Le Centime Volé

9 minutes de lecture

Une palpitante chronique, 100% véridique, au détour de laquelle Opale affronte de nouveau la menaçante société des chemins de fer français...

Avril 2016. Je termine mon année de Khâgne. Une semaine que j’enchaîne les épreuves de l’ENS, presque sans dormir. Je logeais chez ma sœur. Ou plutôt chez son ex et sa nouvelle compagne, qui eux-mêmes logeaient ma sœur. Du moins, jusqu’à ce qu'on se fasse mettre dehors pour une obscure histoire de KFC – et je vous la relaterais volontiers si seulement j’y avais compris quelque chose…

Cela fait donc cinq jours que ma sœur et moi dormons tête bêche sur le canapé de ma cousine, après avoir maté des films d’horreur jusqu’à 2h du matin. Une ambiance studieuse comme on en fait plus ! Vous sentez bien que ce concours me tient à cœur…

Une semaine que je me lève tous les jours pour affronter ma copie pendant quatre, cinq, six heures… Quelle riche idée j’ai eu de prendre la spé histoire-géo ! La seule où l’on n’a pas une mais deux épreuves de spé. Il n’y a donc plus que nous, le lundi après-midi de la deuxième semaine. Je sors de l’épreuve de carto vers 17h, peut-être trente. J’ai la tête grosse comme une pastèque, les neurones en compote. Je tiens à peine debout. J’appréhende de marcher jusqu’au bout de l’avenue, de prendre le métro jusqu’à la gare, le train jusqu’à chez mes parents… Je reste adossée à un piquet du préau. Je fais une pause. J’attends que Margaux sorte elle aussi de la salle pour faire le chemin avec elle, lui demander comment l’épreuve s’est passée. Je ne dirais pas qu’on est amies. Disons juste qu’on est dans la même galère.

Je regarde le flux d’étudiants qui traînent les pieds pour traverser la cour. Presque tous aussi claqués que moi. Ça me rassure un peu. Et puis voilà Margaux, fringante, à cran, comme à son habitude. Elle dépasse tout le monde comme un bélier en charge. J’ouvre la bouche pour la héler. Aucun son. Putain, sérieux, j’arrive même plus à parler ? Alors je tends le buste, j’avance, avec le maigre espoir que je peux encore la rattraper.

Dans ma tête, c’est clair, je marche.

En vrai, mes pieds sont comme enracinés. Je tends le buste, oui, et je m’effondre à plat ventre, aussi raide qu’une quille de bowling sous les regards stupéfaits des concurrents qui doivent me prendre pour une attardée profonde.

Putain, mon jean neuf !

Tout le genou déchiré.

Je me relève tant bien que mal. Plutôt mal, en fait, la jambe tout éraflée. Impossible de rattraper Margaux, maintenant. Vu comme elle traçait, elle doit déjà être au métro. Donc je me traîne comme une éclopée le long de l’avenue. Je me traîne dans la station qui craint. Je suffoque dans le wagon pas aéré jusqu’à la gare.

Enfin !

Je suis éructée du métro en même temps que le flot de tous les passagers qui courent prendre leur train. J’ai un peu de temps devant moi. Très peu, en fait, vu la lenteur des machines antiques qui seules permettent d’acheter un ticket de TER.

Je me débats pendant cinq vraies longues minutes avec la roulette trop sensible, les temps de chargement qui n’en finissent pas… À croire que le retard, c’est la mode chez eux, même pas que pour les trains !

Je compte un peu sur le retard pour choper le mien, d’ailleurs. Parce que l’heure commence à tourner et la machine est franchement loin des IA révolutionnaires que les films des années 80 nous promettaient pour dans trente ans. Je prie pour une fameuse « absence inopinée du conducteur » : la seule phrase de ma vie dans laquelle j’ai eu l’immense plaisir de lire le mot “inopiné”, et compris aussitôt pourquoi on ne l’employait pas ailleurs. Parce que, tout bien réfléchi, dire ça ou ne rien dire, c’est à peu près la même chose.

La machine préhistorique me réclame 3€80 en Times New Roman gras – clairement pas la typo des automates du turfu ! Et c’est certainement pas l’envie de jouer à la marchande avec la non-IA qui me manque, mais j’ai clairement pas le temps de compter ma monnaie. Alors je dégaine la carte bleue, je l’insère dans la bouche de l’engin en redoutant l’un des fréquents “rejets” qui obligent à reprendre l’opération depuis le début. Carte reconnue. Je fais le code. Presque sauvée…

Le train arrive en gare. Mon ticket sort. Un reçu ? Oui. Mon reçu sort. Parfait. Quoi ? La machine m’imprime un troisième rectangle cartonné.

Pas le temps de réfléchir. Je prends le tout, je composte, je saute dans le bon train – parce que, parfois, je me trompe, aussi.

Là, je range mes cartons. Mon ticket composté, le reçu que je ne lis pas et… C’est quoi ce troisième billet ? Une récompense pour ma fidélité acharnée à la SNCF ? Ai-je enfin gagné quelque chose de ma vie ?

Je fronce les sourcils devant le petit texte.

« La SNCF n’a pas pu vous rembourser de 0.01€. Veuillez présenter ce ticket au guichet pour récupérer cette somme. »

Ma compote de pastèque essaye difficilement de se rassembler pour comprendre le sens profond de cette prose contemporaine, dont l’impression couleur a clairement dû coûter plus d’un centime, elle.

Pourquoi la SNCF me doit-elle un centime ? J’ai payé par carte. Et toute la magie de la carte bleue, justement – outre me pousser à la surconsommation à grands coups de craquages compulsifs suite auxquels je me garde sagement de consulter l’état de mes comptes – c’est de NE… PAS… AVOIR À… RENDRE LA MONNAIE.

Je regarde mon reçu.

3€81.

Un centime de trop.

On m’a vraiment prélevé un centime de trop !

À ce moment-là, ma pastèque raffermie doit ressembler un peu à celles qu’on trouve en cubes dans les frigos japonais. Je fais le calcul. Si on prélève un centime de plus à si ce n’est que 30.000 des 80.000 qui prennent le train, chaque jour, on récolte 300 euros par jour, 9000 par mois, plus de 100.000 par an… Pour sans doute une perte bien supérieure, vu le nombre de tickets imprimés en couleurs pour l’ensemble de ces vols.

Parce que oui, c’est du vol. La SNCF vient de m’escroquer un centime. Juste pour le plaisir, parce que, clairement, au bout du compte, il n’y aura pas de bénéfice ; juste l’immense satisfaction d’un programmeur de vieille machine kleptomane qui aura soutiré, un centime après l’autre, des milliers aux usagers, des milliers à sa firme, plus de 200.000 en tout. Juste envolés dans la nature, dépensés dans du rien et du carton.

J’enrage tout le trajet en songeant à ces dix millions de voyageurs qui ne perdront jamais un temps précieux à faire la queue au guichet pour réclamer un centime.

Qu’à cela ne tienne, je n’suis pas un pigeon !

Dès que je débarque dans ma petite gare de campagne, je me présente devant le kiosque vitré, derrière lequel il n’y a personne puisque Thérèse prend sa vingtième pause café de la journée. Tant mieux. Elle revient en pleine forme, le pas traînant et le dos voûté – faut donc pas demander ce que ce serait sans café !

Thérèse s’assied donc sur son petit siège derrière ses grosses vitres. Et moi, toute contente, je lui glisse par la micro-fente mon “bon pour 1 centime” avec la ferme intention de ne pas laisser au klepto machiavélique qui se cache quelque part dans son gilet de la CGT le plaisir ultime de faire disparaître un seul de mes sous.

Thérèse regarde le bout de carton, puis me regarde.

— C’est quoi ça ?

Elle sait pas lire ? Ça en est là, le piston ?!

— Euh… bah… C’est sorti de la machine avec mon billet. Apparemment, vous me devez un centime.

Thérèse re-regarde le carton. Elle le lit attentivement – ou elle essaye de toutes ses forces, j’en sais trop rien. En tout cas, je serais venue lui déposer une pierre lunaire qu’elle aurait pas eu l’air aussi surprise !

— J’ai jamais vu ça, me dit-elle avec son bon accent du coin. On fait pas ça ici, hein… Faut que vous alliez dans une plus grosse gare.

Oui, genre celle où j’étais il y a une heure…

Bon, je comprends que ça ne sert à rien de s’acharner sur la pauvre dame, déjà qu’elle est sous le choc, alors je m’en vais sans demander mon reste.

Trois jours plus tard, je reprends les cours. Je pense toute la journée à la fin de ma journée : je vais aller à la grosse gare de la grande ville, faire la queue pendant une heure au milieu des mamies qui savent pas qu’un voyage ça se réserve en deux clics sur Internet, mais au moins je rentrerai à la maison avec mon centime volé et la satisfaction d’avoir contrecarré les plans d’un génie de l’effondrement économique.

La fin des cours sonne. Je marche vaillante jusqu’à la gare. Je laisse passer deux trains à force de poireauter, mais ma détermination ne faiblit pas. Enfin, mamie finit d’acheter les billets pour les vacances de toute la famille. Enfin, c’est mon tour. Je montre mon joli bout de carton à Jacqueline, à travers une vitre un poil moins blindée que celle de Thérèse.

Allez, je dois pas être la seule à être venue réclamer… Jacqueline, elle en voit sûrement toutes les semaines, des “bons pour un centime” !

Je guette sa tronche et là… fichtre ! Encore une gueule de pierre lunaire ! Le menton qui tombe jusqu’au torse, les yeux tout ébaubis, la bouche qui mouline dans le vide sans savoir quoi dire.

Eh merde…

Le même discours : jamais vu ça, faut voir ailleurs, une plus grosse gare.

Moi je veux bien, Jacqueline, mais la plus grosse gare, elle n’a plus de guichet. Maintenant, y a de jolies machines pour les TGV et cartes d’abonnements, rien à voir avec la relique archaïque qui m’a pondu cette dette ! Mais du coup, je doute quand même que l’une ou l’autre des bornes-à-billets veuille bien me rendre mon dû…

Jacqueline elle est perdue, elle y pipe que dalle et, même si je sens qu’elle est de bonne volonté, je vois bien que quelque chose l’emmerde. Dans tous les cas, je ne vais pas laisser passer un troisième train. Alors, je rentre chez moi et je range précieusement mon improbable bon en attendant de visiter une plus grosse gare.

Et ce jour vient. Une semaine ou deux plus tard, je prends le train pour la gare TGV régionale. Histoire de faire comme les vieilles, je passe acheter mon ticket à la collègue de Thérèse. On sait jamais… L’air de rien, je lui glisse mon “bon pour un centime”. Elle louche dessus comme tout le monde et, là, au lieu de juste faire l’idiote comme les autres, elle arrive à me sortir une réponse plus aberrante encore :

— Je ne peux pas vous rembourser, on n’a pas de pièces d’un centime.

Faut pas être bien sorcier pour trouver la solution.

— C’est rien, je vais vous payer mon billet en espèces, et vous me rendrez un de mes centimes.

— Non. La caisse n’accepte pas les pièces de moins de 5 centimes.

Mais quelle grognasse celle-là ! C’est quoi encore cette histoire ?

Elle en démore pas, cela dit, alors j’embarque quand même, direction la Gare des gares.
Là, obligé, ils auront déjà vu ce genre de débris lunaire ! Je me sens un peu comme si je me rendais au siège de la NASA…

J’arrive. Je cherche le guichet.

Bon, eh bien je le savais, il n’y a pas de guichet.

J’interpelle tellement de personnel de gare qu’on croirait que je fais la manche. Dans un sens, c’est pas faux, je réclame un centime… Et tout le monde hausse les épaules : « Jamais vu ça d’ma vie ! »

Ça me fait une belle jambe !

Je rentre donc bredouille, sérieusement agacée de m’être fait spolier ce centime. Et plus le temps passe, plus j’y tiens à CE centime en particulier.

Un beau jour, un ami de mes parents vient manger à la maison. Le gus travaille à l’administration de la SNCF. Je lui raconte mon histoire, il veut voir le billet. Lui aussi est surpris, mais il me dit qu’il va le prendre, qu’il verra en interne.

Je sais pas ce qu’il a vu. Moi, en tout cas, j’ai jamais revu mon billet.

J’ai fait le deuil de mon centime.

Ou pas.

Parce que je vous écris quand même dessus, neuf ans plus tard. Parce que mon cerveau, un peu revigoré, essaye encore de comprendre pourquoi, un jour, la SNCF m’a piqué un fichu sou. Et pourquoi, surtout, personne n’a jamais voulu me rendre un pauvre centime.

Parce qu’un jour, voyez-vous, je suis retournée prendre le train, j’ai recroisé Thérèse. Et ce jour-là, j’avais de la monnaie. Alors j’ai payé mon billet : 10 euros en petites pièces… et j’ai mis des centimes… et même des “1 centime”. Et ce jour-là, bizarrement, la caisse les acceptait.

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