Chapitre 1

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Le ciel étoilé l’observe, silencieux et imposant. Pourtant, Thomas ne le remarque pas. Son être entier se perd dans la contemplation d’un spectacle moins grandiose que les astres. À deux pas de lui gît une forme, à demi cachée par une couverture rapiécée.

En temps normal, Thomas ignorerait l’inconnu. Il passerait à côté de lui sans y penser, se protégeant dans une bulle imaginaire. Pourtant cette fois-ci, quelque chose l’en empêche. Il ne s’agit pas d’un inconnu, recroquevillé en quête de chaleur en cette nuit hivernale.

Il reconnaîtrait cette tête bouclée, blonde comme le blé, entre milles. Des tas de questions ricochent en lui : comment Alexandre a-t-il atterri ici ? que lui est-il arrivé ? depuis quand est-il revenu de Stuttgart ? que fait-il ici, à Castres, après avoir déménagé avec son père cinq ans plus tôt ?

Une complainte ramène Thomas au présent. La couverture fine d’Alexandre le protège à peine de l’air glacé. Malgré cela, il dort, son visage marqué par la fatigue.

D’une main hésitante, Thomas se penche sur son ancien camarade de classe. Il secoue son épaule et appelle son prénom en douceur. Alexandre se réveille en sursaut et attrape le premier objet qui lui passe sous la main.

Il est prêt à se défendre, acculé contre la façade d’un vieil immeuble, une lampe-torche entre ses doigts protégés d’un gant effilé. Le bleu myosotis de son regard dévoile une peur sourde.

« Thomas ? »

Sa voix autrefois joviale n’est plus qu’un chuchotis. Alexandre baisse son arme improvisée. Sa mâchoire se contracte, tandis qu’il parle à nouveau :

« C’est bien toi Thomas Lafond ? »

Thomas déglutit, sa voix coincée dans sa gorge. Il acquiesce, la nuque raide. Alexandre fronce ses sourcils, il jette un coup d’œil aux alentours, tremblant sous le froid.

« Tu… Tu aurais une pièce ? »

La honte marque les traits d’Alexandre, qui n’ose pas regarder dans les yeux Thomas. Ce dernier reprend contenance. Il s’accroupit devant lui et lui propose :

« Je peux t’héberger cette nuit, si tu veux. »

Alexandre agite sa tête, faisant virevolter ses boucles. Il refuse, se cache sous les pans rugueux de sa couverture. Il renifle et sourit à Thomas.

« C’est gentil, mais je… je veux pas m’imposer.

— Ça me ferait plaisir de t’aider, au moins cette nuit. La météo prévoit des températures négatives... Juste cette nuit, s’il te plaît ? »

Alexandre l’étudie un long moment. Le vent se lève, glisse entre les fines couches qui le défendent de sa morsure. Il mordille ses lèvres, triture ses doigts.

« Je… J’ai de quoi manger, ajoute Thomas. »

Il lui montre le sachet en plastique qu’il transporte avec lui. L’odeur qui en émane semble atteindre l’estomac d’Alexandre, car un grondement retentissant s’en échappe. Rouge de honte, Alexandre ferme ses paupières.

« Juste cette nuit ? demande-t-il.

— Juste cette nuit, confirme Thomas. »

Alexandre se lève lentement. Une grimace froisse son visage rond, tandis qu’il appuie sur sa cheville droite. Thomas se garde de lui demander ce qu’il s’est passé. À la place il l’aide à ranger ses rares affaires dans un sac de randonnée.

« Je vis à quelques rues d’ici avec des amis. »

Alexandre se tend. Thomas se rattrape vite en le voyant prêt à changer d’avis :

« Ne t’inquiète pas, ils ne sont pas là ce week-end.

— Tu… tu devrais pas inviter des inconnus comme ça. Surtout si t’as des colocs. J’veux pas te causer d’ennuis. »

Gentiment, Thomas serre l’épaule de son ancien camarade de classe. Le regard brillant de ce dernier lui empoigne le cœur.

« T’inquiète, si jamais Anita apprend que j’ai laissé un ami dormir dehors par ce temps… Elle me tuerait, rit-il à moitié. »

Alexandre l’observe, un sourire las au bout de ses lèvres pincées. Il attrape son sac, qu’il place sur son dos avant de lui faire signe qu’ils peuvent partir. Thomas le guide, veillant à ne pas marcher trop vite.

Un silence pesant les entoure, mais Thomas n’arrive pas à parler. Je pourrai lui demander depuis quand il est rentré en France ? Ou comment il a fini SDF ? Il jette un coup d’œil à Alexandre, qui a le regard fixé sur une vitrine illuminée par des décoration de Noël.

Ouais, mauvaise idée, ça risque de le mettre mal à l’aise… Thomas se triture les méninges. La vue de la Cathédrale Saint-Benoît le soulage. Bientôt, ils seront au chaud devant un repas. Certes, ce sera du surgelé, mais au moins ils auront le ventre plein.

Ils s’arrêtent devant son immeuble. Ce dernier n’est pas bien grand et ne paye pas de mine. Thomas ouvre la porte et invite Alexandre à l’intérieur. Ils montent jusqu’au troisème étage. Là où l’escalier annonçait un logement vétuste, l’intérieur de l’appartement présente une aisance de vie généreuse.

« Les grands-parents de Léo, l’un de mes colocs, nous louent l’appartement, explique Thomas. Installe-toi sur le canapé, le temps que je range ça. »

Il montre à Alexandre le salon, où un grand canapé et deux fauteuils entourent une table basse large. En face, une télévision prend la majorité de la place sur une commode robuste. Dans le coin opposé, une chatte dort dans son panier, judicieusement posé devant une cheminée éteinte.

« Je te présente Paprika, sourit Thomas. »

Alexandre hausse un sourcil, mais ne pipe mot sur le prénom. Paprika bouge dans son sommeil, cachant son museau entre deux pattes. Thomas s’attendrit à cette vue un instant, puis il laisse son invité.

Il rejoint la cuisine et y déballe ses courses. Il profite de cet instant pour s’apaiser et réfléchir. Alors qu’il réchauffe des lasagnes, il se demande dans quel pétrin il s’est mis. Certes, il n’aurait jamais pu laisser Alexandre dehors et risquer qu’il meure de froid. Mais après ? Il n’ose pas lui demander pourquoi et comment il a fini ainsi.

« Thomas ? »

Ce dernier sursaute et se tourne d’un bond.

« Dé-désolé, j’voulais pas te faire peur.

— C’est moi, j’étais dans la lune, rit Thomas, nerveux. Tu as besoin de quelque chose ?

— Les toilettes, s’il te plaît ?

— Ah oui ! C’est au bout du couloir, porte de droite.

— Merci.

— Si tu veux prendre une douche le temps que le repas réchauffe, les serviettes sont sous le lavabo. Pas que tu pues ! Juste, ça te réchaufferait ? Je peux aussi te prêter un pyjama ?

— Je veux bien.

— Cool, je te l’apporte ? »

Alexandre lui sourit avant de partir. Thomas frotte son visage. Pas que tu pues ? Mais qu’est-ce que je suis con ! Il entend Léo se moquer de lui. D’habitude, c’est le plus taciturne et le moins causant de leur bande. La seule exception a toujours été Alexandre.

Ils étaient dans la même classe de la cinquième jusqu’à la seconde. Alexandre a déménagé avant leur rentrée en première, partant rejoindre son père et sa belle-mère à Stuttgart. Ils n’étaient pas dans le même groupe. Alexandre était avec les populaires, lui traînait avec les artistes, dont son meilleur ami Léo. Il s’arrache à ses pensées pour récupérer des vêtements dans sa chambre.

Une fois en possession du jogging et du t-shirt, il hésite à frapper à la porte de la salle d’eau. Du nerf bon sang, tu veux qu’il sorte à poil ? Thomas se ressaisit et toque.  Alexandre entrouvre le battant, couvrant son torse avec le t-shirt qu’il a enlevé. Il prend les affaires que lui tend Thomas et le remercie avant de refermer la porte.

Thomas reste un instant figé devant elle. Il lui semble avoir entraperçu des bleus sur la peau de pêche. Que t’est-il arrivé ? Soucieux, il quitte le couloir pour la cuisine. Après deux allers-retours, il a fini de préparer la table basse. Assiettes, verres, couverts, pain, eau, serviettes… Il s’assure qu’il ne manque rien. Il triture sa veste, vérifie qu'il n'oublie rien une seconde fois.

La sonnerie du four l’arrache à ses pensées. Il sort le plat, veillant à ne pas se brûler à cause de l’emballage. Alexandre arrive à ce moment-là, ses cheveux humides bouclant déjà. Thomas l’enjoint à s’attabler, tout en déposant le plat en face d’eux.

À nouveau, un silence incommodant s’impose. Thomas leur sert une part de lasagne chacun, agité sous le regard d’Alexandre. Celui-ci le dévisage, semble chercher quelque chose en lui sans l’y trouver.

« Pourquoi ? lui demande Alexandre.

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi m’aides-tu, éclaircit son invité. Nous n’avons jamais été amis. Je pense même que tu ne m’as jamais vraiment apprécié… Alors, pourquoi m’aider ? »

Thomas déglutit, tandis qu’Alexandre se rapproche. Les prunelles bleues le captivent, dévoilent une tension déstabilisante. Alexandre se penche sur lui, glisse une main hésitante sur sa cuisse.

« Est-ce… est-ce pour ça ? lui demande d’un souffle rauque Alexandre. »

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