Chapitre 3 - Achalmy
An 500 après le Grand Désastre, 1e mois de l’automne, Collines de Minosth, Terres de l’Ouest.
Ralentis par les blessures de Mars, nous ne progressâmes pas beaucoup entre les collines. Si les estafilades sur le bras et le flanc de mon ami étaient impressionnantes à cause de leur longueur, leur mince profondeur me rassurait. J’avais étalé des onguents sur les plaies avant de les protéger avec des bandages propres. La cicatrisation allait être rapide. Heureusement pour moi, d’ailleurs, car je préférais que notre voyage ne s’éternisât pas.
S’il attrape une infection, ce sera ta faute, susurra une voix venimeuse au fond de mon esprit, me rappelant que trop bien que j’étais en partie responsable de ses blessures.
Lorsque nous nous arrêtâmes dans une petite grotte naturellement creusée dans le flanc d’une colline, je réalisai avec un demi-sourire qu’il s’agissait de l’excavation où Alice et moi passé notre première nuit dans les Collines de Minosth.
— Je vais cueillir des fruits, lança Mars dès qu’il eut posé son sac à terre. J’ai repéré des mûres sur le chemin. Ce seront sûrement les dernières de la saison.
J’acquiesçai du menton avant de monter notre petit camp. Je fis démarrer un feu, sur lequel j’installai une marmite pour faire bouillir nos légumes et un peu de riz. Je dressai tant bien que mal notre bâton et la toile qui allait avec pour fermer l’entrée de l’excavation puis étendis ma couverture. Seulement accompagné du crépitement des flammes et du souffle discret du vent, je me sentais étrangement seul. La dernière fois que j’avais fait ce chemin, j’étais avec Alice. À présent, Mars me suivait sur les routes, mais sa présence était d’une nature différente. Si je partageais plus de complicité fraternelle et de plaisanteries avec le guérisseur, il n’avait pas le regard profond d’Alice ou cette curiosité enfantine qui me touchait autant qu’elle m’agaçait.
Une quinzaine de minutes plus tard, Mars fut de retour avec un bol rempli de fruits. Il s’était égratigné le front et les joues en s’enfonçant dans les buissons sauvages, ce qui complétait tristement bien son torse bandé et son bras en écharpe.
Nous dinâmes en silence, chacun plongé dans ses pensées. Mars examinait régulièrement ses blessures en grimaçant, plus pour se rappeler du combat que de leur présence.
— Je sais que c’est derrière nous à présent, soufflai-je dans le silence moite de la grotte, mais je suis encore désolé pour cette mauvaise expérience.
— J’ai bien compris ton intention, c’est simplement qu’elle était trop maladroite et impulsive à mes yeux, expliqua Mars en levant un regard fatigué dans ma direction. Je tiens à t’être utile pour ce voyage et tu avais besoin de savoir si j’allais être fiable, je comprends aisément. Néanmoins, tu n’as pas très bien préparé ton coup, trop d’éléments dépendaient du hasard.
— En fin de compte, c’est ton habileté au combat qui t’a permis de gagner, murmurai-je en esquissant un rictus mi-gêné mi-satisfait.
— Peut-être, mais il a fallu que tu interviennes. Al, tu sais mieux que moi qu’un véritable guerrier est un combattant d’expérience, pas de théorie. Or, si tu me fais commencer la voie des armes en sautant les étapes, je vais finir par rater une marche et m’écrouler.
Il avait raison, nous le savions tous les deux. Mars était conscient de la nécessité d’affronter de véritables adversaires. Mais il était aussi conscient que ses combats lui coûteraient la vie s’il se lançait trop rapidement dans des batailles hors de sa portée.
L’affrontement contre les deux voleurs m’avait semblé dans ses capacités, mais le désespoir avide des bandits avait déstabilisé Mars et m’avait obligé à intervenir. Le guérisseur n’avait pas tort : j’avais sous-estimé l’ennemi et agi impulsivement.
Je soupirai. Mon instinct parlait peut-être trop pour moi. Zane m’avait toujours mis en garde : ce n’était pas parce que je venais d’un peuple de chasseurs nomades et avais choisi la voie de l’épée que je devais cesser de penser et de raisonner. Le style de combat de mon ancien maître faisait beaucoup appel au hasard de l’environnement et des mouvements. Si me laisser guider par mon instinct m’avait toujours plus ou moins réussi dans cette idée-là, ce n’était pas un succès lorsque cela concernait les autres. Après tout, combien de personnes avais-je blessé en agissant impulsivement auprès d’elles ? Mon père, Zane, Alice et, maintenant, Mars.
Il plut pendant la nuit, rendant l’atmosphère désagréablement lourde dans la petite excavation et humidifiant nos affaires. Au petit matin, nous levâmes le camp et reprîmes la route, gênés par le chemin rendu boueux et glissant par la pluie.
Le soir grignota rapidement l’après-midi et amena des nuages noirs et chargés de pluie. Lorsque le vent tournant nous annonça l’arrivée imminente de l’orage, je fis s’arrêter Mars et lui intimai de m’aider à dresser le campement. Nous venions juste de vous abriter sous notre tente de fortune lorsque le déluge commença. Allongés côté à côté, à écouter le roulement des gouttes sur la toile rêche, nous laissâmes s’écouler quelques minutes avant d’amorcer la discussion.
— Al, tu ne peux pas nous protéger de la pluie avec tes pouvoirs ?
Un sourire amusé fleurit sur mes lèvres. Voilà une question que les non-Élémentalistes de l’eau me posaient souvent.
— Est-ce que tu peux te protéger du soleil torride ? lâchai-je en guise de réponse à l’adresse de mon ami.
— Euh… non. Mais je ne suis pas très puissant.
— Eh bien, si tu étais plus puissant, tu pourrais effectivement te protéger en partie de la chaleur du soleil. Plutôt pratique pour les Souffleurs sudistes, d’ailleurs.
— Alors… ? insista Mars en tournant la tête vers moi. Parce que j’ai peur que la pluie finisse par passer la toile.
— Effectivement, on risque d’être un peu mouillés, reconnus-je d’un ton désinvolte.
— Al…
— Oui ?
— Tu ne peux pas arrêter cette fichue pluie ?
Ses mots moururent dans le tambourinement des gouttes puis dans le silence. Mon compagnon ne remarqua pas tout de suite que notre toile ne subissait plus d’impacts. Puis il m’adressa un regard stupéfait accompagné d’une bouche béante.
— Ben voilà que tu peux !
— Évidemment que je peux, grommelai-je d’une voix irritée. Je pourrais même faire neiger, si je le voulais. Nous assurer un air sec pendant qu’on marche. Mais à force de faire appel à mes capacités, je m’épuise. J’ai d’abord les muscles raides, le cœur qui bat vite et, ça, c’est plutôt normal. (J’indiquai mon ventre puis ma tête.) En revanche, si j’ai des crampes d’estomac puis des migraines, c’est le signal d’urgence. Je risque de m’évanouir si je persiste à utiliser mes pouvoirs.
Mars me toisait d’un air peiné, comme s’il n’avait jamais eu conscience des conséquences de l’usage des éléments. Même s’il était capable de faire appel aux flammes, sa faible maîtrise de son élément devait lui éviter les pertes d’énergie graves.
— Je pensais que tu étais un puissant Élémentaliste…
— Et je le suis, marmonnai-je en croisant les bras sur ma poitrine. Nous autres, Nordistes, regroupons les plus puissants Élémentalistes d’Oneiris. Si les Orientaux sont le peuple où il y en a le plus, le mien rassemble les plus doués à manier leur élément. (J’agitai un doigt sous le nez de Mars, qui le suivit machinalement des yeux.) Et puis, être un Élémentaliste chevronné, c’est avant tout savoir doser ses pouvoirs. Tu peux être capable d’allumer un énorme incendie, mais tomber à genoux la seconde suivante sans pouvoir te défendre. Ça n’a aucun intérêt stratégique.
— Quelle est la limite de tes pouvoirs ?
La question avait jailli si rapidement des lèvres de mon compagnon que je doutai qu’il l’eût prévue. D’ailleurs, je le vis se raidir dans la seconde qui suivit. Malgré tout, je soufflai lentement par les lèvres avant de fermer les yeux.
— Je ne sais pas et je ne saurai jamais. Pour connaître la limite de mes pouvoirs, il faudrait que j’en meure d’épuisement. Et si j’en mourrais d’épuisement…
— Tu ne sauras rien du tout, conclut Mars avec un sourire embarrassé.
— J’ai néanmoins conscience de l’énergie que je peux mettre dans un combat pour ne pas être gêné par la fatigue.
L’air convaincu, il hocha la tête puis grimaça un sourire lorsque la pluie se remit à frapper la tente de ses ai guillons. J’aurais pu empêcher l’eau d’atteindre notre tente, mais l’usage constant de mes pouvoirs aurait fini par m’épuiser. Sans compter que mon contrôle cessait dès que j’étais endormi.
Mars se retournait tellement dans son couchage qu’il finit par me faire passer toute envie de dormir. Avec un juron, j’aplatis ma main sur sa poitrine pour l’empêcher de bouger puis maugréai :
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— L’humidité. C’est affreux.
— Encore pire qu’une princesse, le narguai-je avant de pousser du pied le rabat de la tente. Désolé de te l’apprendre, mais il pleut encore.
L’air dépité, Mars se roula en boule sur le flanc puis resta ainsi sans bouger, yeux grand ouverts. Je soupirai, fermai les paupières puis tentai de calmer ma respiration.
La voix de Mars perça le silence à l’instant où je sombrais dans le sommeil :
— Les Nordistes sont nomades, mais ils se rassemblent en clans, non ?
Grommelant de mécontentement, je me tournai dos à lui, bien décidé à dormir.
— Si c’est le cas, pourquoi ton père ne t’a-t-il pas élevé avec lui dans son clan ?
Sa demande nécessitait plus de réponses que je ne voulais en donner pour ce soir.
— Tu dors ? finit par souffler mon ami en constatant mon mutisme.
— J’essaie.
J’avais peut-être été un peu trop sec, car il s’excusa précipitamment puis se tourna sur le côté. Le sommeil me fuyait maintenant que j’étais éveillé et l’immobilité tendue de mon corps semblait réduire l’espace autour de moi. Finalement, las de cette pression invisible, je soufflai :
— Nous nous rassemblons effectivement en clans. Certains sont plus peuplés que d’autres, plus mobiles ou, au contraire, se sont installés dans un village. Certains n’acceptent que les femmes, ou vice-versa. Mon clan paternel est l’un des plus respectés, car vieux de plusieurs siècles. (Un sourire amer me tira les lèvres.) Mon aïeul, Kazar des Dillys, est tombé amoureux d’une déesse.
Mars mit tellement de temps à répondre que je le crus endormi. Puis il poussa un cri étouffé et se tourna brusquement vers moi.
— Tu descends d’une déesse ? s’exclama-t-il d’un ton éberlué.
— Semblerait, marmottai-je avant de continuer d’une voix rendue distante par la fatigue : de Sereanda, plus précisément, qui était la déesse forgeronne et la créatrice des armes élémentaires. Ses descendants ont tous une part de sang divin dans le sang.
— Dont toi.
— Dont moi. Ce qui m’agace, c’est que Sereanda était une fille d’Aion.
— Oh. Donc tu…
— Oui. (Je grimaçai brièvement ; je n’étais pas certain d’avoir encore accepté ce fait.) Pour ce qui est du clan de ma mère, tu le sais déjà, il s’agit des Valkov. C’est un groupe de Nordistes qui veille sur notre montagne sacrée. D’après mon père, ils sont assez coriaces.
— Le Mont Valkovjen… a son propre clan protecteur, résuma Mars en fronçant les sourcils.
— Oui. Dans le Nord, nous vouons un véritable culte au Mont Valkovjen. C’est la montagne la plus haute et la plus au nord de nos contrées. De connaissance humaine, nous ne sommes jamais allés au-delà. Nos légendes racontent qu’un peuple d’hommes des glaces vit de l’autre côté du Mont. S’il est reconnu et apprécié de grimper jusqu’au Mont Valkovjen, il serait mal venu de tenter d’aller plus loin.
Sûrement perplexe, Mars ne répondit pas tout de suite. Puis il se tourna sur le dos et soupira.
— J’espère sincèrement que les Valkov nous accueilleront avec sympathie.
— D’après Galadriel, l’essence d’Eon se trouve très au nord. J’ai peur qu’il ait laissé sa trace sur le Mont Valkovjen. Nous allons devoir fouler les terres des Valkov et je ne sais pas s’ils l’accepteront.
— Mais tu es de leur clan !
Une grimace me tira brièvement les traits. Je savais que Mars ne pouvait pas me voir, alors j’ajoutai un peu d’irritation à ma voix :
— Descendre d’un clan et y appartenir sont deux choses bien distinctes. Actuellement, si je n’avais pas la Marque Noire, je ne serais rien d’autre qu’un gosse bâtard pour les Nordistes.
Mars poussa une exclamation aussi plaintive que surprise. Puis il m’agrippa le bras.
— Mais, attends, tu es l’un des plus puissants combattants que j’aie rencontrés.
— Oui et mon tatouage en atteste.
— Où est le problème alors ?
Mon cœur se serra rapidement. Ce problème n’en était pas réellement un. De nombreux enfants nordistes étaient dans des situations pires que la mienne : abandonnés dans des groupes de voyageurs par leurs parents, bons combattants, mais incapables d’obtenir de quoi le prouver, rejetés par leurs clans, voire nés sans pouvoirs.
— Le problème, c’est que je suis encore mineur aux yeux de mon peuple. Un gamin arrogant qui n’a pas encore fait ses preuves. Et je ne possède pas non plus de tatouage clanique, preuve que mes parents biologiques ne m’ont pas élevé au sein de leur clan.
— À quel âge devenez-vous adultes ?
— Ce n’est pas vraiment une question d’âge, plutôt une question de courage, d’autonomie et de savoir-faire. Lorsqu’on atteint notre dix-neuvième année, on peut se lancer à l’assaut des montagnes afin d’en ramener un Saphir des Glaces, une pierre précieuse qui se forme au cœur des grottes montagnardes. Chez nous, on appelle ça le Rituel de Maturité. Si l’on revient au campement avec un Saphir entre les mains, on obtient un tatouage de Maturité, qui nous donne le statut de d’Homme adulte.
— Tu n’as pas encore fait ta Maturité, comprit Mars d’un ton de regret. Tu as quel âge ?
— Je vais avoir dix-neuf ans cet hiver. Mais le Rituel ne commence pas avant le printemps, quand les montagnes redeviennent accessibles. (Avant que Mars n’ajoutât quoi que ce fût, je lâchai avec un sourire en coin :) Je compte profiter de notre aventure pour ramener un Saphir des Glaces. Et je demanderai le tatouage de Maturité.
— Tu… vas tricher ?
Mon rire emplit la tente, faisant écho aux battements de la pluie.
— Tricher est un grand mot. Disons que je prends un peu d’avance. Après tout, à quelques mois près, qui est-ce que ça va déranger ?
Sûrement bousculé dans ses idéaux de vie, Mars préféra changer de sujet :
— Pour revenir à cette histoire de clans… Tu descends de deux des plus grands clans nordistes, mais tu n’appartiens à aucun d’entre eux ?
— Tu as tout compris.
Même si je ne distinguais pas son visage, je pus presque le voir froncer les sourcils et plisser la bouche d’incompréhension. Son ton était légèrement rauque lorsqu’il reprit la parole :
— Pourquoi ? Parce que tu n’as pas grandi au sein de ces clans ?
— C’est exact. On ne peut pas appartenir à deux clans, il faut choisir. Comme ma mère est morte en couches, mon père n’avait plus que le choix des Dillys. Mais il m’a gardé éloigné d’eux toute ma petite enfance puis m’a confié à Zane à sept ans. Je n’ai jamais été présenté à mon clan paternel et mon apprentissage auprès de Zane m’en a définitivement éloigné.
— Tu ne pourras jamais en faire partie ? s’étonna mon ami d’un air dubitatif.
— Je pourrais, en réalité. Mais l’assimilation au clan serait ardue. Je ne les connais pas, ils ne me connaissent pas.
— Je vois, murmura-t-il d’une voix blanche. Et ton père, il en fait partie ?
— Oui, il a le tatouage des Dillys, une spirale entre les omoplates. Mais, en réalité, je ne crois pas qu’il soit très proche de son clan. C’est sa mère qui était une Dillys et c’était une femme froide. Il a peut-être préféré couper les ponts en grandissant.
— Si tu ne fais pas partie du clan Dillys, pourquoi tu portes leur nom ?
Un nouveau sourire naquit sur mes lèvres, plus crispé qu’autre chose.
— Prends ceci pour une occidentalisation de mon identité. Nous n’avons pas de nom de famille dans le Nord. On se nomme éventuellement par le nom de notre clan, c’est d’ailleurs ce que fait mon père : il s’appelle Connor des Dillys. En réalité, je n’ai aucune légitimé à porter le nom de mon clan paternel. Mais il valait mieux pour moi que je le fasse lorsque j’ai commencé à travailler dans l’Ouest.
— D’ailleurs, qu’est-ce que tu faisais, là-bas ? s’enquit Mars d’une voix ensommeillée.
— Diverses choses. Déjà, je vendais les fruits de ma chasse et de ma cueillette dans les villages. Et je proposais mes talents de combattant aux Nobles. Ils ont parfois besoin de personnes comme moi, pour régler des litiges de propriétés, courir après des bandits, leur servir de garde du corps…
À moitié endormi, mon ami marmonna un vague « Je vois » avant de se taire. Quelques minutes plus tard, je soupirai. Il s’était endormi et j’étais éveillé.
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