Le Ramponneau

9 minutes de lecture

La femme me dévisage, me scrute comme si mes expressions lui parlaient davantage que mes mots. Je savais que ça finirait par arriver. Qu’on finirait par le retrouver, à établir des liens jusqu’à moi. Je ne m’attendais seulement pas à me justifier devant cette drôle de dame aux yeux de serpents près de trente ans plus tard.

« Allez-y, racontez-moi », finit-elle par me dire d’un ton las.

Et bien allons-y.


***


Je comprends que tout ça puisse paraître fou. Et quelque part, ça l'est. Mais pour bien comprendre, il faut remonter à un mercredi après-midi de novembre 1996. Et plus précisément au 27 de ce mois triste et pluvieux.

Avec Chris, on s'était retrouvés chez Jérôme. Tous les trois, on parlait souvent de tout et de rien. Enfin... surtout de cul. On avait 13 ans et on ne pensait qu'au cul ; de vrais petits teckels en rut. Jérôme collectionnait bien quelques cassettes dont l'image tressautait du début à la fin mais on n’était pas en train de regarder un porno ce jour-là. On causait. Oui, m'dame, on causait de la vie et de notre malchance d'avoir atterri dans ce fichu merdier qu'est le collège Paul Verlaine de Noncelles. Je sais pas trop à quoi ça ressemble aujourd'hui, mais à l'époque c'était infréquentable. Bagarres, brimades permanentes et abandon professoral. On n'était pas les derniers des idiots pourtant, mais y'en avait pas beaucoup pour fermer la marche derrière nous. On aurait cramé le bahut avec tout le monde dedans tellement on était mal dans notre peau. Que voulez-vous, c'était le début de l'adolescence. Ces jours merveilleux où nos doigts râpent des points noirs et des boutons à chaque effleurement de visage, où l'on jalouse les garçons et les filles populaires, où l'on prend chaque réflexion comme une attaque mettant notre vie en péril.

Je ne sais plus qui a été le premier à balancer l'idée de la fugue. Quoique, je crois bien que c'était Jérôme. De nous trois c'était pourtant celui qui avait le moins de raisons à commettre cette connerie. Ses parents étaient plein aux as et lui filaient tout ce qu'il voulait. Je pense que je devais venir juste après dans la hiérarchie des p’tits gosses de riches plaignards. Quant à Chris... disons que c'était compliqué.

L'idée de Jérôme était de rejoindre une fermette abandonnée, près de Brive-La-Gaillarde. Soi-disant qu'il s'y était bien marré l'été précédent. Avec Chris, on a tout de suite su que ce serait une erreur. Trop loin, évidemment. C'est là que j'ai proposé Dapache. Vous connaissez ? Bien sûr que vous connaissez. Vous ne seriez pas là à m’en parler sinon.

On s'est dit qu'on le ferait le vendredi. Qu'au lieu de mettre nos livres d'anglais et de mathématiques dans nos sacs, on les remplirait de conserves, de bouteilles d'eau et de deux ou trois gilets chauds. Quelle délicieuse candeur ! Avec le recul, je ne pense pas qu'on fuguait par désespoir, mais plutôt parce qu’on voulait vivre l’aventure et manquer l’école.

On allait être servi.

Le lendemain, Jérôme a soufflé le chaud et le froid toute la journée. Il ne savait plus s'il voulait venir ou pas alors qu'il était l'instigateur. J’étais en colère mais j’ai préféré l'ignorer. Et le vendredi, quand le bus nous a ramassé à Savigny, on n'est pas descendu à Noncelles. On a continué jusqu'au terminus, à la gare routière de Metz. Je ne venais pas souvent en ville. Je ne connaissais rien des directions à prendre mais, la veille, j'avais pensé à faucher une carte routière Michelin à mon ancien, juste avant de demander un peu d'argent de poche à ma mère – elle m'avait filé cinquante francs, ce qui était une somme plus que raisonnable pour mon âge.

On a marché jusqu'à Peltre, où nous nous sommes permis une halte dans un bar PMU dont j'ai omis le nom. En sirotant un coca pour deux, j’ai présenté notre itinéraire. Château-Salins ; Lunéville ; Baccarat ; Raon ; Dapache. Le tout en longeant les routes. Ça collait pas mal. Chris s'est allumé une cigarette et m'en a proposé une. J'ai refusé. Mon grand-père était mort deux ans avant à cause de ça. J'étais bien lobotomisé sur le sujet.

On avait le verbe joyeux et le cœur aussi rempli de bonheur qu'un premier jour de vacances. Puis Chris s'est mis à causer de ses grands frères. Ses deux aînés s'entretuaient pour le maigre héritage de leurs parents. Deux mois plus tôt, ils s'étaient même battus dans le salon à cause d'une 305 impossible à départager. Plus personne ne se parlait depuis. Lui s'en fichait, il vivait chez sa tante et se contentait seulement de vivre. Parfois ça peut suffire.

Nous sommes repartis vers onze heures. Une pluie fine mouillait nos cheveux gras et en bataille. Et c'est après m'être essuyé le visage que j'ai cru le voir pour la première fois, à l'orée d'un bois situé à quelques dizaines de mètres. À ce moment-là j'ai juste pensé que c'était un cerf ou un bestiau du genre. Mais ça s’est quand même mis à trotter dans ma p’tite tête.

« Tu connais le ramponneau ? », que j’ai demandé à Chris. « Jamais entendu parler », qu’il m’a répondu d’un ton toujours aussi gai. C’était une légende que ma grand-mère avait ramené du sud-ouest ; je ne l’ai su que plus tard. À cette époque, je pensais que le ramponneau, mi-bête, mi-homme, était le croque-mitaine local de Dapache. En tout cas Chris n’a pas eu l’air très intéressé et on a vite changé de sujet.

On a continué une dizaine de kilomètres avant qu’une voiture nous prenne en stop. À cette période, qui venait de révéler Dutroux aux yeux du monde, on avait plus à craindre en montant dans l’Opel Kadett d’un type que du ramponneau. Mais le brave homme nous a déposé à Château-Salins sans regarder une seule fois nos cuisses. Dans le pire des cas, j'avais pris un couteau de chasse à mon père, au cas où...

C'est un peu avant la tombée de la nuit que j'ai vraiment commencé à sentir sa présence. Je voyais des choses bouger autour de nous. J’avais l’impression que sa masse imposante cassait des branches, déchirait des feuilles ; que ses pas résonnaient dans des flaques de boue. Surtout, j'entendais son souffle grave et profond. Je n’étais rassuré que lorsqu’une voiture déboulait à cent à l’heure, quitte à nous frôler.

Chris me répétait de me calmer, que je flippais pour que dalle. Je l'ai forcé à marcher jusqu'à Lunéville tellement je voulais quitter les routes de campagne. Il devait être trois heures du matin quand on a atteint la commune. Là, on a trouvé un abribus sous lequel j'ai réussi à dormir un peu.

Quand je me suis réveillé, j'étais trempé et frigorifié. Un véritable brouillard écossais remplissait tout le quartier. J’ai secoué Chris et on a repris la marche avec nettement moins d’entrain que la veille. On était claqué, et à ce stade il restait une cinquantaine de kilomètres.

À peine avons-nous quitté Lunéville que le phénomène a recommencé. Parfois, j’avais le sentiment qu’une griffe me grattait la nuque, qu’un poil me chatouillait la main. Quand je me retournais, il n’y avait rien. Mais le ramponneau était à nos trousses, c'était certain. Avec ce qu'on faisait subir à nos familles, on le méritait quelque part.

Chris ne disait pas un mot. Je pense qu'il avait admis son existence et qu’il était pétrifié. Quand il m’adressait la parole, c’était pour me dire qu’il allait se rendre à la gendarmerie. Je n'arrêtais pas de le motiver pour qu'il continue. De lui dire que quand on serait à la maison, on serait peinard et qu'on n’aurait plus rien à craindre.

On a marché toute la journée, traversé des villages déserts et des sous-bois sombres. Les forêts, c’était le pire. On ne savait plus où donner de la tête. On se mouchait discrètement dans nos manches pour dissimuler nos pleurs.

Les dernières heures, on les a presque faites au pas de course. Chris était même passé devant. Et un peu avant de quitter Raon, je l'ai perdu. Je m'étais arrêté pour pisser et quand je me suis retourné, il n'était plus là. J’ai vu des lumières s’allumer dans une maison. J’en ai déduit qu’il s’y était réfugié. Qu’il m’abandonnait si près du but avec le ramponneau comme seul compagnon. J’avoue néanmoins avoir hésité à le rejoindre. Puis, la larme à l'œil et le cœur rempli de regrets, j’ai mis un pas devant l’autre et suis reparti. Tant pis si je devais affronter seul le ramponneau.

J’ai mis le cap en courant vers Dapache. Courir me permettait d’ignorer sa présence, ses souffles et grognements.

Je suis arrivé le 30 novembre 1996, à environ dix-neuf heures. Un silence de cimetière régnait à l’intérieur de la maison.

J’ai fermé la porte. Mais pas à clé. Je savais qu’il entrerait quoi et qu’il attendrait le dernier moment pour bondir sur moi. Il fallait seulement que je me prépare en premier.

J’ai saisi la lampe torche que ma grand-mère utilisait la nuit pour aller aux toilettes, une pelle dans le garage et suis immédiatement allé vers le cellier où se trouvait l’entrée de la cave. J’ai descendu les marches en gré des Vosges et me suis mis à creuser un trou dans la terre battue. Je me situais juste au pied de l’escalier. Ça m’a pris une bonne heure durant laquelle je n’ai pensé à strictement rien.

Puis je suis remonté sur le seuil, le couteau dans la main. Je savais qu’il était déjà dans la maison. J’ai éteint la torche pour prendre une grande inspiration. Quand je me suis senti prêt, que son odeur s’est trouvée proche à m’en donner la nausée, j’ai balancé des coups hasardeux. Mon poignet a buté deux ou trois fois. Un bruit sourd et visqueux a accompagné chaque geste. Je me suis décalé et j’ai écouté le ramponneau s’écrouler dans les escaliers. J’entendais ses os se briser, accompagnés de sons de douleur.

Je ne lui ai pas laissé de temps de récupérer. J’ai rebouché le trou sans même m’assurer qu’il soit au fond ; l’odeur suffisait à me convaincre qu’il y gisait. Ses râles d’agonie étaient épouvantables, mais j’étais plutôt fier d’être venu à bout de lui avec autant de facilité. C’en était déconcertant.

Ma tâche accomplie, épuisé, j’ai rejoint une chambre et me suis écroulé tout habillé sur un lit.

Le dimanche matin, la gendarmerie m'a réveillé à grands coups sur la porte dès sept heures. Je m’étais fait repérer par des voisins qui avaient entendu le raffut de mon activité nocturne. Rien d’étonnant à ça. Évidemment, je ne leur ai rien dis à propos du ramponneau, et mes parents sont venus récupérer un simple fugueur à Saint-Dié.

Dapache ? Non, je n’y ai pas mis les pieds depuis. Mais je sais qu’un de mes oncles a condamné la cave il y a une dizaine d’années. Soi-disant que ça sentait le renfermé. Tant mieux pour moi.


***


La femme aux yeux de serpents m’observe comme si elle attendait une suite à mon histoire. Je tourne la tête : il y a ma mère dans la pièce. Je ne l'avais même pas vu. Sa tête est baissée et je devine son chagrin dissimulé entre ses doigts.

« Monsieur, vous savez très bien que ce n'est pas ce qui s’est passé », me souffle la femme serpent. Je reste stupéfait, bouche mi-close. Je dois avoir l'air sacrément bête. « Ce n'est pas la première fois qu’on en parle ces dernières années », ajoute-t-elle. « Et ce n’est pas comme ça que vous pourrez entamer le moindre processus de rédemption. »

Mes yeux cherchent ceux de ma mère. Celle-ci dépose une main molle sur la vitre, l’autre interceptant un cri au sorti de sa bouche. Les miennes sont menottées. Je m'en aperçois seulement.

« Monsieur, vous avez tué votre ami ce jour-là. Et c'était vous le ramponneau. »

Annotations

Vous aimez lire BriceB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0