Chapitre 18 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 1e mois de l’hiver, Le Noyau

Aion se tenait face à Alice, les bras le long des flancs. Pourtant, je pouvais sentir la tension qui habitait le corps de mon amie. La même qui électrisait mes muscles, éveillait mes sens. Nous avions beau être des alliés du Dieu déchu, il restait l’être fourbe qui nous avait tous impliqués dans cette quête mortelle.

— Aion, lança Alice d’une voix prudente. Nous sommes de retour. Nous avons rempli notre part du marché.

Même de loin, je devinais le regard instable de la divinité. La façon dont ses iris changeaient inlassablement de teintes. Des yeux qui me hanteraient encore des années.

— Nous avons retrouvé Kan et Eon, ajouta Alice sans perdre de sa superbe face au Dieu qui avait brisé sa vie autant que la mienne.

— Galadriel m’en a déjà informé.

Le ton sec du Dieu me hérissa les poils de la nuque. Nous avions joué nos vies pour l’aider. Mars avait même perdu la sienne. Et il se permettait de…

— Achalmy.

Soraya venait de m’agripper le bras. Son regard d’ordinaire taquin s’était fait terne.

— Même s’il n’est pas encore redevenu complètement un Dieu, il reste un être aux pouvoirs immenses. Il pourrait nous tuer sur place.

Je marmonnai dans ma barbe, laissai la poigne de Soraya apaiser ma colère. Je n’avais aucune chance face à Aion. Surtout avec un bras en écharpe.

— Galadriel attendait votre retour, ajouta Aion en nous englobant tous d’un regard bref. Pour vous tenir au courant de l’évolution de notre marché.

Alice s’avança d’un pas dans sa direction. Un pic d’angoisse me refroidit la poitrine, mais ni elle ni Aion ne trahissaient le moindre signe d’animosité.

— Seigneur Aion, pouvez-vous implorer les autres Divinités Primordiales de venir ? Mes compagnons et moi aimerions retourner chez nous le plus rapidement possible.

L’intéressé inclina le menton, glissa son attention divine vers Soraya et moi. L’ombre d’un rictus plissa ses lèvres délicates lorsqu’il m’aperçut. Je lui rendis son sourire acide.

— Je vais les appeler, déclara Aion en daignant s’avancer vers nous. Kan nous a prévenus par le biais d’Eon qu’elle mettrait un peu de temps à arriver. Une histoire d’essences à séparer, dans les Sanctuaires des Terres au-delà des Mers.

Alice hocha la tête comme si ces mots faisaient sens. Elle m’avait expliqué tant bien que mal ses découvertes dans les Sak aviriens, mais je devais reconnaître qu’une grande partie m’échappait.

— Je suis soulagé que vous n’ayez pas mis trop longtemps pour revenir, précisa Aion en croisant les bras sur sa poitrine mince.

Malgré sa situation d’être divin déchu, il parvenait à afficher un air supérieur. La Noblesse des Occidentaux avait déteint sur lui. Quoique, je le soupçonnais d’avoir toujours été le plus arrogant des Dieux.

— Ravi de voir que tu es toujours en vie, arrière-petit-fils.

Son clin d’œil déclencha des nausées au fond de ma gorge. Il savait à quel point notre lien de parenté m’exaspérait. Alice m’interrogea silencieusement, l’air inquiète. Je la rassurai d’un mince étirement des lèvres avant de tourner le dos à Aion. Moins je le regarderais, mieux j’irais.


Nous n’eûmes pas le temps de nous reposer avant l’arrivée des Dieux. Quelques secondes après notre discussion avec la divinité déchue, la silhouette de Galadriel se dessina entre deux troncs. Elle prit chair sous nos yeux stupéfaits. Peau d’abricot, chevelure flamboyante, nudité généreuse, orbites en feu. Notre Mère à tous.

Alice, Soraya, Achalmy.

Au moins la Déesse de la Vie daignait-elle nous appeler par nos noms. Après avoir pris complètement forme, elle approcha de nous en souriant.

Je vous remercie d’être revenus au Noyau sans tarder.

— Ils ont mis bien assez de temps, grommela Aion en rejoignant la Déesse.

Elle lui jeta un regard indéchiffrable – après tout, difficile de lire quelque chose dans les flammes qui habitaient ses yeux.

Aion, leurs quêtes respectives se sont révélées plus qu’ardues. Les as-tu au moins remerciés ?

Pincement des lèvres. Fuite du regard. Un rire amer me remonta la gorge. Je le coinçai contre mes gencives, serrai les poings. Alice fit alors un pas vers Aion.

— Non, il ne nous a pas remerciés. (Elle se tourna vers la Déesse, le visage fermé.) Dame Galadriel, nous avons perdu un ami pendant notre quête. Il s’appelait Mars. Est-ce qu’il a… bien rejoint Lefk ?

Le silence de Galadriel parut gelé malgré l’air tiède et sucré du Noyau, malgré les flammes dans ses orbites. Quand la Déesse finit par entrouvrir les lèvres, une voix désincarnée la précéda :

Votre compagnon m’a rejoint. N’ayez aucune crainte pour lui.

Alice et Soraya sursautèrent, cherchèrent inconsciemment une présence tangible. Pour ma part, je me contentai de fermer les paupières. Une voix comme celle-ci, qui résonnait dans les os sans émettre le moindre son, qui tourmentait l’âme sans même la toucher…

— Il est mort pour vous, Aion, lançai-je fermement en m’avançant vers l’intéressé. Il aurait dû mourir… mourir dans d’autres…

J’avais perdu la voix. En réalité, je n’en savais rien. Je ne savais plus. S’il y avait des morts honorables, des morts justes. Lefk venait de me confirmer que Mars l’avait rejoint, mais c’était une évidence bien avant. Mars se serait sûrement fiché de savoir si l’honneur l’avait accompagné pendant ses dernières heures.

— J’en ai conscience.

Aion avait planté l’instabilité de son regard sur moi. Il ne se détournait pas, cette fois.

— Je vous remercie pour ce que vous avez fait pour moi, reprit-il d’un ton sourd. Je vous présente aussi des excuses pour les dangers auxquels vous avez été confrontés.

Ça continuait à bouillir en moi. C’étaient de belles paroles. Envoyées du bout des lèvres par un être qui se fichait parfaitement de nous.

— Nous n’avions pas le choix.

L’apprêté de la voix d’Alice m’étonna. Ses yeux sombres rejetaient en bloc d’éventuelles répliques de la part d’Aion.

— C’était un marché, rappela-t-elle en s’avançant vers moi, dans lequel la vie d’Al était en jeu. Si nous n’avions pas retrouvé les divinités jumelles, il l’aurait payé de sa vie.

Un muscle se crispa dans la joue d’Aion.

— Nous lui avons fait une fleur. Il était mort avant ça.

— Il est mort pour vous ! Nous n’avons pas eu le choix de prendre part à votre petite vengeance, vous nous avez forcé la main.

— Rappelle-toi, chère princesse, qu’Achalmy n’a jamais été forcé de se rendre au Noyau.

— Je suis reine, siffla Alice en élevant la voix. Et vous vous doutiez qu’Achalmy reviendrait pour savoir ce que j’étais devenue. Vous l’aviez laissé pour mort au campement de la Maturité !

Soraya suivait la discussion de loin, prudente. Je décelai toutefois une lueur rougeoyante dans le doré de ses yeux. De la fierté. Pour Alice.

Je ressentais la même chose. Malgré les horreurs qu’elle avait vues et vécues sous le joug du Dieu déchu, elle lui faisait face. Je comprenais sa hargne après avoir été muselée par Aion pendant des mois.

— Je comprends que tu sois en colère, Alice, mais…

— Nous sommes tous en colère, le coupa l’intéressée d’un ton cassant. Comment voulez-vous que nous vous fassions confiance si vous nous considérez comme des êtres sacrifiables à souhait ?

La bouche du Dieu se pinça dans un mélange d’amertume et de colère. Avant qu’il pût reprendre la parole, Galadriel s’approcha d’Alice. Ses lèvres roses étaient maussades.

Tu as raison, Alice Tharros. Tes doutes sont fondés, la confiance entre Humains et Divinités a été brisée des deux côtés.

Les yeux d’Aion s’agrandirent, une étincelle s’illumina brièvement sur son épaule.

— Galadriel, tu ne vas quand même pas choyer ces…

Aion, le coupa-t-elle en levant une main sereine, tu as comploté sur le dos des Humains. Des innocents en ont souffert ou en sont morts. Nous ne pouvons pas l’ignorer.

— C’était une juste vengeance, cracha-t-il avec tant de venin que des flammes gonflèrent sous ses doigts.

Soraya fit claquer sa langue pour ramener le silence. Les Dieux lui jetèrent un coup d’œil surpris, comme s’ils avaient oublié sa présence tout ce temps.

— Les soldats Occidentaux qui escortaient Alice étaient innocents. Alice était innocente. Achalmy était innocent. Je l’étais aussi. Certains de nos proches ont comploté avec vous, Aion, mais nous trois sommes innocents. Innocents de la trahison qui vous a frappé il y a cinq cents ans et innocents dans le plan que vous avez monté pour vous venger.

Alice et moi hochâmes la tête de concert. Galadriel écoutait avec une expression lointaine, penaude. Ce n’était pas juste pour elle non plus. Elle prenait la défense d’Aion, mais elle subissait en même temps les critiques qui étaient adressées à son égal.

— Alors, ne vous cachez pas derrière votre prétendue vengeance pour justifier le mal que vous avez répandu autour de vous. Et les vies d’innocents qui ont été bouleversées par la suite.

Galadriel se dirigea vers Aion et posa une main sur son épaule. Ils n’échangèrent pas un mot, mais un courant de compréhension passa entre eux.

— Ce n’était pas juste, je le reconnais. Ce sont vos ancêtres qui m’ont trahi, mais pas vous. Vous ne méritiez pas les souffrances que je vous ai fait subir.

Je jetai un coup d’œil à Alice et Soraya, fus soulagé en constatant leur expression morose. Nous acceptions les paroles d’Aion, mais nous ne lui pardonnions pas pour autant.

— Et je vous remercie encore pour les efforts que vous avez fournis pour trouver Kan et Eon.

La déclaration d’Aion se ponctua d’un silence. Soraya et Alice hochèrent la tête puis se détournèrent pour s’occuper de leurs montures. Galadriel serra l’épaule de son compagnon.

— Qu’est-ce qui se passe à présent ? lançai-je aux deux Divinités Primordiales.

Nous attendons que Kan revienne complètement à Oneiris, expliqua Galadriel en se détachant du Dieu déchu. Une fois qu’elle sera de retour, Eon se montrera lui aussi. Nous pourrons alors ramener Aion avec l’aide de Lefk.

J’acquiesçai en silence, lèvres pincées. Tout semblait si facile à présent. Une petite réunion entre Dieux et le tour serait joué. Les sacrifices que Soraya, Alice et moi avions subi semblaient dérisoires. Les mois que nous avions passés à voyager afin de retrouver des pistes infimes paraissaient risibles. C’était pourtant notre sueur, notre sang et notre détermination qui allaient permettre à Aion de retrouver son statut.

— Vous comptez changer, n’est-ce pas ?

Aion me cingla d’un regard stupéfait. Il entrouvrit les lèvres, mais je le devançai :

— Si vous voulez qu’on vous fasse de nouveau confiance, on a besoin de savoir qu’on est plus que des réceptacles à prières.

Nous allons changer, assura Galadriel en me considérant avec attention. Nous n’étions que l’ombre de nous-mêmes ces derniers siècles. Lefk et moi assurions à deux ce que nous avions toujours assuré à cinq. À présent que nous allons bientôt tous être réunis, nous espérons être plus attentifs au devenir des Hommes.

Je soupirai en me calant contre un tronc. Je n’aurais sûrement pas mieux de la part des Dieux. Si je me méfiais encore d’Aion, j’avais moins de doutes concernant Galadriel. Après tout, elle avait tenu son marché avec Alice.

Je vais me retirer, annonça Galadriel d’une voix calme. Si vous le souhaitez, vous pouvez passer la nuit dans le Noyau, vous y êtes les bienvenus. Lefk, Aion et moi vous tiendrons au courant quand les Divinités jumelles seront revenues parmi nous. Nous pourrons alors redonner à Aion son statut d’antan.

— Vous aurez besoin de nous ?

La question de Soraya fit sourire la Déesse.

Non. Par ailleurs, quand le moment sera venu, vous devrez sortir du Noyau. Nos essences pures sont trop puissantes pour vos esprits, nous risquerions de vous tuer. Mais n’ayez crainte, reposez-vous aujourd’hui. Je reviendrai vous voir demain matin.

Sans un mot de plus, le corps de Galadriel se dissipa comme fumée dans le vent. L’éclat rougeoyant de ses yeux flotta un moment dans l’air avant de disparaître complètement.

— Je vais vous laisser, déclara Aion à son tour. Si vous avez besoin de quelque chose… vous n’aurez qu’à m’appeler. Je vous entendrai.

Comme il s’éloignait du camp, je me décollai de mon arbre et rejoignis mes amies. L’épuisement et l’appréhension avaient creusé leurs visages.

— Je ne savais pas comment ça se passerait, souffla Alice alors que nous déchargions nos montures. Je crois que j’en attendais un peu plus d’Aion. Quand nous avons voyagé ensemble il y a quelques mois, j’ai aperçu des aspects de lui qui me donnaient espoir.

— C’est ton charme et ta faiblesse, Alice, de croire que les autres ont toujours l’envie, au fond d’eux-mêmes, d’être bons.

Je n’aurais pas pu dire mieux que Soraya. Alice ferma les yeux en soupirant lourdement. C’était peut-être elle la plus déçue d’entre nous, en fin de compte. C’était elle qui avait placé un mince espoir en Aion.

— Je crois qu’il était quand même sincère quand il s’est excusé et nous a remerciés.

Soraya et moi ne prîmes pas la peine de répondre. Je ne connaissais pas les pensées qui s’agitaient sous le crâne de la Sudiste, mais les miennes étaient catégoriques. Même si Aion s’était montré honnête envers nous, ses actes passés étaient trop graves. J’étais peut-être – sûrement – borné et rancunier, mais je n’étais pas prêt à plus de miséricorde pour cet individu.

— Nous aurions dû demander aux Dieux un repas tout prêt, marmonna Soraya en tirant d’un sac une lamelle de viande séchée.

Alice rit tout bas en flattant sa monture. C’était plaisant de l’entendre rire, ça me ramenait à des flambées plus sereines et à des batailles de boules de neige. À des instants partagés sans le poids de devoirs divins.

— Peut-être que c’est pas trop tard pour exiger un repas, fis-je remarquer en tournant les talons pour scruter les environs. Excusez-moi ? Les Dieux ? Vous auriez autre chose que de la viande trop salée et des fruits trop secs à nous proposer ?

La fatigue nerveuse me rendait sûrement insolent. Pourtant, les rires d’Alice et Soraya qui suivirent ma déclaration me rassérénèrent. Je n’étais sûrement pas le seul à perdre un peu la tête.

Une exclamation de surprise s’éleva à ma droite. Alice avait écarquillé les yeux, une main encore posée sur le flanc de sa jument. Je suivis son regard, crus que mon cerveau embrumé me jouait des tours.

— Par les Dieux, murmura Soraya avant d’émettre un sifflement ravi. Merci les Dieux !

Autour d’un feu né de nulle part reposaient des grappes de gros raisins juteux, des fraises des bois odorantes, des poignées de grosses framboise et un méli-mélo d’abricots et pêches qui formaient un camaïeu d’orange et rose. Un tas de légumes que je n’aurais même pas su nommer avait été empilé à côté.

— Eh bien, nos prières ont été entendues, soufflai-je avec un rire décontenancé.

Alice et Soraya échangèrent un regard avant de s’avancer vers les fruits et légumes que les Dieux nous avaient offerts. Sûrement un cadeau combiné d’Aion et Galadriel.

— Viens, Al ! implora Alice en jetant dans sa bouche une framboise aussi grosse qu’une phalange.

J’aurais préféré de la viande juteuse, du pain craquant et du jogurt en guise de repas divin, mais mon estomac n’avait pas les mêmes exigences. Agenouillé face au feu, j’attrapai une pêche, la frottai contre ma veste par habitude et croquai dedans. Finalement, c’était aussi juteux, craquant et sucré que mon repas de rêve.

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