Chapitre 4 - Achalmy
An 500 après le Grand Désastre, 1e mois de l’automne, Terres du Nord.
Nous étions enfin chez moi. Affirmer qu’il y avait une différence géographique entre les plaines basses des frontières nordistes et le nord des Terres de l’Ouest serait un mensonge. Les sapins étaient peut-être un peu plus nombreux et l’air plus frais. Même si les paysages ne changeaient guère, je me sentais déjà plus libre et léger. Nous croisions plus de monde, car une bonne partie de mon peuple était nomade. Mars saluait à la manière nordiste, ce qui me rendait terriblement fier, et semblait se remettre de l’affrontement plus rapidement que jamais.
Nous déjeunâmes au pied d’un épicéa d’un reste de courge et d’un lièvre que j’avais attrapé à l’aide d’un collet une heure plus tôt. À une demi-lieue à l’est, des volutes de fumée dans le ciel trahissaient un campement. Même si nous n’avions pas l’intention d’aller le voir, je me sentais étrangement rassuré de savoir que d’autres personnes voyageaient en même temps que nous. Les Occidentaux étaient si sédentaires qu’une seule nuit passée à l’extérieur les effrayait. Je n’avais donc pas croisé tant de monde que ça durant les années que j’avais passées dans l’Ouest. C’était aussi cela, le charme du Nord : partager un repas et un feu le temps d’une nuit, avec de parfaits inconnus, et repartir le lendemain sans que quiconque s’en indignât.
Profitant de notre pause déjeuner, j’appris à Mars comment poser un collet et autres pièges pour capturer de petits animaux. Il s’étonna que je ne lui apprisse pas à chasser de plus grosses proies. Avec un demi-sourire, je lui expliquai qu’un voyageur seul ne gagnait guère à s’encombrer d’une carcasse de chevreuil ou de cochon sauvage. Il acquiesça sans piper mot.
Après avoir disputé quelques parties de cartes, nous reprîmes la route, plus énergiques que jamais. Le soleil dévala le ciel à une vitesse effarante, nous obligeant à ralentir le pas aux abords d’un faubourg d’où s’échappaient des traînes de fumée et une délicieuse odeur de viande rôtie. Mars observait d’un œil brillant les groupes de Nordistes qui allaient et venaient aux limites du village. Des torches illuminaient tant bien que mal le crépuscule qui tombait sur les petites maisons de pierre et la place centrale, où un gros tas de bois avait été dressé.
— Un bûcher ? s’étrangla Mars en écarquillant les yeux d’horreur. Vous faites brûler vos criminels ?
Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Plié en deux, je m’arrêtai près d’un jeune sapin pas plus haut que moi et m’agrippai à son tronc mince. L’arbrisseau ploya sous ma poigne, mais résista vaillamment. Je relevai des yeux larmoyants vers Mars, dont le visage figé était pâle dans l’obscurité.
— Un bûcher ? soufflai-je en me redressant pleinement. Des criminels ?
Je soupirai plus bruyamment que nécessaire puis fis signe à mon ami de me suivre. Il hésita avant de m’emboîter le pas vers le village. Constitué d’une vingtaine de petites maisons, il devait accueillir une cinquantaine d’habitants à l’année et un peu plus l’hiver, quand des groupes de Nordistes redescendaient pour échapper aux tempêtes de nos montagnes. À cette époque de l’année, nous étions assez au sud pour éviter les premières grosses neiges et seule une pellicule de givre recouvrait la roche et l’herbe jaunâtre qui tapissait le sol.
— Il est temps de revoir tes mœurs nordistes, lançai-je au guérisseur d’un ton railleur.
L’air morose, il me suivit jusqu’au pied de l’amoncellement de branches, où nous nous arrêtâmes de concert. Ses mèches brunes fouettaient gentiment son front plissé. Appréhension et douleur grandissaient au fond de ses yeux mordorés.
Je me plaçai soudain face à lui et levai les bras. Quelques passants me jetèrent un coup d’œil étonné avant de ralentir le pas lorsque je haussai la voix :
— Tu as devant toi un joli tas de bois, cher ami Occidento-Sudiste, qui sert pas à brûler les gens.
Quelques ricanements répondirent à mon annonce et les badauds lancèrent des sifflements moqueurs à l’adresse de mon ami. Mars se renfrogna en enfonçant la tête dans les épaules.
— Non seulement nous brûlons pas les gens, mais nous les punissons pas non plus. Il ne peut y avoir de criminels sur nos Terres, puisqu’il n’y a pas de lois. (Un éclair de surprise traversa le visage de Mars puis il prit une expression songeuse.) Nous appliquons notre propre justice. L’honneur dicte notre conduite et nos lames punissent les outrages à celle-ci. Lorsque notre honneur est remis en question, nous réglons ça en duel à mort.
Mars ouvrit la bouche devant l’annonce, mais les passants couvrirent son éventuelle protestation par des sifflements appréciateurs. Une Chasseuse tapa même dans ses mains.
— Le « bûcher » que tu vois ici n’est rien d’autre qu’un bel amoncèlement de branches destiné à un feu de joie. (Je me tournai vers la jeune femme qui avait applaudi, espérant qu’elle était du village.) Vous allez l’allumer ce soir ?
Tout sourire sous ses tresses d’un châtain caramel, elle hocha vivement la tête.
— Nous fêtons le retour de mon clan, les Losov. Ce village est notre berceau depuis des décennies, mais le gros de nos troupes est parti au printemps dans l’Ouest pour marchander. (Elle se dirigea à grandes enjambées vers nous puis alla nonchalamment s’appuyer sur Mars, qui blêmit.) Je suis Olia des Losov, fille de Kalie des Losov et je vous souhaite la bienvenue chez nous.
Je souris à la mention de son clan. Je connaissais vaguement les Losov, mais pas assez pour être capable de citer un grand Chasseur de leurs rangs. La fille, quant à elle, appartenait à ce clan par le biais de sa mère – elle aurait cité son père dans le cas contraire.
— Et vous êtes ? enchaîna la Chasseuse en basculant ses yeux bleu-vert de Mars à moi.
J’apposai la paume sur le manche de Kan et m’inclinai quelques secondes, restant courbé assez longtemps pour marquer la différence de rang entre nous. Si Olia se nommait par son clan, c’est qu’elle en avait gagné le droit. Elle avait donc passé la Maturité et recevait les honneurs dus à sa majorité. Baisser la tête face à elle me permettait aussi de lui présenter ma Marque Noire, preuve que je n’étais pas qu’un gamin Nordiste insignifiant.
— Achalmy, me contentai-je de déclarer en me redressant.
Elle me toisa une fraction de seconde avant de réaccorder son attention à Mars, qui déglutit devant le regard insistant de la Chasseuse. Je réprimai un sourire face à son malaise évident.
— Mars Hook, se présenta mon ami en s’inclinant maladroitement. Je suis guérisseur.
— Quelle genre de blessures guéris-tu ? souffla aussitôt la jeune femme en le dévisageant d’un air malicieux. Tout et n’importe quoi ? Même les blessures… intimes ?
Mars ne comprit visiblement pas l’allusion, car il répondit d’un ton étonné :
— Tout type de blessures : plaies, infections, brûlures, fractures…
J’éclatai de rire avant qu’il eût terminé. Déboussolé, il me jeta un regard interdit, mais je secouai la tête. La justice nordiste et la pose de collets n’étaient pas les seuls enseignements que je pouvais lui apporter.
La Chasseuse secoua doucement la tête, sourire goguenard pendu aux lèvres. Sans lâcher Mars du regard, elle s’éloigna d’un pas souple, faisant exagérément onduler ses hanches pourtant assez étroites. Quand elle disparut finalement dans une masure voisine, j’attrapai le guérisseur par le bras. Ses joues étaient légèrement roses.
— Mars, elle te proposait de coucher avec elle ! m’exclamai-je, mi-amusé mi-dépité par l’occasion qu’il venait de manquer.
— Hein ? Quoi ? Mais ? bafouilla-t-il en rougissant brusquement.
Je ris de nouveau devant sa confusion, avant de l’emmener vers une bâtisse qui annonçait qu’on y servait de l’alcool. Si le village était en fête ce soir, autant en profiter. Ce serait peut-être l’unique occasion de montrer à Mars la façon dont on faisait honneur à la vie, chez moi.
Une heure plus tard, la nuit était pleinement installée et Mars et moi buvions des bières, assis à même des rondins face au feu. Les flammes montaient jusqu’à deux mètres cinquante. Les enfants y jetaient des brindilles ou se défiaient à qui osait s’approcher le plus près. Un adolescent d’une quinzaine d’années occupait une partie des badauds en faisant danser l’eau autour de lui. Lorsqu’il terminait l’un de ses spectacles, un jeune homme le rejoignait pour le féliciter. Je le pris pour son frère jusqu’à ce qu’ils s’embrassassent passionnément.
— Quelle liberté, chuchota Mars, le nez plongé dans sa chope de bière. Dans l’Ouest, jamais une femme ne m’a approché comme l’a fait Dame Olia. Et je n’ai jamais vu de garçons ou de filles s’embrasser à la vue et au su de tous.
Les épaules détendues par les trois bocks de bière que j’avais déjà descendus, je tournai la tête vers mon ami pour lui tapoter le bras. Ma voix sonnait légèrement pâteuse.
— Bienvenue dans le Nord. Et c’est pas « dame » Olia. Olia tout court, c’est très bien. Si tu veux absolument lui montrer ton respect, nomme-la avec son nom clanique : Olia des Losov.
Du coin de l’œil, je captai une couronne de tresses châtain et l’indiquai à Mars.
— Si tu veux pas voir ta Chasseuse au bras d’un autre, tu devrais te dépêcher de l’approcher.
Enfouissant le nez dans sa chope, Mars piqua un fard. Il déglutit plusieurs fois avant de répondre :
— Je… ne peux pas.
— Et pourquoi ? Elle t’a dit clairement fait comprendre que tu l’intéressais. Avec ses jolis traits et sa place dans le clan, elle va pas manquer de prétendants.
— Pourquoi s’intéresserait-elle à moi, alors ? couina Mars en se passant une main sur le visage. Je ne suis pas spécialement beau et je n’ai aucun rôle dans la société nordiste.
— Le goût pour l’exotisme ? supposai-je d’un ton pensif. Ton accent occidental et tes traits sudistes ne passent pas inaperçus.
L’air songeur, Mars resta silencieux une longue minute avant de lever le regard vers moi.
— Moi aussi, je la trouve charmante.
Malgré l’agacement que provoquait son hésitation chez moi, je ne pus m’empêcher de sourire.
— Alors qu’est-ce que tu attends ? (Je cherchai Olia du regard et la trouvai près d’un cochon en train de rôtir au-dessus des braises. Elle riait avec une Nordiste qui lui ressemblait beaucoup.) Elle est seule avec une fille de son clan, vas-y maintenant.
Malgré mes encouragements, Mars resta figé sur sa bûche, blanc comme une première neige d’automne. Je me penchai vers lui, sourcils froncés.
— Mars. M’oblige pas à te geler le cul pour que tu le lèves de ton siège.
Il sursauta devant la menace puis me jeta un regard de chiot abandonné.
— Al, je ne peux pas.
— Mais…
— Je ne peux pas parce que je ne l’ai jamais fait.
J’ouvris la bouche pour lui répondre puis me pliai en deux sous une crise de fou-rire. L’alcool dans mon corps aidait. Je crus entendre Mars étouffer un sanglot à ma droite.
— Si tu refuses toutes les avances qu’on te fait, tu ne sauteras jamais le pas, finis-je par souffler une fois mes esprits repris.
— Je sais bien. Mais… je dis peut-être des bêtises, mais Olia… elle… semble expérimentée.
— Tu devrais justement profiter de son expérience pour découvrir ce que c’est.
Il me jeta un regard hésitant puis plissa la bouche.
— Si je lui dis que je suis… que je ne l’ai jamais fait… tu crois qu’elle me repoussera ?
— Ne lui dis rien. Laisse-toi guider, je crois que c’est le genre de femme qui aime dominer.
Il s’étrangla avec sa bière. Sourire aux lèvres, je fis exprès d’éviter son regard. Puis il toussota et s’enquit timidement :
— Olia… c’est vrai que je voudrais essayer avec elle. Mais… ce n’est pas… je veux dire : il n’y a aucun risque ? Et si sa mère l’apprend ? Elle a l’air d’avoir une place importante dans le clan.
— Le plus gros risque que tu cours, c’est de te faire trancher la gorge par un autre prétendant une fois vos ébats terminés.
Il blêmit et j’éclatai de rire. J’avais plus ri au cours de la soirée que depuis ces deux derniers mois. Je me sentais tellement plus à l’aise au milieu de mon peuple et de sa spontanéité.
— Mais je peux assurer tes arrières, Mars, si c’est ce que tu crains.
— Non, non ! s’exclama-t-il en secouant vivement la tête. Tu as le droit de profiter, toi aussi. Je suis sûr que tu dois savoir t’y prendre, avec les femmes.
Aussi las qu’amusé par sa supposition, je terminai mon bock d’une grande rasade.
— Pas tant que ça. Je fais jamais le premier pas. (Je restai silencieux avant d’avouer à voix basse :) Mon premier baiser, c’est la fille du l’aubergiste du village à côté de chez Zane qui me l’a volé. Elle ne m’a pas pris que mon premier baiser, d’ailleurs, ajoutai-je avec un sourire narquois.
Les pommettes de Mars rosirent de nouveau avant qu’il ne lâchât sa chope à ses pieds. Il avait soudain l’air terriblement déterminé. Mort de trouille, aussi. Comprenant qu’il allait tenter sa chance, je lui tapotai l’épaule.
— Courage, mon ami. Laisse-toi aller. Laisse-la te guider, elle saura sûrement mieux s’y prendre que toi. (Devant son air abattu, je le rassurai aussitôt :) Crois-moi d’expérience, j’ai toujours trouvé ça plus plaisant quand je ne jouais pas au Dieu de l’amour.
Il hocha la tête avec raideur, faillit passer cul-par-dessus-tête en se levant puis se dirigea en zigzagant vers Olia, qui dégustait un bout de cochon grillé en compagnie de l’autre fille. Dès que Mars approcha d’elle, elle quitta cette dernière pour rejoindre mon ami. À peine celui-ci commençait-il à bredouiller qu’elle plaqua les lèvres sur les siennes. Je souris de l’audace de la jeune femme, qui aiderait sûrement Mars à se détendre.
Main dans la main, ils disparurent rapidement par la porte d’une maison éloignée.
Une fois Mars hors de vue, je poussai un long soupir avant de me redresser. Je m’ébrouai pour tenter de chasser les bribes d’alcool de mon esprit puis inspectai ma chope vide. Après tout, pourquoi pas continuer de boire ? Je n’étais pas un adepte de l’alcool au point d’en abîmer ma santé et, si ce n’étaient les neiges qui allaient commencer à ensevelir les sentiers, rien ne pressait absolument notre voyage. Je pouvais donc me permettre une grasse matinée.
Je fis de nouveau claquer mes pièces sur le comptoir esquinté de la taverne. Sans un mot, le serveur attrapa ma chope pour la remplir au fût. La mousse déborda légèrement et coula sur mes doigts lorsque j’agrippai l’anse. Avec un sourire légèrement hébété, je léchai ma phalange puis sortis dans l’air frais de la nuit.
Des amants s’embrassaient langoureusement contre le mur à côté de moi, à deux doigts de se déshabiller sur la place du village. Des jeunes dansaient autour du feu, tandis que les moins jeunes se défiaient aux cartes et aux dés. J’avisai un groupe de Chasseurs de mon âge disposé en cercle. Ils criaient, encourageait, levaient le poing pour huer ou exulter. Je savais parfaitement ce qu’ils faisaient. Soudain avide de sang plus que d’alcool, enivré à l’idée de rouler au sol en agrippant un ennemi, de sentir le feu de l’action me brûler l’estomac et la peur fascinante de la douleur m’étreindre la poitrine, je me dirigeai vers eux. Un garçon aux cheveux blond platine s’écarta pour me laisser de la place. Au centre se tenaient les deux adversaires : une rouquine plus grande et plus baraquée que moi ainsi qu’un Chasseur aux bras épais. Elle était assise sur lui et lui tordait le poignet dans un angle sûrement très douloureux.
Le jeune homme finit par taper violemment le sol en criant.
— C’est bon, c’est bon, t’as gagné !
Une fois libéré du poids de son adversaire, il se redressa en se massant le poignet. Tête basse, il rejoignit le groupe et fit profil bas. La rouquine nous toisa longuement avant d’arrêter son regard vert d’eau sur le blondinet à mes côtés.
— Toi.
Je l’entendis glapir puis soupirer. Pourtant loin de se décourager, il me poussa légèrement pour franchir la ligne de corps et s’arrêter face à la Nordiste. Ses cheveux courts – pas si communs chez mon peuple, qui plébiscitait les cheveux longs comme protection contre le froid – étaient fouettés par la brise automnale. Son visage aux traits fins resta fixé au sol tandis que ses épaules tremblaient. La rouquine plissa les yeux puis siffla avec irritation :
— Sef des Losov, cesse de jouer les trouillards !
Le changement s’opéra alors chez le blondinet : il se redressa soudainement, révélant une stature que je ne soupçonnais pas. Son visage se froissa d’un sourire de loup, faisant courir des frissons d’anticipation sur ma nuque : j’avais une envie dévorante de l’affronter.
Le combat entre le Losov et la rouquine ne dura guère. Dès qu’un gars eut sifflé le début de l’affrontement, le blondinet bondit à l’aide de ses longues jambes puissantes et enfonça son coude dans l’estomac de la Nordiste. Yeux exorbités, elle se plia en deux et essaya de le coincer entre ses bras costauds. Il échappa souplement à son étreinte et glissa derrière elle. Alors qu’elle balançait un pied en arrière, le Losov balaya son autre jambe, la faisant s’affaisser en avant. Avant qu’elle eût le temps de se redresser, il sauta sur son dos, agrippa les deux tresses qui encerclaient son crâne puis lui frappa la tête sur le sol jusqu’à ce qu’elle avouât sa défaite. Un filet de sang dégoulinait d’une entaille à son front lorsqu’elle se redressa.
Un silence empreint de respect s’installa lorsque Sef des Losov nous observa avec un sourire en coin. Tremblant d’impatience, je vidai ma choppe puis la coinçai au creux du coude de mon voisin, qui me dévisagea sans comprendre.
— Puis-je me mesurer à toi, Sef des Losov ? lançai-je d’une voix forte en m’avançant au centre du cercle.
Les yeux gris du Chasseur se plantèrent dans les miens et me jaugèrent. Son sourire s’étira lorsqu’il aperçut mon tatouage. Avec un hochement de tête vif, il accepta notre affrontement.
— Pas de lames, pas de pouvoir, me rappela le gars qui assurait le respect des règles en tendant la main dans ma direction.
Avec un pincement au cœur, je lui confiai Kan, Eon et le petit couteau qui pendait à ma ceinture. Le Chasseur récupéra mes lames avec déférence, pressentant aussitôt la valeur qu’elles possédaient. Il les déposa avec soin à ses pieds pour que je pusse les garder à l’œil.
— Et je vais affronter…
— Achalmy, me présentai-je simplement.
— Battre un mineur… Ma conscience ne va pas me laisser tranquille.
— C’est la mienne qui s’en voudra de faire mordre la poussière à un Losov qui revient pour faire la fête.
Visiblement appréciateur de ma désinvolture, il fit jouer les muscles nerveux de ses épaules puis haussa un sourcil à mon intention. Mon rythme cardiaque augmentait progressivement à mesure que l’appréhension du combat montait en moi. Je fis jouer mes appuis en basculant mon poids d’un pied à l’autre puis me détendis la nuque pour faire craquer ma colonne vertébrale.
— Je suis prêt, finis-je par déclarer en prenant une posture de défense.
Sef adressa un hochement de tête au Nordiste qui surveillait les combats. Dès qu’il siffla entre ses doigts, je laissai Sef bondir dans ma direction. J’esquivai un crochet du droit puis un coup de coude du même genre que celui qui avait plié en deux la rouquine. J’attendis que son bras fût au-dessus de mon épaule pour remonter brusquement le poignet et le coincer sous mon aisselle. Un éclat furieux luisit dans ses pupilles au moment où je l’attirai à moi pour lui asséner un puissant coup de tête. Nos crânes résonnèrent douloureusement alors que nous penchions chacun dans des directions opposées. Déséquilibré, Sef s’effondra avant de se tourner sur le ventre, gémissant.
Quant à moi, la vision rendue trouble par le sang qui affluait soudainement à ma tête et les échos de souffrance qui bourdonnaient derrière mes orbites, j’éclatai de rire. Je me battais comme un ivrogne et j’aimais ça.
— Encore Losov ! m’exclamai-je en allant me planter au-dessus de lui.
Je l’agrippai par l’arrière de sa tunique et le redressai sur ses jambes. Ses yeux semblaient avoir du mal à faire le point. Chancelant, il se retint à mon manteau pour m’attirer près de lui. Puis il m’asséna un nouveau coup de tête, entre les deux yeux cette fois-ci. Mon arête nasale craqua douloureusement et le sang gicla sur le vêtement de Sef.
— Bâtard de Lefk, grondai-je en plantant un crochet du droit dans sa mâchoire.
Il tituba sur quelques mètres avant d’être rattrapé par la ligne de Nordistes. Ils le renvoyèrent aussitôt dans ma direction avec une puissance qui lui permit de me saisir à bras-le-corps et de me jeter au sol. L’impact chassa l’air de mes poumons. Encore désorienté par le choc reçu à sa tête, Sef s’affala sur moi, provoquant l’hilarité chez nos observateurs. Avec une flopée de jurons, je me dégageai de son corps puis coinçai ses jambes avec les miennes. Puis, méthodiquement, j’abattis mon coude entre ses omoplates jusqu’à ce qu’il frappât le sol de la paume pour reconnaître sa défaite. Respirant par la bouche comme un chien en nage, je l’aidai à se relever puis essuyai le sang qui dégoulinait sur mon menton. Il ne m’avait pas cassé le nez, mais j’aurais sûrement les narines bouchées jusqu’au matin.
Passant la langue sur mes lèvres ensanglantées, je fis le tour du cercle de prétendants. Avant que j’eusse pu désigner quelqu’un, Olia s’avança vers moi. Stupéfait, je clignai des yeux. Mars et elle avaient déjà terminé leur petite affaire ?
— Puis-je t’affronter, Achalmy ?
— B-Bien sûr, bredouillai-je, encore étourdi par l’alcool.
— Je suis Dalia des Losov et je compte bien racheter l’honneur de notre clan !
Dalia… Ce devait être la sœur d’Olia, celle que j’avais aperçue près du cochon grillé. Cette pensée me rappela qu’à part de la bière, je n’avais rien avalé d’autre. Peut-être la raison pour laquelle l’alcool m’affectait autant.
Je souris pour moi-même. J’espérais que Mars passait un bon moment.
Le sifflement me sortit de ma torpeur. Je ne vis qu’une masse de cheveux caramel avant d’être brutalement frappé à la tempe d’un coup de poing vif. La dernière chose que j’aperçue fut le sourire malicieux de Dalia et le ciel trempé d’étoiles.
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