pour apprécier le voyage, profiter de la vie nordiste et faire des rencontres. Notre destination se trouvait droit au nord et je ne comptais pas m’écarter du chemin direct. Sans compter que j’étais incapable de prédire si le clan Valkov allait nous accueillir avec des sourires ou des lames.
Plongé dans mes réflexions, le sifflement caractéristique d’un projectile fusant dans notre direction me surprit. Instinctivement, je nous entourai d’une bulle de glace, grimaçant aussitôt de mon manque d’attention. Mars glapit, se recroquevilla et observa ma protection d’un air stupéfait.
— Mars, reprends-toi, grondai-je en dégainant mon sabre court. Et, bon sang de Lefk, saisis ta lame !
Il obéit rapidement, mais avec hésitation. Sa main tremblait légèrement. Il y avait une grosse différence entre affronter quelqu’un de bien connu dans une arène de sable et se confronter à de véritables adversaires.
— Qui nous attaque ?
— J’en sais rien, marmonnai-je en grimaçant lorsque de nouveaux projectiles s’écrasèrent contre la coque gelée. Peut-être les voleurs des Collines. Ils sont réputés pour être nombreux. (Devant la mine défaite de mon ami, j’esquissai un sourire torve.) Ne t’inquiète pas, même Alice s’en est sortie, pourtant elle n’était pas aussi déterminée que toi à se défendre.
Il y eut une nouvelle vague de projectiles puis une pause. Sept secondes. Les coups contre la bulle de glace reprirent.
— Mars, prépare-toi à te placer derrière moi et à me suivre.
Il hocha la tête puis resserra sa prise sur son arme. Malgré l’angoisse de ses traits, son regard était décidé et ses lèvres plissées. Il était prêt.
Les projectiles cessèrent. Nous avions sept secondes.
Je fis exploser la bulle de glace en nuage de brume. Cachés par le brouillard, Mars et moi nous déplaçâmes vers l’arrière, vers le chemin dont nous arrivions. Je n’avais pas repéré d’adversaires sur la route ; ils devaient donc se trouver en amont de notre trajet. Nous nous abritâmes derrière un rocher qui avait dû dégringoler du sommet de l’une des collines voisines puis échangeâmes un regard.
— Je vais tenter d’estimer combien ils sont, lançai-je à voix basse avant de grommeler : mais, contrairement à un Élémentaliste occidental, je ne peux pas être certain du résultat.
Les Nobles étaient capables d’envoyer de faibles courants dans la zone qui les entourait pour dénombrer les corps. Ma propre technique consistait à condenser des particules d’eau pour les faire se déplacer en nuage légèrement plus épais que l’air ambiant afin de sentir les silhouettes humaines. C’était un processus long et incertain que j’utilisais seulement lorsque l’adversaire n’était pas en vue et vraisemblablement peu nombreux.
Le front plissé par l’effort, j’envoyai mon nuage d’eau gazeuse vers l’amont, sans savoir où me diriger réellement. Il y eut soudain des cliquetis, un grognement puis une ombre au-dessus de moi au moment où mon nuage rencontrait une présence en mouvement. Bondissant en arrière, je levai les yeux vers l’ennemi qui s’était dressé à quelques mètres sur le flanc de colline. Il avait un arc en main. Sa flèche fusa droit vers moi et je roulai sur l’épaule pour l’éviter. De son côté, Mars s’était mis à projeter des flammèches vers une femme pour la tenir en respect. Elle aussi armée d’un arc, elle se déplaçait latéralement pour tenter de voir derrière le mince mur de flammes du Souffleur.
— Vous n’êtes que deux ? lançai-je d’une voix narquoise aux bandits. C’est une plaisanterie ?
Visiblement vexés par ma remarque, mon adversaire gronda, passa son arc dans son dos et dégaina une longue dague. Avec un grognement, il bondit dans ma direction. Je reculai, tout sourire, puis esquivai habilement chacune de ses attaques. Avec plus de précision et de viande dans le ventre, l’homme devait être un combattant honnête. Néanmoins, ses joues creuses, ses yeux avides et fatigués, le désespoir de ses mouvements secs, trahissaient son manque de repos et de vivres. Sa compagne et lui avaient peut-être été séparés du reste de leur bande et les deux bougres avaient sûrement du mal à faire les poches de leurs cibles.
Constatant que mon adversaire s’épuisait, je le bloquai en coinçant sa cheville droite dans un bloc de glace puis remontai vers Mars. Mon ami ne semblait pas blessé et obligeait la femme à reculer en la harcelant de petites flammes. Je le félicitai mentalement de s’être montré raisonnable dans l’usage des éléments et dans sa technique de défense.
— Mars, je te passe le relai ! annonçai-en en recouvrant ma peau d’une fine pellicule d’eau au moment où je bondissais au milieu des flammes de mon ami.
Il me regarda passer d’un air éberlué, bouche grande ouverte. Sans prêter attention à la femme qui reculait en me voyant venir, je filai vers la zone où l’on avait été attaqués puis grimpai jusqu’au sommet de la colline voisine. De là, je pouvais surveiller la venue d’éventuels assaillants restés cachés.
Et, surtout, je pouvais observer Mars en combat autonome face à deux véritables adversaires.
Je gardai une bulle d’eau prête à jaillir à mes côtés, dans le cas où Mars serait submergé. Il m’en voudrait sûrement de lui faire une subir une telle épreuve, mais elle était nécessaire. Il avait beau s’être entraîné dur pendant deux semaines, il manquait d’expérience. Et les deux voleurs représentaient une occasion en or.
J’inspectai les alentours du regard. Même si je ne voyais pas d’autres bandits, certains recoins pouvaient tout à fait servir de cachette. J’avais conscience d’exposer Mars au danger, de la même manière que j’avais conscience des défis bien plus redoutables qui nous attendaient dans le Nord.
— Al ! hurla mon ami en tenant son ennemie en respect à l’aide de ses flammes. Qu’est-ce que tu fais ?
La peur faisait monter son intonation dans les aigus. Grimaçant fasse à la détresse évidente qui se dégageait de lui, je m’efforçai de rester impassible.
— Achalmy !
Le premier bandit se débattait toujours avec le bloc de glace qui enfermait sa cheville. Comme Mars commençait à atteindre les limites de son utilisation des éléments, il se résolut à faire face à son adversaire. La femme utilisait une petite hache de combat, qu’elle agitait légèrement comme pour intimider le Souffleur. Sa manœuvre avait peut-être du bon, car Mars était figé sur place, les deux mains agrippées à son katana flambant neuf.
Mon cœur se recroquevilla lorsque la femme bondit en brandissant son arme. À cette distance, je n’aurais pas le temps de protéger Mars. Celui-ci leva son sabre, bloqua la hache et la détourna sur le côté. Peut-être se surprit-il lui-même de son adresse, car il réagit à peine lorsque son adversaire redressa brusquement son arme. Mon estomac se tordit légèrement lorsqu’un cri de douleur me parvint. Mars était touché au bras droit.
Puis ce fut le déclic. Revigoré par la souffrance et la tension de l’affrontement, mon ami s’acharna soudainement sur son ennemie. Avec des mouvements secs, mais rapides et bien placés, il parvint à la faire reculer puis à percer sa défense. Les grondements de colère et de douleur de la femme s’élevèrent jusqu’à moi. Alors que Mars taillait les cuisses du bandit pour la mettre hors de combat, le deuxième voleur se dégagea du bloc de glace. Comme la femme roulait au sol pour se mettre hors de la portée du sabre de mon ami, celui-ci se retourna à temps pour esquiver l’épée du voleur. Mais pas assez rapidement, si bien qu’une nouvelle estafilade déchira sa chemise au niveau du flanc.
Je commençai à dégringoler la pente, sentant venir le carnage. Ma bulle liquide me dépassa en fusant et se dirigea vers la femme. Avant que l’eau ne la tuât, je la transformai en glace et me contentai de bloquer les bras de l’ennemie pour l’immobiliser. De son côté, Mars parait coup après coup, cédant malgré tout du terrain.
Concentré sur sa défense, il ne semblait même pas m’avoir remarqué. Alors que je fonçais vers l’ennemi, Mars piqua brutalement vers l’épaule du voleur. Ce dernier para puis resta figé une demi-seconde de surprise lorsque mon ami lâcha soudainement sa lame. Puis le Souffleur tendit les doigts et projeta une flamme d’un demi-mètre vers le bandit.
Mars avait contrôlé sa puissance afin de repousser simplement le voleur. Malgré tout, le feu s’accrocha à la chemise de l’homme, qui roula au sol en criant. Abasourdi par la scène, Mars resta figé sur place, puis jura dans sa barbe. Avant qu’il ne se lançât vers le voleur pour l’aider à éteindre les flammes, je le dépassai en criant :
— Laisse-moi faire.
De nouveau, mon ami s’immobilisa de surprise. Ses yeux ambrés me toisaient avec un mélange d’étonnement, de colère et de soulagement. Peut-être allait-il me roussir les sourcils une fois le combat terminé.
Tu le mérites, se moqua une partie de moi-même.
D’un mouvement des doigts, je concentrai les particules aquatiques de l’air puis projetai de minces filets d’eau sur la poitrine enflammée de l’homme. Une fumée âcre se dégagea de son vêtement alors qu’il roulait encore sur la terre caillouteuse.
Sans attendre plus longtemps, je pris Mars par le bras et l’emmenai loin des deux bandits. Il se laissa faire sans un mot, tête basse. Derrière nous, la femme nous incendiait d’insultes tandis que son compagnon gémissait de douleur. Nous grimpâmes jusqu’au plateau où nous avions pris notre pause puis poursuivîmes le chemin d’un pas déterminé.
Quand nous fûmes hors de portée des deux bandits, Mars se dégagea brutalement de ma poigne, s’éloigna de quelques mètres puis planta les talons dans le sol. Son regard étincelait de colère et d’indignation.
Alors que je l’imaginais déjà s’enquérir des raisons qui m’avaient poussé à l’abandonner en plein combat ou, pire, fondre en larmes, le Souffleur serra les poings et lâcha sèchement :
— Ordure de Nordiste. Ton cœur est-il aussi gelé que tes contrées ? Par la barbe d’Eon, j’ai failli mourir ! Espèce de… lâche ! Tu m’as laissé me dépêtrer seul contre deux voleurs. Comment aurais-tu réagi si je ne m’en étais pas sorti ? Tu…
— Mars, le coupai-je d’un ton raisonnable, mais il ne me laissa pas poursuivre.
— … es peut-être capable de te sortir facilement d’une telle situation, mais ce n’est pas pareil pour moi. Je pensais pouvoir te faire confiance. Je pensais… que tu m’appréciais, que tu t’inquiétais de mon sort.
— C’est le cas, soufflai-je avec douceur, et il parut encore plus agacé.
— Alors tu aurais dû te battre à mes côtés ! asséna-t-il furieusement en s’approchant d’un grand pas vers moi.
Il semblait prêt à me bondir dessus. Mes sourcils allaient peut-être y passer, en fin de compte.
— Je voulais vérifier ta capacité à te débrouiller seul dans l’affrontement.
Mon explication fut comme de l’huile sur le feu : la colère sembla soudain irradier de lui. La température augmenta près de nous. Je savais que l’eau se condensait sur ma peau lorsque j’avais un sursaut d’humeur. Les Souffleurs étaient-ils aussi concernés ? Peut-être la barbichette de mon compagnon allait-elle soudain s’embraser.
— Si je t’accompagne lors de ce voyage, c’est pour que tu ne sois pas seul, imbécile arrogant de Nordiste, gronda Mars en m’empoignant par le col. Si je me suis entraîné dur ces deux dernières semaines, ce n’est pas seulement pour ma fierté personnelle. C’est parce que j’avais envie d’être à la hauteur, d’être digne de la quête que tu entreprends, d’avoir… un ami avec qui partager un bout de chemin ensemble.
Sa sincérité et sa naïveté me serrèrent le cœur plus que je m’y étais attendu.
Finalement, je compris qu’aucune explication ne pourrait justifier mon acte auprès de Mars. Il ne me restait plus qu’une seule possibilité. Qui était bien moins aisée à mettre en place que n’importe quoi d’autre.
Des excuses.
Je soupirai et saisis le poignet de Mars pour le forcer à me lâcher puis lui fis baisser le bras. Comme il ne me quittait pas du regard, je plantai les yeux dans les siens et articulai difficilement :
— Pardonne-moi, Mars. Je savais que tu allais m’en vouloir. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de tester tes capacités en combat réel. Je sais que c’était dangereux et inconscient. Excuse-moi d’avoir joué avec ta vie comme si elle m’appartenait.
Ses traits s’étaient détendus au fur et à mesure de mes paroles. Il semblait sincèrement surpris de mes excuses. Moi-même, j’étais étonné d’avoir su mettre de côté mon égo.
— Je te pardonne, déclara alors tranquillement mon ami avant de passer les bras autour de mon cou.
Stupéfait de son geste, je ne réagis pas tout de suite. Ce n’est que lorsque je sentis son sang tiède couler sur mon bras et son corps s’affaler contre le mien que je pensai à le rattraper. Son souffle s’était ralenti tandis que son cœur battait à tout rompre. La tension du combat et l’apaisement de sa colère l’avaient complètement vidé.
Avec une grimace, je le portai à moitié jusqu’au bord du chemin, où je le déposai délicatement puis entrepris de m’occuper de ses blessures. C’était la moindre des choses après lui avoir fait subir un traitement aussi désagréable.
Annotations
Versions