I - Dans l'oeil de l'aigle
L’hiver couvre de son vaste manteau de neige tout ce qui émerge à la surface de la contrée.
La campagne partout est identique à celle que l’on a connu et connaît chez vous : champs à perte de vue, bocages, bosquets, bois épars, étangs et marais, sentiers et chemins. De ci de là des fermes, leurs granges et leurs maisons attenantes. Et le tout sommeille, se repose continuellement.
Je suis dans l’œil du rapace qui survole ce paysage baigné de nuit qu’éclairent les étoiles et une pleine lune généreuse en lumière. Au dessus de l’immensité immaculée. L’instant est apaisant et enchanteur.
Je suis lui.
Ne vous méprenez pas, cependant, je n’ai rien de cette engeance d’accipiter* s’attaquant sans grâce aux proies faciles qui n’offrent aucune résistance, ni ces autres, charognardes, n’ayant qu’à s’abattre sur des cadavres pour se repaître. Quant à ceux qui tuent pour ne prendre que le meilleur en laissant pourrir le reste, n’en parlons pas…
Pour tous ceux-là, la vie vaut si peu qu’ils ont juste à se baisser pour se servir, sans aucune considération autre.
Ne m’importe davantage de me préoccuper de ces veilleurs nocturnes que vous nommez chouettes, hiboux, hulottes, hybris et compagnie. Ils font leur vie, moi la mienne. Et la mienne commande à mes nuits de nourrir mes jours dépensés à voltiger vers les falaises, à planer au dessus des forêts, ou à m’affairer dans les contingences humaines dont je n’ai cure et qui pourtant m’accaparent, au delà du raisonnable…
Je n’espionne personne, je vais à mes affaires.
Et mes affaires se veulent altières.
Cet appétit, au demeurant légitime, qui est mien réclame, tout au plus, la chair fraîche d’un rongeur ou d’un bondissant modeste. Et rien de pire. Ce sont ceux-là que ma panse digère. Voilà tout. Et justement, c’est l’un d’eux qui galope en ce moment même sur le tapis gelé de la saison ! Laissons-là alors, s’il vous sied, mes divagations et concentrons-nous, exclusivement, sur ce repas essentiel qui n’attendra guère mon bec si je le laisse filer !
La riche émargination du plumage qui structure mes ailes m’autorise des vols à nul autre pareil, dont je ne suis pas peu fier, osons le dire, en sus d’en tirer de grands profits. Par exemple – il m’est possible et sans peine d’effleurer toute surface sur de longues distances, de mes griffes au bout des pattes tendues, qu’elle soit parfaitement plane ou considérablement cabossée. C’est à ce titre que l’on m’a vu quelquefois survoler les plus hauts escarpements ou les roches les plus accidentés des monts qui surplombent Charankilla la cité des Hommes qui nous connaissent, dans les courants périlleux des altitudes…
Assurément, j’aime les vertiges.
*
Une petite créature au poil dru, long et fin comme un duvet se confondant à la blancheur de l’hiver, allonge l’allure vivace de ses bonds affolés. Le cœur qui palpite fort dans sa poitrine lui dicte de faire vite si elle veut revoir le jour. Une ombre large, mouvante, entêtée recouvre sa course comme un nuage pressé de l’avaler. Elle n’est plus très loin, il serait bête de ne pas atteindre à si peu de la destination !
Une buse salvatrice couchée dans la neige, soudain, lui permet un court répit récupérateur aux abris. Peut-être que cela est vain. Peut-être que le prédateur l’attend à la sortie. Ou peut-être pas. Tant pis. Elle respire un peu. Reprend le courage à ses pattes et s’élance à nouveau !
Deux, six, treize, vingt mètres, l’ombre a plongé vers les toits quand elle s’est enfilé entre les planches de la grange. Elle est sauve ! Tout au fond l’attendent ses très chers, endormis sur la paille tendre.
* * *
— Lendemain
« Je n’ai pas l’humeur à la plaisanterie aujourd’hui. J’ai mangé tard dans la nuit.
Le chien qui m’agace avec ses aboiements acharnés va se prendre un coup de bec s’il insiste. Il va comprendre qu’il ne faut pas déranger un qui le surplombe de trois fois sa taille. Bon allez, j’y vais ! »
L’aigle, superbe, prend son envol dans les battements de ses ailes.
Les collines se floutent presque complètement aux marges de son regard, tout est monochrome partout, mais il pourrait voir un œuf lové dans les frondaisons d’un arbre quel qu'il soit sans avoir à l’approcher, pour peu qu’il se trouve dans son axe.
©Mémoires oniriques
* Sous-espèce de la famille des accipitridés, qui concerne particulièrement les éperviers.
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