Épilogue : Reine

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An 506 après le Grand Désastre, 3e mois du printemps, Château du Crépuscule, Terres de l’Ouest.

Ce n’était pas un très beau jour de printemps. Représentatif du reste de la saison, il était froid et alourdi d’un bas ciel gris. Un vent moite – mais guère chaud – en provenance du sud faisait claquer les volets contre les façades de pierre du Château du Crépuscule. La reine Alice Tharros dut forcer sur ses bras pour repousser les battants qui obstruaient la fenêtre.

La météo n’était pas favorable pour les récoltes. On ne manquait pas d’eau, mais les températures, dignes d’une fin d’hiver, ne favorisaient pas les bourgeons. Les graines se noyaient dans les sillons des champs et les animaux rechignaient à engendrer à cause du froid.

Alice bloqua ses volets puis tourna le dos au paysage. Il était encore trop tôt pour ces questions. Toute sa journée y serait dédiée. En face du lit à baldaquins encore défait, un feu crépitait généreusement dans l’âtre. Son corps ensommeillé la faisait frissonner. Elle éprouva une bouffée de reconnaissance pour Jenna, la domestique en chef, à la vue du broc d’eau fumante posée sur sa coiffeuse. Sans se soucier d’éclabousser le miroir, elle s’aspergea le visage et la nuque.

Sa tenue était déjà prête, préparée la veille à l’aide de ses domestiques. Alice recevait l’un de ses conseillers aujourd’hui, de retour d’une négociation avec les Terres du Sud. En conséquence, elle avait opté pour un pantalon bouffant typique de la région. Son haut, assorti en termes de couleurs à défaut de la coupe, était de tradition occidentale. Avec un coup d’œil au ciel gris, la reine grimaça. Un châle par-dessus son long gilet écru ne serait pas de trop.

Une fois les vêtements enfilés, elle se planta devant le miroir de la coiffeuse. Il était couvert de gouttelettes. Alice s’assura que le mélange de couleurs qu’elle avait choisi – écru et sable – ne jurait pas avant de s’attaquer à sa chevelure. Ses mèches souples lui obéirent sans rechigner malgré l’humidité. Les couronnes de tresses dont elle avait pris l’habitude de se parer se formèrent sans mal entre ses doigts fins. Elle avait eu besoin de l’aide des domestiques dans un premier temps. Les gestes étaient rapidement devenus familiers.

Tant de gestes étaient devenus familiers : sa signature au bas des édits, ses poignées de main avec les marchands Sudistes, ses saluts envers les Occidentaux lors de ses sorties, ses petits mouvements de doigts pour appeler une brise ou une étincelle.

Alice sourit, essuya les gouttes sur le miroir à l’aide d’un linge. La coiffeuse avait appartenu à sa grand-mère, qu’elle avait toujours bien appréciée. Elle ne voulait pas en ternir l’éclat.


La journée avait déjà commencé depuis plusieurs heures pour certains membres du Château. Les cuisiniers s’affairaient pour lever les pains, garnir les tourtes et presser les fruits. Ils finiraient pourtant bien plus tôt que d’habitude. La reine avait exigé de rationner les festins, même royaux, en réponse aux mauvaises récoltes. Les temps étaient durs pour toutes les Terres, les ceintures se serraient dans chaque foyer. La famille royale avait demandé un effort à ses Nobles et, si les artistes ou invités de passage trouvaient à se plaindre, ils pouvaient toujours trouver la porte.

Alice se faufila à travers les couloirs, salua quelques domestiques affairés, s’arrêta pour discuter avec l’un des invités, une Noble, de l’état de ses terres. Leur discussion s’acheva sur une prière pour les Dieux. Les divinités avaient gagné en présence dans la vie des croyants. Elles avaient été craintes ou ignorées par une partie de la population pendant des siècles. Les prières murmurées au coin du feu, à l’orée des bois, face à l’océan ou au fond de l’esprit avaient crû depuis quelques années. Les Oneirians de toute origine s’accordaient à dire que leurs divinités s’étaient faites plus miséricordieuses. Les Sudistes avaient connu un bond économique grâce à des déserts moins cruels et des routes plus pérennes. Les Nordistes, qui souffraient d’hiver moins rudes, s’établissaient en villages. Les Orientaux chantaient plus forts les louanges de la nature et les Occidentaux se réjouissaient de prouesses technologies pour leur agriculture ou leur commerce maritime.


Alice conservait un regard pensif tandis qu’elle descendait les escaliers en direction du rez-de-chaussée. Elle pouvait se féliciter du retour des Dieux dans la vie des Oneirians. Pour autant, elle s’empêchait de s’en gorger de gloire. Les Divinités Primordiales d’Oneiris restaient des êtres dépourvus de la considération humaine. Avaient-ils conscience des changements météorologiques qu’avaient apporté l’adoucissement des hivers nordistes et la diminution du désert ? Des conséquences sur l’agriculture, l’élevage et le commerce ?

C’était trop tôt pour évaluer les dégâts à long terme, mais l’inquiétude des habitants croissait. Celle de leurs dirigeants avec eux. Quand trouveraient-ils un équilibre météorologique suffisant pour repenser les cultures ?

La jeune reine reprit ses esprits dès que son talon toucha le tapis épais sur lequel aboutissaient les escaliers. Les fleurs que chérissait sa mère embaumaient l’air matinal. Bientôt, les bougies, les lampes à huile et les commérages épaissiraient l’atmosphère du Château. En attendant, Alice inspira à pleins poumons. En resserrant les bords de son gilet contre ses flancs, elle se dirigea vers le salon de sa mère. Elles avaient pris l’habitude d’y déjeuner en tête-à-tête, alimentant leur moment d’intimité de débats autour de la lecture, de la botanique ou des meilleures montures des écuries. De tous les sujets qui pouvaient les toucher de loin, mais ne touchaient surtout pas de près la politique. Les doléances, la gouvernance et les lois occupaient le reste de leur temps.

— Bonjour.

L’ancienne reine Tharros était occupée à verser du thé noir dans une tasse quand sa fille poussa la porte. Deux causeuses d’un ocre rouge se faisaient face, séparées par une table basse en bois de cerisier. Le vent faisait trembler les vitres.

— Bonjour, Alice.

L’intéressée referma derrière elle. Un tapis aux motifs concentriques rouges et orange habillait la pièce. Une tenture assortie occupait l’un des murs. Une cheminée parée de bois sombre lui faisait face. Ce salon ne recevait jamais de voyageurs. En cela, il constituait un havre hors du temps pour la reine et sa mère.

— Je te sers du thé ? Les cuisiniers m’ont donné deux petits bains au beurre et un pot de leur dernière confiture.

Trianna Tharros adressa un sourire complice à sa fille. Les ridules au coin de ses yeux argentés s’animèrent pour égayer son visage.

— Ils comptent sur nous pour savoir si la poire est meilleure que la cerise.

Une fois installées face à face et régalées de pains au beurre garnis de confiture, les deux femmes entamèrent une discussion autour de la prochaine décoration de la Gran’Salle. La couronne occidentale faisait appel chaque année à des décorateurs et artistes pour sublimer la salle de rencontre du Château. Aucune influence n’était rejetée. La Gran’Salle était actuellement aux couleurs d’un Sanctuaire avirien, celui de la Paix. Des Gardiens avaient fait le voyage jusqu’à l’Ouest afin d’apporter tentures, vases, sculptures de bois et chandeliers.

— Je pensais que mettre les Terres du Nord à l’honneur serait une bonne idée, souffla Trianna en reposant sa tasse thé noir. Nos traités de commerce se sont considérablement multipliés ces dernières années. Pourtant, nous n’avons encore jamais habillé la Gran’Salle selon leurs coutumes.

— Ce serait une bonne idée, en effet.

Une lueur malicieuse aiguisa le regard de Trianna.

— Tu reçois Soraya en compagnie des envoyés Sudistes cet après-midi, n’est-ce pas ? Tu devrais lui soumettre l’idée. Elle pourrait éventuellement te conseiller sur d’éminents Nordistes à inviter au Château pour qu’ils nous aiguillent sur les décorations.

Alice acquiesça en souriant. La perspective de débattre sur « d’éminents Nordistes » en compagnie de Soraya réchauffait le printemps morne qui s’était abattu sur l’Ouest.

— Il me semble que cette guerrière qui nous a rendu visite en automne dernier avait un certain goût pour son environnement. Nous avons bien discuté à propos des plantes et des fleurs.

— Silja des Valkov ? La tante d’Achalmy ?

— Exact ! s’enthousiasma l’ancienne reine en remplissant sa tasse vide.

— Tu penses qu’elle prendrait le temps de rester quelques semaines sur place pour discuter de la décoration du Château ? C’est une femme plutôt… terre-à-terre. Sans compter les responsabilités qu’elle détient encore pour son clan.

Le visage de Trianna se plissa alors qu’elle se renfonçait dans la causeuse.

— Sa fille et son neveu sont à la tête du clan Valkov à présent, elle doit pouvoir compter sur leur indépendance.

— Je l’ignore. (Alice mordilla sans conviction un pain au beurre.) Je demanderai à Achalmy.

Trianna plongea le nez dans sa tasse, souffla pour former des vaguelettes à sa surface puis gonfla ses poumons. Elle agaçait sa fille avec ce sujet depuis des années, une fois de plus ne pourrait pas la tuer.

— Sais-tu au moins où il est ? Sa dernière lettre remonte à deux semaines. Sans compter qu’il n’a pas mis les pieds au Château depuis l’hiver dernier.

— Je sais bien, grommela Alice en se redressant, les épaules tendues. D’après sa lettre, il réglait des soucis à la frontière avec le Nord. Il devait aussi apporter de l’aide au Maître d’Armes Soho.

Une moue dubitative glissa sur les traits de l’ancienne reine. Alice l’ignora puis se leva avec aplomb.

— Je te remercie pour le petit-déjeuner, maman.

Alors que la reine tournait les talons pour sortir du salon, Trianna lança avec affection :

— Je serai toujours à tes côtés, mon étincelle.

La main sur la poignée, Alice tourna le cou pour lui sourire.

— Et je t’en remercie. Tes conseils m’ont toujours guidée au mieux.

Préférant ne pas laisser s’installer la nostalgie ou les craintes, Alice ouvrit le battant en grand et sortit.


Alice avisa le candélabre installé près de son trône, estima le temps qui s’était écoulé au raccourcissement des bougies. Presque une heure. De nervosité, elle entama l’ongle de son pouce gauche, s’efforça d’arrêter. Ses doigts agités se jetèrent sur son pendentif. Elle tira sur les fines mailles argentées pour lorgner le bijou. Le Saphir des Glaces qu’Achalmy lui avait confié n’avait rien perdu de sa superbe. Elle l’observa suffisamment pour apaiser son esprit puis se leva. La Gran’Salle frémissait d’être si vide. Les feux des trois âtres faisaient crépiter l’air. Mais plus une parole, plus un cri, plus un murmure. Les oreilles d’Alice semblaient bourdonner après avoir passé des heures à écouter des doléances. Le silence lui était presque pénible. Surtout lorsque son appréhension était le seul élément pour le combler.

L’un des grands battants qui donnait accès à l’antichambre s’entrouvrit. Le valet affecté à la surveillance de cette entrée s’approcha d’un pas rapide.

— Ma Reine, votre conseillère et les émissaires Sudistes sont arrivés. Puis-je les faire entrer ?

Une vague de soulagement mêlée de joie redressa le buste de la jeune femme. Elle ordonna au valet de s’exécuter tandis qu’elle rejoignait le trône d’un pas leste.

Avant même d’apercevoir son amie, Alice la reconnut aux tintements des bijoux d’or qui paraient ses poignets et son cou. Elle ne s’en séparait jamais.

— Bienvenue.

La voix d’Alice avait porté pour couvrir les froissements de vêtements, le frottement des bottes et les murmures de découverte. Cinq personnes traversèrent la pièce pour venir s’incliner face à l’estrade. La reine les observa tour à tour en les saluant chacun d’un sourire modelé. Le plus chaleureux s’adressa à Soraya, dont les boucles brunes étaient relevées en chignon lâche. Elle revenait tout juste du Sud en compagnie de quatre émissaires. La connaissant, Alice la soupçonnait d’avoir pris le temps de se faire couler un bain pour se décrasser de son voyage avant de se tenir face à sa souveraine. Soraya embaumait d’ailleurs l’atmosphère d’un parfum fleuri. Sa broche en forme de soleil brillait à son col.

— Je vous remercie de nous recevoir en personne, Reine Alice.

L’un des émissaires, d’âge moyen, s’était avancé. Il avait la peau mate et des cheveux noirs coiffés en arrière. Alice comprit aux bijoux de belle facture et aux tissus soyeux qui le couvraient qu’il s’agissait d’un marchand. Son identité fut levée de tout mystère.

— Marchand Mahid. (Elle se leva pour descendre les marches avant de lui tendre la main.) C’est un honneur de vous rencontrer.

Le Sudiste accepta la poignée d’un air solennel. Les trois autres émissaires serrèrent à leur tour le poignet de la Reine. Un salut sudiste encore peu familier de la cour occidentale, mais qui était nécessaire aux yeux de la jeune reine. L’Ouest avait trop longtemps méprisé les traditions étrangères à son goût. L’ouverture d’esprit et l’apprentissage de nouvelles mœurs lui avait permis de rassembler les Divinités Primordiales. Elle ne comptait pas s’arrêter en si bon chemin.

Soraya ne chercha pas à masquer leur amitié. Avec un soupir de contentement, elle attira la reine dans ses bras. Ses yeux de miel sombre luisaient avec douceur quand elles se séparèrent.

— J’espère que vous avez fait bon voyage.

— Aussi bien que l’on peut avec cette pluie et ce froid, grommela Soraya en époussetant sa cape de voyage aux motifs de fleurs brodés en fil doré.

Alice lui adressa un sourire de connivence en retournant s’asseoir sur son trône. Le voyage vers l’Ouest avait dû être encore plus pénible comme ils quittaient les terres clémentes du Sud.

— Je reviens pourtant avec plusieurs très bonnes nouvelles, embraya sa conseillère en indiquant ses pairs d’un geste ample du bras. Tu as déjà fait la connaissance du marchand Mahid. Laisse-moi te présenter Nadine et Soran.

Les intéressés s’avancèrent d’un pas. Mère et fils, jugea Alice. Ils partageaient un regard d’un or pétillant et un généreux sourire à fossettes.

— Ce sont les deux volontaires dont je t’ai parlé avant d’entreprendre mon voyage, l’informa Soraya en grimpant la première marche de l’estrade.

Nadine ne quittait plus Alice des yeux. Son regard frappant ne la déstabilisa pas. Cette femme avait tous les droits de la soumettre à l’épreuve. Elle venait offrir ses compétences de Souffleuse – et celles de son fils – à la Garde Royale. En échange, deux Nobles eux aussi volontaires avaient rejoint les forces de l’armée impériale de Lissa, capitale du Sud.

— J’espère de tout cœur que votre intégration se déroulera sans accrocs, affirma Alice en inspectant la mère et le fils. Le commandant Wilson vous rencontrera personnellement afin de vous initier au fonctionnement de notre armée.

— Nous vous remercions de votre confiance, Reine Alice.

L’intéressée pianota distraitement sur l’accoudoir du trône.

— Il s’agit d’une relation entre vos Terres et les miennes née de la confiance de votre souverain en la proposition de ma conseillère.

Soraya fut bien la seule à percevoir le fiel contenu dans les paroles de la jeune reine. L’empereur Dastan avait blessé les deux amies, mais elles devaient composer avec le personnage. Le frère de Soraya avait pris les rênes de l’Empire, mais prêtait une oreille attentive à toutes les amorces de diplomatie en provenance de l’Ouest. Que sa propre sœur fût l’intermède devait aider.

— Par ailleurs, ajouta Soraya en se plaçant aux côtés du marchand, nous avons la chance de compter sur la présence de Mahid.

— Voyons, bredouilla ce dernier en agitant les mains, c’est tout à fait naturel. Votre frère va épouser ma fille, alors…

Le visage d’Alice se fendit d’un sourire. Le mariage de Milash, qui aurait lieu à l’été, amenait quelques rayons de soleil au milieu du ciel gris qui les surplombait tous. Le prince occidental avait attendu plusieurs années après sa rencontre avec la fille de Mahid avant d’annoncer à sa mère et à sa sœur son désir de fiançailles. Doretha, la fille de Mahid, était une mathématicienne logée au Palais d’Or. Elle avait rencontré le prince lors d’une expédition diplomatique. Alice s’était d’abord étonnée de l’attirance de son frère, porté sur les arts et les divertissements, pour cette jeune femme sérieuse et dédiée à sa vocation. Leur idylle, plus mesurée que leurs passions respectives pour les arts ou les mathématiques, s’était pourtant éternisée. Les fiançailles avaient alors été annoncées.

Soraya, en qualité de conseillère diplomatique, s’était évidemment réjouie de cette nouvelle. Du sang étranger dans la famille royale ferait certainement jaser, mais Doretha était une âme calme et rigoureuse. Sa solidité et sa tranquillité contrebalanceraient sans mal les ragots et rumeurs enflammés des Nobles occidentaux. Sans compter que les mariages croisés seraient de plus en plus fréquents au fil des années afin de renforcer l’unité oneirianne.


Alice écourta la rencontre. Elle annonça aux émissaires qu’elle discuterait avec chacun d’entre eux en privé. En attendant, elle les invita à prendre place dans les chambres qu’on leur avait réservées. Tandis que les Sudistes s’éloignaient, Soraya attendit en bas des marches que son amie la rejoignît.

— J’ai une petite surprise pour toi, roucoula Soraya d’un ton bien trop satisfait.

Alice soupira, mais ne put s’empêcher de la talonner. Les surprises de son amie ne l’avaient jamais déçue. La Sudiste la précéda dans l’antichambre, où elle se tourna vers la reine.

— Ferme les yeux.

Rictus songeur aux lèvres, Alice obéit. Un animal de compagnie en provenance du Sud ? Des richesses exotiques originaires des terres mystérieuses que les Sudistes exploraient parfois ?

Des bruits de pas la firent démentir. La surprise se révélait être un Humain. Alice sentit ses lèvres se crisper. Il n’y avait pas trente personnes que Soraya pouvait lui…

— Salut.

Alice rouvrit les paupières, croisa les mains devant elle. Tendresse simple et amour froissé se percutèrent dans sa poitrine. Avec une moue accusatrice qu’elle ne chercha pas à masquer, elle s’avança vers le nouveau venu.

— Bonjour, Al.

Quelques mèches brunes s’étaient échappées de son catogan pour lui tomber devant les yeux. Elle s’étonna de lui trouver bonne mine. Sa peau habituellement claire était indéniablement bronzée.

— Où est-ce que tu étais ? s’étonna Alice en l’inspectant de la tête aux pieds. Ta dernière lettre remonte à plus de deux semaines. Où est-ce que tu as pris ces couleurs ? Il ne devait pas y avoir beaucoup de soleil à la frontière nord.

Un sourire penaud étira ses lèvres alors qu’il tendait la main pour lui frôler le poignet.

— On peut rien te cacher, petite Reine.

Alice se contenta de le dévisager. Il était son conseiller diplomatique avec le Nord depuis des années ; il ne pouvait pas se permettre de voyager par monts et par vaux sans l’avertir au préalable. Et, pour la place qu’il avait dans son cœur, elle ne pouvait s’empêcher de se montrer plus craintive qu’à l’accoutumée.

— J’étais à Ma’an, expliqua-t-il sans attendre. J’ai fait le chemin de retour en compagnie de Soraya et des envoyés Sudistes.

La stupéfaction ébranla la façade crispée de la reine. Elle se reprit sans tarder, plus pâle que les roses d’hiver tardives qui fleurissaient dans les pots décoratifs de l’antichambre.

— À Ma’an ? Tu avais une mission là-bas ? Je croyais que tu travaillais avec Maître Soho et ton père sur la sécurité des routes dans les Collines de Minosth ?

— C’était le cas. Mais j’avais une dernière chose à régler. C’est fait à présent.

Alice se contenta de respirer pendant quelques secondes. Puis elle soupira en lorgnant son compagnon d’un air irrité.

— J’imagine que c’est cette « dernière chose » qui t’a blessé ?

Achalmy tressaillit. Puis s’esclaffa.

— Par Lefk, j’ai fini par déteindre sur toi, Lice.

Le surnom, d’abord utilisé par Soraya, s’était naturellement imposé entre eux.

— Comment tu as su ? s’étonna la Sudiste en coulant un regard mi-admiratif mi-suspicieux à son amie.

— Il ne se tient pas comme d’habitude, grogna Alice en considérant Al d’une œillade critique. Le dos moins droit, le menton moins fier, plus le poids sur la jambe gauche.

Le rictus satisfait qu’afficha Achalmy tira une grimace à Alice.

— Alors, tu peux répondre à mon interrogation ? Cette « dernière chose » ?

— Alessa, une voleuse.

La jeune reine cligna des yeux sans comprendre. Soraya marmonna un juron entre ses dents avant de secouer la main.

— Je vais vous laisser ici, les tourtereaux. Je n’ai pas envie d’être électrisée si tu choisis mal tes mots, Al.

— Voyons, Soraya, grommela Alice en croisant les bras.

L’intéressée s’était déjà éloignée dans le couloir en riant.

— Tu te rappelles, quand on est rentrés du Noyau la première fois ? Après que j’aie ressuscité ?

— Bien sûr, souffla Alice en adoucissant son expression. C’était dur, à cette époque.

Achalmy s’approcha d’un pas pour combler la distance qu’elle avait instaurée entre eux.

— On a dormi dans une auberge à Ma’an. Tu avais une chambre avec Soraya. Wilwarin et moi, chacune la nôtre.

Alice leva la main d’un air autoritaire. Son compagnon se tut aussitôt.

— Je me rappelle cette histoire. Une jeune femme a cherché à te tuer. (Une ombre couvrit l’indigo de ses yeux.) Al, ne me dis pas que tu as…

— Non, elle est vivante, Alice.

Il lui avait saisi le poignet. La reine garda une posture de retrait pendant un moment avant de se détendre.

— C’est elle qui t’a blessé. Elle s’est enfuie ?

— Oui. Je ne voulais pas laisser cette menace dans ma vie. Je me suis rendu à Ma’an, je l’ai retrouvée et je l’ai défiée. Alessa est devenue cheffe de son gang. Nous nous sommes battus, mais j’ai fini par être en position de force. (Un sourire fugace plissa sa bouche.) Comme la première fois, je lui ai proposé d’en rester ici. Elle a été sage. Elle a songé au bien-être de son gang, aux jeunes filles qu’elle a accueillies ces dernières années pour les protéger, plutôt qu’à sa fierté.

Alice glissa ses doigts le long du bras du jeune homme jusqu’à son épaule.

— Tu devrais en prendre de la graine, Achalmy.

Il afficha de nouveau une expression penaude. Ses yeux se firent plus vifs lorsqu’Alice se hissa sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa joue. Elle ne se permettait jamais de faire plus au milieu des couloirs du Château. Si les rumeurs couraient, leur relation n’avait rien d’officiel.

Alice aurait aimé annoncer des fiançailles au même titre que son frère. Elle avait pourtant dû se soumettre au comportement imprévisible d’Al au cours des dernières années. Il lui était arrivé de passer six mois à ses côtés comme de partir du jour au lendemain pour tout un hiver. La flamme avait plus d’une fois vacillé entre eux. Sans compter la pression grandissante qu’Alice subissait en tant que reine célibataire. Son lit marital vide et son absence d’héritiers arrachaient des grommellements à certains Occidentaux.

Elle-même avait fini par faire pression sur son compagnon. Sans mariage officiel, ils ne pouvaient se montrer au grand jour ni même laisser planer la promesse d’un héritier. Sans compter que partager la même couche les exposait à un risque d’enfant illégitime. Après plusieurs années passées au sein de la société occidentale, Al avait conscience des devoirs de sa compagne. Il avait pourtant eu du mal à les accepter.


Ils étaient toujours enlacés, plantés au milieu de l’antichambre avec la même immobilité que le mobilier. Al fut le premier à se mouvoir, se servant de ses bras pour repousser la reine avec douceur.

— J’imagine que tu as dû t’inquiéter. Je suis désolé pour ça, Lice.

— Et si tu étais mort ?

— C’était un risque, reconnut-il du bout des lèvres. Mais, à présent, je suis libéré de toute dette ou menace. Je peux…

— Je ne peux pas, Al.

La voix cassée d’Alice le fit tressaillir. Menton froissé, Alice se détournait de lui.

— Je ne peux plus subir tes absences imprévues, tes coups-de-tête potentiellement mortels ou ton manque d’engagement. Je t’aime, Achalmy, mais je suis reine.

Le dilemme n’aurait pu être plus clair. Al se contenta de sourire faiblement en prenant la main de sa compagne.

— Je t’ai donné mon amour, ma patience et ma tolérance, ajouta Alice d’une voix univoque.

— Et c’est à mon tour, acquiesça Achalmy d’un ton rauque. Je suis navré, Lice. Pour l’image que les Occidentaux ont de toi par ma faute.

— Tous ne pensent pas qu’une reine célibataire à vingt-trois ans est une tragédie, le rassura-t-elle avec un soupir. Pourtant, avec le mariage imminent d’Ash, je…

Secouée par le flot qui grimpa jusqu’à ses paupières, Alice papillonna des yeux. Si elle n’avait pas toujours pu faire confiance à Al pour sa stabilité, elle avait tiré en lui de la force et de l’assurance. Et ces dernières la quittaient brutalement alors que la perspective de leur séparation semblait imminente.

— À présent que je suis libéré de toute contrainte, reprit Achalmy d’un ton solennel, je peux t’épouser.

Quelques secondes suffirent à peine à Alice pour comprendre l’étendue des mots. Ils avaient été prononcés par la simplicité rugueuse d’Al et son héritage Nordiste.

— Tu… es sincère ?

— Un Nordiste s’encombre de fausses paroles ?

Alice s’esclaffa. Dans l’immédiat, elle ne trouvait pas d’autres réactions à la hauteur de sa tempête intérieure. Les yeux mouillés, elle agrippa les poignets de son compagnon, enfonça les ongles dans sa peau.

— Imbécile, imbécile… (Alice se laissa glisser vers l’avant jusqu’à son front tapât la poitrine d’Al.) Six ans, immense imbécile.

— Je suis un peu lent sur certains points… mais je t’aime vraiment.

Alice soupira. C’étaient des mots simples. Ils lui suffisaient amplement.

— Très bien, cher époux. Ta première mission est de me faire ta demande publiquement et officiellement. Dans une semaine, mon frère remonte du Sud en compagnie de sa fiancée.

La jeune reine se redressa, agrippa le visage de son compagnon entre ses mains. Al avait blêmi à l’annonce du « publiquement et officiellement » sans oser protester.

— Tu en profiteras pour me demander en mariage.

— Ça… ne fera pas jaser ?

Un rire à moitié sauvage roula dans la bouche de la jeune reine.

— N’importe quel prétendant ferait jaser. Si tu ne te transformes pas en loup ou que tu ne te mets pas à te lécher les mains, tout devrait bien se passer, Al.

Avec un mince sourire, il joignit ses doigts aux siens avant de les embrasser.

— Je te fais confiance, alors.

— C’est bien la moindre des choses.

Ils se serrèrent de nouveau l’un contre l’autre. S’embrassèrent sans hâte.

À l’angle du couloir, Soraya ricana.

— Vous êtes d’une prudence navrante, tous les deux.

Le jeune couple la considéra d’un air surpris. Achalmy comme Alice étaient persuadés qu’elle s’était enfoncée dans les couloirs à la suite des autres.

— Ne me regardez pas comme ça, grommela Soraya en croisant les bras. Moi aussi, j’attends depuis six ans d’organiser le mariage le plus grandiose de tout Oneiris.

— Par les Dieux, Soraya…

— Plutôt mourir, cracha Al en retroussant la lèvre.

Loin de se laisser intimider, Soraya lui adressa un clin d’œil.

— Tu me dois bien ce mariage, rustaud de Nordiste, après avoir fait patienter ta reine aussi longtemps.

Achalmy chercha de l’aide auprès d’Alice, mais elle se contenta de hausser les épaules.

— J’aime l’idée d’un mariage occidento-nordiste organisé par une Sudiste.

— Attendez que j’invite l’orchestre oriental d’Enetari.

Soraya s’était avancée pour leur empoigner à chacun un bras. Une lueur sauvage illuminait ses pupilles, réponse au sourire impatient qui déformait ses lèvres.

— Dans quoi je me suis fourré ? déplora Al en fermant les yeux.

Préférant l’ignorer, Alice le lâcha et se pencha vers son amie.

— Tu as des idées pour la cérémonie, j’imagine ? J’ai hâte de les entendre.

Comme elles s’éloignaient bras-dessus bras-dessous, Al se redressa et leur emboîta le pas.

Leurs rires carillonnaient dans le Château. Amenèrent un peu de lumière.

L’hiver prenait réellement fin.

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