Chapitre 4.3 : Pour l'exemple
Depuis la veille, le douzième arrondissement s’agitait d’une violence nouvelle. Elle lui était pourtant familière, quotidienne, tellement banale. La garde n’y comptait plus les agressions, trop de paperasse. Il était en revanche rare qu’elle en arrive à inquiéter les habitants d’en haut. Que les masses humaines s’entredévorent, pourquoi pas ? Mais la journée d’hier avait été ponctuée de mouvements de grève dans les usines, aussi illégale qu’inquiétante pour la productivité et donc les hyperprofits.
Plus notable que les blocus d’ouvriers ingrats, les gangs qui d’ordinaire évitaient le conflit avec la garde impériale avaient au contraire été particulièrement agressifs envers cette dernière et s’aventuraient hors de leurs quartiers abandonnés. Plusieurs patrouilles avaient eu à essuyer des tirs, la hardiesse de ces sauvageons du bitume gonflant en même temps que le nombre d’insignes arrachées aux cadavres.
La grogne commençait à s’étendre timidement aux bas-quartiers des arrondissements onze à neuf, là où résidait majoritairement les populations de prolétaires qualifiés et sous contrat fixe. Ils formaient l’échelon supérieur dans la société impériale face aux gens du A12 qui subsistaient de contrats « flexibles ». Mots convenus pour parler de cette chair à usines extrêmement précaire et aisément remplaçable. Mais les conditions de vie des A11, A10 et A9 n’étaient pas pour autant des plus idylliques, ainsi l’élan insufflé par la masse humaine du douzième arrondissement semblait donner des idées aux couches sociales à peine moins élevées de la gigapole.
Le A10 fut totalement bouclé par le personnel armé d’Asclépiopharma sous prétexte de propagation épidémique, tandis que le A9 connaissait un brusque arrêt des revendications. L’arrivée des corps anti-émeute de la garde impériale y avait grandement aidé à trouver un accord avec quelques syndicats plus gourmands de subventions que de principes.
Le Grand Maître Inquisiteur Naka connaissait ses classiques. Il savait qu’à défaut d’être aimé, la crainte était la meilleure des options. Mais mieux encore que la crainte, un cocktail de manœuvres fourbes mêlant manipulations, accommodements de façade et répression plus ou moins déguisée était la solution répondant à la quasi-totalité des situations de soulèvement populaire. Les historiens et politiciens contemporains avaient parfaitement analysé et assimilé les techniques de répression mises au point durant les siècles précédents, notamment avant la chute de l’ancien ordre mondial. Naka réfléchissait ainsi à ces manœuvres politiques tout en admirant la pointe de ses bottes de combat qui s’agitaient doucement dans le battement de ses pieds. Noires, luisantes, coquées de plastacier. Il fonçait joyeusement vers son objectif à bord d’un vespiptère de transport de troupe, accompagné d’un petit groupe d’éradicateurs.
Ces hommes étaient issus des meilleurs rangs de la garde impériale, soigneusement sélectionnés par le corps inquisitorial pour leur zèle et leur dévouement sans faille. Ils arboraient d’intimidante armures composées d’une cuirasse en lamelles de plastacier et d’imposantes épaulières de la même composition, le tout agrémenté d’un tabard frappé du sceau de l’Inquisition. Ces zélotes en armes dissimulaient aussi leur visage sous des casques rappelant les heaumes que portaient les croisés médiévaux, ornés de cimiers imposants tombant entre leurs omoplates. Mais la principale caractéristique de leur tenue restait sa couleur, ce rouge carmin qui couvrait quasiment tout leur corps. Il laissait dans son sillage quelques légendes urbaines, à commencer par sa facilité à masquer leurs bains d’hémoglobine.
Ces croyants parmi les croyants portaient les armes pour le compte des inquisiteurs qui les dirigeaient tel des meutes de limiers savamment dressés à pister et éliminer tout ce qui était contraire aux vertus de la Foi. « La faux des impies », tel était le surnom dont ils s’enorgueillissaient tant, en référence à leurs armes de contact aux vibrolames recourbées comme les faux d’autant de porte-mort.
Le vespiptère aux teintes noires et cramoisies marqué d’un crâne entouré d’un rouage se posa. Il ouvrit dans l’instant son abdomen d’où surgirent son équipage de croisés suivit de prêt par leur maître. Naka s’avança d’un pas confiant et enjoué vers l’entrée de la gargantuesque usine, bien entouré par ses hommes. Tous les grévistes qu’il croisa s’écartèrent en hâte sur son passage, ils semblaient presque s’envoler comme une nuée de criquets sous les pas lourds d’un promeneur peu scrupuleux. L’inquisiteur s’enfonça ainsi jusqu’aux ateliers où se tenait la réunion. Les longs tapis automatisés y étaient assoupis, alors qu’à l’ordinaire des foules de mains s’y affairaient à trier, assembler, contrôler. Mais pas aujourd’hui.
Un véritable boulevard lui fu fait. La mer humaine se scinda en deux de frousse devant lui et sa somptueuse robe de combat pourpre et carmin digne de son rang. Il était Grand Maître de l’Inquisition et n’en répondait par conséquent qu’à la matriarche du Culte en personne.
Dans un silence de cathédrale, Naka s’avança jusqu’à monter sur l’estrade où se massaient les meneurs de la révolte et leur représentant en chef. Il arracha avec flegme le micro que tenait bêtement ce dernier en ne sachant que faire.
– Cette grève est terminée. Reprenez le travail.
La foule resta béate, Naka dégaina son arme. Une matraque, presque une batte à une main, à l’ossature couverte d’un revêtement de cônes aux arêtes anguleuses, augmentant très largement la douleur des coups portés. Il fracassa littéralement la tête du meneur dans un geste souple et assuré. L’assemblée eu un mouvement de recul commun, mais resta néanmoins sur place sans plus bouger. L’inquisiteur s’en donna à cœur joie, battant de son hochet barbare çà et là sur le corps de son partenaire du jour, y ajoutant quelques coups de pied savamment placés. Il agrippa le gréviste – que sa propre mère n’aurait pût reconnaître – plaça son jouet favori entre ses mâchoires, sauta dessus, un pied sur chaque extrémité, manqua de se vautrer. Dans un craquement humide retransmit à tous grâce au micro laissé à terre, tout fut finit.
Les projecteurs holographiques de l’usine s’éveillèrent pour présenter le même document d’immatriculation judiciaire où s’affichait le visage de l’ex-leadeur. Naka reprit la parole aussitôt. Le souffle court, mais un sourire contenu au bord des lèvres.
– Cet homme était activement recherché. Il était accusé de trafic d’armes, de vol numérique, d’usurpation d’identité, d’association de malfaiteurs, de désinformation et d’hérésie.
Privé de chef, choqué par sa démonstration de force, ce troupeau agar se disperserait rapidement. Naka le savait parfaitement. Un seul homme avait suffi d’étincelle à faire se soulever tout une usine, bloquant alors son fonctionnement. Le cheptel avait suivi le meneur, sans poser plus de question. Sa jugeotte comme divisée par autant de cerveaux de prolos déjà peu enclins aux réflexions de fond.
L’affaire n’aurait peut-être pas été si grave si ce scénario ne s’était pas joué au même moment à travers tous les niveaux inférieurs d’Éminence, paralysant ainsi une bonne partie de la productivité de la cité. Il faudrait faire d’avantage d’exemples pour ramener tout ce petit monde dans le droit chemin. Naka laissa un frisson parcourir sa nuque.
L’inquisiteur descendit de l’estrade et se dirigea vers la sortie dans un silence tout aussi religieux qu’à son arrivé. L’un des éradicateurs se risqua alors à poser une question à son supérieur.
– Grand Maître, pourquoi avoir fait le déplacement en personne pour si peu ?
– Eh bien malgré ma promotion je préfère rester simple. Aller sur le terrain, torturer, exécuter… J’aime mon travail.
L’éradicateur se tut, ne sachant dire si l’inquisiteur faisait preuve d’un d’humour bien personnel, ou d’une dérangeante sincérité. C’était d’ailleurs l’un des traits typiques de cet homme reconnu pour son excellent travail, mais sa personnalité fantasque. Naka reprit finalement.
– Si je suis venu, c’est pour une raison précise. Remonter à la source de la contagion.
– Ça risque d’être difficile, maintenant que le provocateur est mort, osa poursuivre l’homme en armure de sang.
– C’est là que vous vous trompez mon cher. Maintenant que l’idiote marionnette est morte, ceux qui en tiraient les ficelles vont chercher à communiquer avec leurs propres supérieurs pour savoir que faire. Imaginez un peu la nouvelle qu’ils ont à aller baver : le grand maître inquisiteur Naka Friedrich se déplaçant en personne ! J’ai déjà pris la liberté de mettre sur écoute tous les appareils du secteur et de tracer tous les suspects potentiels. D’ailleurs…
Le grand maître sortit d’une poche de sa robe de combat un holotransmetteur. Apparu alors la silhouette arquée d’un technomancien.
– Grand Maître, les technoslaves ont détecté une transmission. Quelqu’un a tenté de passer un appel sur une ligne cryptée vers un appareil situé dans un foyer d’hérétiques connu des services secrets. Il émet depuis l’échafaudage de la cheminée principale nord-est.
– Merci, frère Galon. Ce sera tout.
Naka coupa la transmission puis rangea son holotransmetteur dans sa poche. Il se retourna vers l’éradicateur en affichant un large sourire enjoué.
– Vous voyez ! Maintenant allez me cueillir cet oiseau sur son perchoir !
L’éradicateur acquiesça avant de s’éloigner pour transmettre les ordres à son équipe. C’est alors que le grand maître inquisiteur se sentit obligé de reprendre la parole.
– Et celui-ci vous ne lui explosez pas la caboche, hein ! Sinon ça ne sera pas très utile de me le ramener. Ni de revenir.
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