Chapitre 3
Sept jours. Sept jours qu’ils se sont quittés en mauvais termes. Thomas a entraperçu Alexandre quelques fois, car désormais il veille à son environnement d’une façon bien différente à avant. Les gens qu’ils croisent ne sont plus des formes abstraites, mais des personnes aux traits précis. Il remarque leur carrure, leur taille, leur âge, leur visage et leur voix.
Les vêtements qu’ils portent deviennent plus que des matières qui recouvrent des corps tour à tour maigre, fin, rond et fort. Non, ils lui racontent une histoire sur ces passants : leurs goûts vestimentaires, les couleurs et les fabriques qu’ils aiment accorder à leur convenance, leur résistance – ou non – face à l’hiver qui s’installe de plus en plus dans leur quotidien, leur personnalité mais aussi leurs moyens.
Thomas voit des milieux sociaux se côtoyer et s’ignorer. Que ce soit dans la rue, le bus ou au travail. Chacun s’enferme dans une bulle. Une bulle si hermétique qu’elle n’explosera jamais, car des années et des années d’individualité l’ont renforcée. Pour Thomas, retrouver Alexandre dans une situation précaire a éclaté sa bulle. Plus aucun rempart imaginaire ne le coupe de l’extérieur.
À fleur de peau, il n’arrive pas à s’approcher d’Alexandre. Le voir de loin et s’assurer qu’il vit encore le rassérène. Cependant, à chaque fois une question le hante : combien de temps Alexandre tiendra ? Il lui a partagé sa fatigue, ses doutes quant à savoir s’il continuera à se battre.
J’ai loupé ma chance de le faire rester plus longtemps, se maudit Thomas. Mais… après, qu’aurait-il fait ? Je ne sais rien de lui. Ils ne s’étaient pas parlés et vus depuis cinq ans. Et avant cela, ils ne partageaient qu’une scolarité, sans plus. Ils ont toujours appartenu à des mondes différents.
Thomas observe sa table de mixage. De l’autre côté de la vitre, un guitariste joue un morceau de rock. Il l’écoute, distrait. Alexandre l’intéresse plus, occupe la moindre de ses pensées. Même la nuit.
« Merci d’avoir accepté de nous enregistrer. »
Thomas se tourne vers Camille, la chanteuse du groupe. Il lui sourit avant de se concentrer sur son travail. Bien qu’il le fasse sur son temps libre, il souhaite donner le meilleur de lui-même. Et se faire des nœuds au cerveau pour Alexandre ne l’y aidera pas.
« Tu voudras aller boire un verre après ? lui propose Camille.
— C’est gentil, mais j’ai déjà prévu de retrouver des amis.
— Un autre jour peut-être ? tente-elle à nouveau.
— J’ai pas mal de travail en ce moment. »
Camille ne le relance pas. Bras croisés sur sa poitrine, elle fait la moue en observant Sohan, le guitariste. Dix minutes après, ils terminent l’enregistrement pour cette semaine. Thomas les raccompagne jusqu’à la sortie de son studio.
Une part de lui est soulagée d’en avoir fini. La journée a été longue. Il espère que sa soirée se passera mieux. Il range son équipement et part rejoindre Léo dans un bar à deux minutes à pied de son lieu de travail.
À nouveau, il guette les boucles blondes d’Alexandre. La déception pèse sur ses épaules. Alexandre n’a pas choisi ce coin de la ville pour trouver un abri ou une petite pièce. Est-il encore en ville ? Il a peut-être bougé entre temps…
Cette idée le broie sur place. Elle le terrifie. Il recouvre le bas de son visage avec son écharpe. Quand bien même cela lui déplaise, Alexandre vit sa propre vie. Thomas ne peut pas lui imposer de rester à Castres pour son plaisir.
Lorsqu’il voit la façade du bar où l’attend Léo, il hésite à rebrousser chemin. Il n’est pas d’humeur à boire, à écouter une musique à la mode et encore moins à supporter des étrangers jacter autour de lui. Alors qu’il s’apprête à faire demi-tour, Léo le hèle.
Ce dernier ne l’a pas attendu pour commencer à s’amuser, une cigarette aux lèvres et une pinte de bière à la main. Ses cheveux roux deviennent presque orange sous la lumière d’un lampadaire.
« Il t’en a fallu du temps, mon vieux ! l’accueille Léo. J’ai presque cru que tu t’étais fait kidnapper ! »
Thomas secoue sa tête, exaspéré. Il ne peut plus fuir, maintenant que Léo lui a mis la main dessus. Il accepte la cigarette que son ami lui tend et l’allume. Après avoir tiré une latte, il se détend.
« Qu’est-ce qui te stresse comme ça ? »
Léo le perce de ses grands yeux marrons.
« D’habitude, t’es pas autant ronchon, lui explique Léo. C’est encore ton SDF ?
— Alexandre, le corrige Thomas sur la défensive.
— Mouais, perso j’aime bien ce surnom pour lui. Quoi ? Il nous regardait toujours de travers ! Lui et sa putain de clique. Je te rappelle le coup des jumeaux Cabrol ? Autant Sandra que Sylvain ! Des enfoirés ! Alors môsieur Alexandre, ça lui fait la bite de descendre de son piédestal, s’énerve Léo. »
Thomas lui lance un regard mauvais. Sa voix devient plus grave tandis qu’il avertit son ami :
« Mec, ferme-là. Tu ne sais pas ce qu’il a vécu, ni comment il en est arrivé là. En plus, on était jeunes et cons ! Il m’a dit qu’il ne me dé-
— Qu’il ne te détestait pas, je sais, le coupe Léo. Ça fait mille fois que tu me le répètes. Normal, non ? Tu l’as invité au chaud et l’as nourri. Il n’allait pas te vexer ou t’énerver. Que t’es naïf par moment… J’veux bien croire que t’avais un crush sur lui, mais depuis le temps tu devrais passer à autre chose. T’attacher à lui ne t’a jamais fait du bien.
— On est des adultes maintenant, il a partagé pas mal de choses avec moi. »
Léo soupire et répond, mordant :
« Ouais, choses que tu ne veux pas me dire mais qui justifient tout, selon toi… J’aimerai lui accorder le doute, mais les gars comme lui ne changent pas comme par magie. Je n’ai pas envie que tu t’attaches et qu’il te blesse. »
Léo boit une gorgée de sa bière blanche. Puis, les yeux plongés dans le fond de son verre, il ajoute :
« T’es comme un frère, tu sais ? S’il t’arrive quelque chose à cause de ce type… »
Il ne termine pas sa phrase, préférant finir sa boisson cul sec. Thomas lui sourit et serre son épaule. Il ne partage pas son avis. Au fond de lui qu’il connaisse personnellement ou non Alexandre, Thomas sait que ce dernier n’est pas mauvais. Au contraire.
« Finissons nos clopes et rentrons, je me pèle le cul, rit Thomas. »
*
Combien de bières ont-ils bu ? Le nombre exact lui est inconnu, cependant Thomas sait qu’ils en ont trop eu. Bras-dessus, bras-dessous, Léo et lui titubent dans les rues piétonnes. Ils manquent de tomber et s’esclaffent de rire.
Thomas veille à ne jamais être saoul, à toujours garder un certain contrôle de lui-même. Mais ce soir, il avait besoin de relâcher la pression, de ne plus se torturer les méninges pour Alexandre.
« Attend… j’dois pisser. »
Léo l’oblige à s’arrêter. Il se détache de lui, tant bien que mal. Tout en se dirigeant dans un coin de la ruelle, il baisse sa braguette. Un bruit distinctif ne tarde pas à faire écho.
« Hé, regarde ! J’vais dessiner un truc ! »
Ni une ni deux, Léo s’exécute. Thomas rigole, affalé contre une façade.
« Alors, t’as deviné ? »
Thomas ne le regarde pas, à moitié endormi. Un bruit sourd le réveil en sursaut. Il se retourne vers Léo et le voit allongé par terre. Mâchant ses mots, Thomas tente de lui parler :
« Léo ? Qu’est tu fous ? »
Il titube jusqu’à lui, puis lève son regard en voyant une paire de chaussures à côté de son ami. Un homme costaud le toise, une barre de fer dans la main. Il joue avec elle, avant de le menacer avec.
Thomas recule et trébuche. Il gémit lorsque son corps rencontre le bitume. Sa tête le lance. Il a envie de pleurer et de vomir à cause du choc. Quelqu’un l’attrape par le col de son manteau, un souffle putride atteint ses narines.
« Lâche-le ! tonne une voix au loin. »
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