Chapitre 7.3 : Inquiétudes

6 minutes de lecture

 Labos soupira lourdement. Il trahi ainsi sa lassitude alors que son regard se perdait par-delà l’immense baie vitrée. Les étoiles se faisaient bien rares. Devant ses yeux fatigués et assaillis de lourdes poches grisâtres, un horizon calme, placide.

 Rien à voir avec le chaos qui menaçait les étages inférieurs de la gigapole. Les émeutes se répandaient maintenant d’arrondissement en arrondissement comme une lèpre dont la violence n’était que le symptôme le plus visible.

 – Vous devriez regarder ça, l’interpella un homme aux airs impassibles et à l’uniforme serti d’une myriade de décorations.

 Devant lui, un large écran holographique retransmettait aléatoirement les images des caméras des drones de surveillances d’une multitude de recoins d’Éminence. Les rudes images de populations enragées et de gardes impériaux dépassés par les évènements.

 – Des animaux, conclu Labos sans même se retourner. Ce sont des animaux. Je n’ai pas besoin de contempler vos écrans pour le savoir, Cadian. Je sens d’ici la haine et la folie qui déforment leurs visages simiesques…

 Le haut-gradé resta de marbre. Il partageait l’avis du vieil homme avachi sur son bâton d’acier. Dave Cadian était issu des meilleurs rangs de l’Académie Impériale. Ce soldat exemplaire n’ayant jamais connu le champ de bataille, ni même un simple soldat, avait su grâce à son habilité politique et la renommée de sa famille, gravir les échelons malgré son âge. À peine cinquante ans, un jeunot par rapport à la moyenne des personnages de pouvoir. Il avait cependant dû se résigner à rester à la seconde place. Le sommet de la pyramide militaire étant occupé par un être qu’il n’égalerait jamais, pas même dans ses rêves les plus déments. Un être d’ailleurs plus jeune que lui encore, presque un nourrisson aux yeux d’un ancêtre comme Labos Vallar et ses deux-cent-treize hivers.

 – Ils savent qu’il est absent, reprit Labos. D’une façon ou d’une autre, l’information a fuité.

 – Peu importe, reprit le haut-général Cadian. Le Maître de Guerre n’est pas indispensable pour mater des émeutes de prolétaires.

 – C’est là votre erreur. Il ne s’agit en rien de simples émeutes. C’est une guerre qu’on vient de nous déclarer. La pire des guerres possibles, la plus sournoise et destructrice : la guerre civile. Celle qui fauche les plus grandes civilisations comme les minuscules pays. Les affrontements vont s’intensifier et se propager à toutes les cités à travers l’Empire.

 Labos se retourna finalement pour visualiser l’écran. Il lut la fureur aveugle qui s’étalait sur les visages d’une bande d’hommes lynchant à mort deux gardes anti-émeutes sous les yeux attentifs d’un drone de surveillance. Il ne fallut pas longtemps pour que les meurtriers ne s’emparent des armes de leurs victimes et ne tentent de les retourner contre le petit engin volant. Il papillonna alors vers les hauteurs pour mieux délivrer les images d’un quartier plongé dans la fumée de nombreux incendies.

 – Vous devez déployer les Martiens, et sans perdre de temps.

 Labos s’avança péniblement vers un intimidant fauteuil aux airs d’instrument de torture.

 – Vous avez perdu la raison ? rétorqua Cadian en s’offusquant. Ils ne sont pas taillés pour ce genre de mission.

 – Intervenez tout de suite. Qu’ils assistent l’Inquisition dans sa traque des comploteurs. Et qu’ils ne retiennent pas leurs coups !

 Le bicentenaire s’installa avec peine dans son appareil médical après avoir enlevé sa robe sombre et posé sa coiffe avec soin. Une nuée de câblages intelligents vinrent ainsi se fixer à la peau flétrie de Labos comme autant de sangsues. Certains, munis d’aiguilles, passèrent sous sa peau ; tandis qu’un long et luisant mille-pattes d’acier chaud s’installait avec paraisse le long de sa frêle colonne. La chose l’agrippa de ses innombrables membres qui se plantèrent tendrement tel de petites mandibules acérées. Le corps du vieillard était dans un piteux état, ayant de toute évidence vécu bien trop longtemps. Décharné, opéré à de multiples reprises, vidé de toute force. Ce cadavre raccroché à la vie par les poussées de la recherche médicale s’efforçait de survivre. Il faisait ainsi profiter de son esprit sage et brillant son maître pourtant plus ancien que lui-même.

 – Ils seraient prêts à détruire toute la cité pour remplir leur mission, justifia Cadian.

 – Si c’est ce qui doit être fait, ainsi soit-il.

 Le haut-général Cadian hésita. Il se tourna à nouveau vers l’écran pour mieux fuir le regard dérangement perçant de ce semi-cadavre tentant de le pousser aux plus extrêmes mesures.

 – Vous avez perdu la raison. J’instaurerai la loi martiale le temps de calmer les choses. Mais je ne mettrais pas en péril la survie d’Éminence pour dompter quelques émeutiers.

 Sur cette conclusion, le militaire laissa Labos seul. Il se retira avec gêne sans jeter un seul regard au vieil homme momifié, reclus dans son inquiétant trône.

 Cadian était faible. Il n’avait pas le cran de faire ce qui devait être fait, pensa Labos. On ne pouvait pas tant lui jeter la pierre, ce jeunot de cinquante ans n’était après tout que le triste fruit de la décadence du système impérial. Des idiots sans expériences, parvenant aux plus hauts sommets par simple patience, soumission à la hiérarchie, pistons et autres fourberies. Le premier mal qui rongeait chaque empire et les plongeaient vers l’abîme était le délitement du système méritocratique, Labos en était convaincu.

 Mais du haut de ses deux siècles passés, le pauvre homme était bien trop fatigué pour pouvoir renverser cet état de fait. Il ne survivait plus que pour murmurer ses conseils à l’oreille de son maître, le suivre dans sa mission divine aussi longtemps que sa carcasse le pourrait.

 En ce qui concernait le mérite, le jeune Maître de Guerre de l’Empire n’en manquait pas. Labos n’était pas dupe, il savait pertinemment que sa simple existence était devenue une arme dissuasive pour les ennemis de l’Empire tant le jeune homme était craint par eux et adulé par les foules de fidèles. Les rumeurs et autres théories allaient grandissantes à son encontre, mais qu’importait. Lui, il aurait agi ; avec célérité et violence. Deux choses qui manquaient cruellement à ce petit fonctionnaire pataud de Cadian, qui devait tout autant craindre les dommages collatéraux d’une prise de position ferme que les Martiens eux-mêmes.

 Ces colosses de guerre avaient pris la fâcheuse habitude de se croire au-dessus des lois des hommes de la Terre et testaient toujours plus les limites du pouvoir qu’ils servaient. Ils étaient pourtant sensés obéir aveuglement à Dave Cadian pour les années à venir, alors que le commandant de toutes les armées de l’Empire voyageait en personne aux confins des territoires revendiqués par ce dernier, sur la lointaine planète Baresh.

 Que les Arpenteurs du Vide attaquent quelques semaines après son départ n’avait donc rien d’un hasard. Ils savaient qu’il serait maintenant trop loin pour établir la communication. Ce qui impliquait également que ces comploteurs sournois étaient au courant pour Baresh. Elle était cruciale à la survie de l’Empire, et alors que des milliers d’yeux inquiets de l’administration interplanétaire mis dans la confidence se tournaient vers ce monde en secret, les ennemis intérieurs se sentaient libre d’agir à leur guise. Les relations avec l’Union du Grand Orient, le concurrent planétaire de l’Empire de l’Ouest, n’étaient pas non plus à leur plus haut, loin de là. Les conflits territoriaux à travers le système solaire s’intensifiaient. L’ogre asiatique sortait de sa torpeur pour mieux montrer ses crocs. L’incident de Vaduz allait encore précipiter ce dangereux processus. La paix durait de longue date, mais cet espace protégé derrière la ceinture de Kuiper serait tôt ou tard trop petit pour deux civilisations aussi voraces que l’Union et l’Empire.

 Labos voyait se dessiner dans ses songes un scénario catastrophe. Cela faisait plusieurs décennies qu’il le pressentait. Finalement les cartes s’abattaient une par une sous ses yeux presque voilés.

 – Oui… Tout s’assemble parfaitement…, laissa-t-il échapper de sa dentition chancelante.

 Sa lèvre supérieure se déformait dans une grimace alors que sa machinerie infernale lui injectait son lot de décoctions quotidien. Labos ferma les yeux, laissa vagabonder son esprit loin de ce moment déplaisant qui se répétait chaque jour un peu plus longtemps que la veille. Les anti-douleurs eurent finalement raison de ses songes les plus sombres.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Morpheus "Troglodyte Ier" Scaja ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0