Clémence - Retour dans le train
Le temps est une matière fascinante, étirable et compressible à l’extrême, insaisissable et pourtant bien réelle à la fois. En une trentaine de minutes à peine, je venais de revivre quelque cinquante-huit ans de vie. Et tout cela sur la pétillance du regard de ma voisine de voyage, qui avait fait ressurgir sans le savoir, les souvenirs enfouis de mes années de jeunesse – et les mystères du « flux ». Une bouffée de nostalgie qui méritait certainement d’aller… un peu plus loin.
Je posai mon livre et j’engageai donc la conversation, en me présentant.
– Eh bien enchantée, moi c’est Clémence ! me répondit-elle, en souriant.
Visiblement heureuse de s’accorder une pause, elle m’expliqua qu’elle était consultante en ressources humaines pour un cabinet parisien, et qu’elle se rendait en mission pour deux jours à Montpellier. Je lui parlai quant à moi, du festival de théâtre où je devais présenter une pièce dans quelques semaines. Deux activités à première vue aux antipodes l’une de l’autre, mais qui visent pourtant à ce que chacun des acteurs s’épanouisse dans son rôle, tout en donnant le meilleur de lui-même. C’est en tout cas sur ces réflexions que nous entamâmes une conversation des plus agréables, pendant laquelle nous refîmes le monde comme de vieux amis jusqu’à la fin du voyage.
Tout en écoutant cette jeune femme épanouie et sympathique me raconter son histoire, je ne la quittais pas du regard.
Le paysage défilait par la fenêtre et nous partagions ce moment privilégié où deux inconnus se rencontrent et décident de nouer leurs vies pendant quelques heures.
La tentation était grande de laisser le flux s’y mêler. Je ne risquais pas grand-chose à essayer, après tout. Elle pourrait même trouver cela agréable. Et qui sait ce qu’il adviendrait…
Je me contentai pourtant de regarder cette femme, simplement.
En un autre temps, une autre vie, peut-être se serait-il passé quelque chose dans cette voiture. Ou peut-être que non. Mais ce temps-là était révolu ou bien n’avait jamais existé. De l’eau avait passé sous les ponts et le fleuve avait emprunté d’autres détours.
Notre train s’arrêta en gare de Montpellier Saint-Roch et le moment de se séparer arriva. Je la remerciai d’avoir rendu ce trajet sympathique. Clémence m’assura que ce fut bien plus agréable que le rapport sur lequel elle était censée travailler, même si elle allait devoir rattraper son retard.
Nous rangeâmes nos affaires et nous levâmes pour mettre nos vestes. Dehors, un soleil de mai s’apprêtait à accueillir les passagers.
Juste avant de quitter notre carré, elle revint vers moi avec un sourire embarrassé.
– Je voulais vous dire, commença-t-elle… Enfin, on vous a sûrement déjà fait la réflexion... Désolé si c’est un peu bête… Je ne sais pas comment vous faites, mais voilà : vous avez un regard, une façon de regarder les gens qui est vraiment incroyable.
Et sans me laisser répondre, elle ajouta en rosissant :
– Je vous assure, on se sent trop bien dans vos yeux !
J’eus à peine le temps de bredouiller un « merci » qu’elle s’éloignait déjà vers la sortie, en tirant sa petite valise entre les sièges.
Je restai debout, immobile, suspendu à ses mots, un sourire aux lèvres. La dernière réplique de Brick dans « La chatte sur un toit brûlant » surgit dans mes pensées : « Avoue que ce serait drôle si c’était vrai ». Puis je m’esclaffai franchement, tout seul dans le wagon.
Quelques instants plus tard, je pris ma valise pour me diriger d’un pas enjoué vers la sortie.
Fin
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