CHAPITRE I - Un autre monde
Le goutte à goutte noir a cessé. Il ôte le filtre en aluminium, le pose dans la coupelle que forme le couvercle retourné sur la table, verse ensuite une cuillérée de sucre fin dans le verre et remue son café en observant le trafic au carrefour.
Le flux, dense à cette heure de la matinée, emporte les voitures peu nombreuses mais toutes de modèles récents dans le flot des « xe honda » –ces cyclomoteurs adoptés par la majorité des Vietnamiens – qui se croisent et se doublent presque sans interruption, ponctuant leur course de coups de klaxon et contournant les quelques piétons qui traversent d’un pas mesuré mais sûr. Dans cette circulation, il distingue un livreur conduisant l’un de ces deux-roues à l’arrière duquel sont empilés d’innombrables bidons vides – à l’image d’une roue de paon – un serveur, perché sur un vélo, qui passe en tenant sur le plat de la main son plateau surmonté d’un bol, ou encore une femme poussant son chariot le long du trottoir jusqu’à la placette en bout de rue où elle va s’établir pour vendre son « xôi », une spécialité de riz gluant.
Ces scènes du quotidien, il les connaît bien : pendant ses années lycée il venait dans cette ville deux fois l’an rejoindre ses parents à l’occasion des congés scolaires. En 1998, la mission de son père étant arrivée à son terme, le foyer réuni avait repris ses quartiers en France. Mais quatre ans plus tard, tenaillé par la nostalgie, il était retourné pour les vacances dans ce qu’il appelle « un autre monde » et renouvelle depuis lors ce voyage une année sur deux en variant son lieu de séjour entre la fourmillante capitale économique du sud et les plages calmes de la province de Bình Thuận.
En cette fin de mois de décembre, ce n’est pas encore l’effervescence du nouvel an mais son oeil habitué perçoit déjà les signes annonciateurs de l’évènement que l’on célèbrera dans cinq semaines : on nettoie, on repeint les maisons, dans les commerces apparaissent les boîtes de fruits confits, les pastèques, les traditionnels « Bánh Tết » – ces pains de riz farcis emballés dans des feuilles de bananier et confectionnés pour la circonstance – les branches fleuries et autres décorations que l’on accrochera à l’occasion de la plus importante fête de l’année qui fera entrer le monde bouddhiste dans l’année du chat.
Le trottoir fait ici comme ailleurs office de terrasse de café où les hommes, essentiellement, viennent prendre place sur des sièges pliants devant des tables non moins pliantes pour boire tranquillement leur « cà-phê đen » – le petit noir – et fumer quelques cigarettes tout en devisant. Lui, vient de vider son verre et y verse du thé au jasmin mis à disposition dans une petite théière de porcelaine.
Même si ce n’est pas neuf pour lui, il s’étonne encore parfois de voir tout ces gens circuler ainsi sans s’accrocher ou se cogner à tout bout de champ, de noter l’assurance avec laquelle les conducteurs de voitures et de camions avancent et manoeuvrent sans renverser un cyclomoteur alors que leurs trajectoires se coupent. Il sait évidemment que des accidents se produisent chaque jour dont certains aux conséquences graves ; il en constate pourtant rarement durant ses séjours.
Son regard erre à travers le va-et-vient de la rue. En face, de l’autre côté de la chaussée, il observe une jeune femme à la silhouette plaisante qui patiente devant un petit commerce de restauration. Elle porte un jean et un t-shirt sur lequel il distingue le dessin de la Tour Eiffel. Dans l’attente, elle poucète son téléphone puis finit par le ranger. Elle jette un coup d’oeil autour d’elle. À un moment, il lui semble qu’elle marque un arrêt dans sa direction. S’est elle rendue compte qu’il s’intéresse à elle ? Au bout de quelques minutes, on remet à la jeune femme un sachet plastique contenant une boîte en polystyrène, emballage typique du plat à emporter. Elle paye et accroche le sac au guidon de sa mobylette puis met son casque et démarre en se dirigeant vers le café devant lequel il est assis. Il la regarde toujours tandis qu’elle s’approche en s’insinuant prudemment dans le trafic transversal. Elle le remarque. Il sourit. Elle lui répond de la même façon. Cet instant de distraction la fait dévier de sa route et, cherchant à éviter un cycliste, elle vient butter dans le trottoir avec la roue avant. La chute est inévitable.
Il se précipite pour l’aider à se relever en redressant le deux-roues qu’il stabilise sur sa béquille, puis il attrape un siège et invite la maladroite à s’asseoir. Elle vient prendre place en boitillant.
– Thank you.
– Em có sao không ? s’inquiète-t-il en se risquant à lui demander en vietnamien si elle s’est fait mal.
– Em bị đau chân... répond-elle avec une grimace en remontant délicatement la jambe du pantalon pour découvrir le tibia endolori. L’endroit ne semble heureusement pas blessé mais une marque sur la peau rougie atteste qu’elle a dû recevoir un coup assez fort.
Il appelle le serveur et lui demande de rapporter des glaçons et un verre vide tandis qu’il approche un autre siège pour y reposer le pied de la jeune femme.
Il se présente :
– Anh tên Yann...
– Em tên Lưu Ly, se présente-t-elle à son tour en rangeant dans son t-shirt une fine chaînette en or, assortie d’un médaillon, qui s’était échappée lors de la chute. Elle s’étonne que ce jeune homme au visage plutôt européen parle le vietnamien. Yann tempère en précisant qu’il n’en connaît que quelques rudiments. Elle lui demande s’il est américain :
– Anh là người Mỹ không ?
– Anh là người Pháp, répond-il pour signifier qu’il est Français.
Il lui verse ensuite du thé et saisit un glaçon du bout des doigts pour le faire glisser avec douceur en lent va-et-vient sur la zone meurtrie afin de calmer la douleur.
– Merci. Vous êtes gentil, dit Lưu Ly, prenant Yann par surprise.
– Vous parlez français ?
– Un peu, seulement. J’apprenais avec mon grand-père.
– Il est Français ?
– Non. Mais quand il était jeune il travaillait avec des Français.
– Vous parlez bien !... Et vous avez un joli prénom, dit Yann avec un sourire tout en reprenant un autre morceau de glace pour continuer ses soins. Vous buvez un café ? propose-t-il ensuite.
– Non, je dois partir. J’ai acheté à manger et... Oh ! Elle s’interrompt alors qu’elle indique le sachet accroché au guidon. Il est déchiré, la boîte qu’il contient complètement ratatinée.
– Alors ?
– Cà phê sửa đá, répond Lưu Ly, dépitée.
Yann passe la commande de café au lait frappé au serveur puis il reprend :
– Je n’ai pas encore déjeuné, moi non plus. Si vous êtes d’accord, on va manger un « phở » dans le quartier quand vous aurez fini le café.
– Mais, j’ai pas le temps, je dois aller travailler.
– Vous faites quoi ?
– Hein ?
– Quel travail ?
– J’aide ma tante au magasin...
Le serveur vient déposer la boisson de la jeune femme qui agite rapidement la cuillère de haut en bas pour mélanger le café avec le lait et les glaçons. Puis elle demande à son tour :
– Et vous ?
– Je travaille dans la publicité.
Lưu Ly retire la jambe du siège et la replie avec une petite grimace.
– Ça va mieux ?
– Oui. Merci, Yann.
– Mais il faut quand même manger quelque chose...
– À côté le magasin de ma tante il y a quelqu’un vend des « bánh mì thịt », des sandwiches, explique-t-elle avant de tirer sur la paille plongée dans sa boisson. Puis elle reprend :
– Et vous apprenez parler vietnamien comment ?
– Par mes parents. Je suis métisse. Ma mère est née à Saigon et mon père aussi mais, lui, de parents français.
– Ah ! Je pensais aussi quand je vois votre visage, vous êtes pas 100% « Tay »... Mais vos yeux verts...
– Oui ?
La jeune femme hésite, intimidée :
– Euh... Je n’ai jamais encore vu ...
Tous deux restent un instant absorbés par leurs pensées. Yann est subjugué par l’affabilité et le charme de Lưu Ly qui, avec son accent et son français, se débrouille beaucoup mieux que lui en vietnamien. Lưu Ly, elle, apprécie ce jeune homme sympathique et plaisant qui n’a pas hésité à s’occuper d’elle, même si, elle s’en doute bien, ce n’est pas seulement un esprit d’altruisme qui l’anime.
Une vendeuse de durians passe dans la rue perpendiculaire. Yann demande à Lưu Ly :
– Vous aimez ça ?
– Beaucoup !
Il se lève et se rend auprès de la femme pour acheter un fruit. Elle ouvre la coque hérissée de pointes selon une méthode éprouvée et en extrait les lobes de chair à l’odeur caractéristique qu’elle dispose dans une boîte. Yann paie puis revient en tendant son achat à la jeune femme :
– Pour vous.
– Merci. Vous aimez manger aussi ?
– Oui...
– C’est vrai ? Je ne vois pas encore un Tay manger « sầu riêng » ! dit elle avec une moue de doute.
Sur ce, Yann ouvre l’emballage, en saisit entre ses doigts une portion et se met à ronger la chair autour du noyau couleur caramel. Lưu Ly rit de surprise. Il l’invite à en faire de même ; elle se sert sans hésiter. Tous deux finissent par vider la boîte, ponctuant leur dégustation de regards complices et appréciateurs.
Soudain, Lưu Ly regarde sa montre.
– Oh ! Je dois aller !
Elle finit de boire son café et se lève. Elle reste un instant à regarder Yann. Il attend ses mots. Dans le visage de la jeune femme passe une lueur de tristesse. Puis elle sourit :
– Merci, Yann. Je suis contente de vous rencontrer.
– Moi aussi, dit-il simplement, ne sachant trop quoi rajouter.
– Em đi, nhé ! termine-t-elle pour prendre congé.
– Em đi... répète-t-il avec un sourire forcé.
Tandis qu’elle jette le sachet hors d’usage et enfourche sa honda, toutes sortes d’idées tournent dans la tête de Yann ; il voudrait la retenir, lui parler encore ; elle ne peut pas partir tout simplement ! Cette histoire à peine commencée ne peut pas finir si vite ! Mais y a-t-il au moins eu une histoire ? Pourquoi pas ?... Comment le savoir si ça s’arrête déjà ?...
Elle met son casque. Il l’appelle :
– Lưu Ly !
Elle tourne la tête :
– Oui ?
Yann se lève.
– Le magasin de ta tante, c’est où ? demande-t-il avec un tutoiement trahissant ses sentiments.
– Ở chợ Xóm Chiếu, quận 4, My Lan... lâche-t-elle en démarrant. Trente secondes après, il l’a perdue de vue dans le trafic.
« My Lan, Q4 » griffonne-t-il sur un bout de papier qu’il range dans son portefeuille. « Elle travaille au marché du quatrième arrondissement ; je devrais pouvoir la retrouver, se dit-il, mais je ne veux pas qu’elle ait l’impression que je la harcèle.... J’irai voir dans 2 jours... Ou peut-être demain... » hésite-t-il. Il se ravise : « Non. Après-demain... Bah ! On verra... »
Au marché couvert du quatrième arrondissement, il se souvient y avoir été l’une ou l’autre fois avec sa mère, il y a plus d’une douzaine d’années ; elle y connaissait une ancienne camarade de classe qui vendait des « sinh tổ ». Il appréciait beaucoup ces boissons faites de jus de fruit mixé avec du lait concentré et de la glace pilée. Son parfum préféré, la papaye, c’est là qu’il l’avait goûté la première fois.
Le quartier a un peu changé. Moins que le centre-ville, mais certaines rues ont été élargies et un immeuble récent fait face au marché. Yann gare son deux-roues à côté des autres devant l’entrée de la bâtisse grise, une construction ancienne au pied de laquelle débordent les échoppes. L’émotion le gagne. Cette fois, il y vient seul. Sa mère n’y reviendra plus ; la maladie l’a emportée sept ans auparavant.
Yann gravit les quelques marches qui mènent au rez-de-chaussée où il déambule entre les empilements de fruits, les bottes de légumes verts et les stands de viande ou de poisson séché dont les effluves se mêlent au parfum des mangues et des durians pour s’estomper plus loin au profit des odeurs alléchantes de plats locaux. Dans la halle, résonne le brouhaha des conversations et les réclames des commerçants. Il s’installe sur un tabouret et commande un café frappé. Il ne veut pas trop tarder car il sait qu’en haut, il retrouvera Lưu Ly. Il regarde sa montre : 7 h 15. « Si elle a le même horaire qu’avant hier, elle devrait arriver d’ici un quart d’heure », se dit-il.
À l’étage, de chaque côté d’un couloir qui fait le tour du bâtiment, dans une ambiance moins bruyante, presque feutrée, s’enfilent les boutiques : de petits espaces ouverts qui, à vue de nez, doivent faire deux mètres de large sur trois de profondeur, où s’exposent du sol au plafond les marchandises, surtout des vêtements, que les vendeuses proposent au passage. Certaines rangent les derniers arrivages, d’autres attendent le chaland, assises sur un tabouret devant leur étalage ou y prennent un repas selon l’heure ; d’autres encore font simplement une petite sieste à l’intérieur. L’une d’elles apostrophe Yann pour lui vendre un t-shirt imprimé : « Hello ! You buy T-shirt ? 60 ngàn – 4 dollars ! » Celui-ci répond par la négative avec un sourire en poursuivant son chemin. Cela l’amuse toujours de constater le prix proposé au départ car il est de coutume de discuter et, pour un étranger censé avoir de fait plus de moyens, le montant initial est plus élevé. Lui, il aurait donné 40 mille dôngs ce qui d’ailleurs, au cours actuel de la devise américaine, correspond plutôt à 2 dollars. Mais il n’est pas venu là pour faire des emplettes ; il avance, vérifiant alternativement à gauche et à droite les enseignes qui se succèdent jusqu’à trouver le commerce où travaille Lưu Ly. Il lui faut presque faire un tour complet pour voir enfin apparaître le nom attendu : « My Lan ». Personne ne se trouve sur les lieux. Il scrute les alentours. Le voyant s’impatienter, la commerçante de la boutique voisine appelle soudain :
– Lan ơi ! Có khách !
Une dame qui discutait un peu plus loin arrive. Yann la salue d’un signe de tête et lui indique d’emblée qu’il cherche la jeune femme :
– Tôi tim Lưu Ly...
– Nó đi rồi.
– Đi đâu ?
– Về nhà ba mẹ nó…
La nouvelle tombe comme un couperet : Lưu Ly est partie chez ses parents qui habitent en province pour passer le nouvel an en famille. Il interroge encore la tante qui lui laisse un ultime espoir de la revoir : Lưu Ly prend un car partant à huit heures devant les bureaux d’un voyagiste dans le premier arrondissement.
Yann se hâte, dégringole le large escalier, sort et grimpe sur son cyclomoteur.
Elle s’est installée sur un siège couchette en hauteur. Elle redresse le dossier, allonge les jambes et sort un livre de son sac qu’elle a rangé à ses pieds. Elle ne l’ouvre pas, elle le pose sur ses cuisses et tourne la tête vers la fenêtre. Elle ne regarde pas vraiment ce qui se passe dehors, son esprit est ailleurs. Pour la première fois, elle quitte Saigon avec un petit pincement au coeur. Elle y reviendra après le Têt, bien sûr, mais le Français, Yann, sera certainement reparti dans son pays. Elle aurait bien aimé revoir encore une fois ce jeune homme prévenant pour le connaître mieux... « Il doit avoir entre 25 et 30 ans, juge-t-elle, il a l’air gentil et il a de beaux yeux verts... Non, plutôt kaki... Je me demande s’il est célibataire... En tous cas, il voyage seul... » Elle pense qu’il ne doit pas s’intéresser à elle plus que ça. Elle s’attendait en effet à le voir lui rendre visite au marché mais il n’est pas venu. « Il vaut mieux considérer cette rencontre comme un agréable souvenir après tout », se dit-elle en ouvrant son livre tandis que d’autres passagers montent dans le car et s’y installent. Elle reprend sa lecture où elle l’avait laissée lors du trajet aller. Un petit sourire se dessine sur son visage. Pour une fois, elle lit un roman sentimental de Quynh Dào ; elle l’a commencé en venant à Saigon et va le finir en retournant chez elle... comme si la première partie avait été le présage d’une histoire sentimentale qui commencerait et la seconde partie, marquant la fin de cette histoire.
Des coups répétés à la vitre la sortent de ses pages. Elle tourne la tête. Un visage souriant apparaît devant ses yeux : celui de Yann ! Elle lui fait signe de patienter, descend rapidement de son siège et se dirige vers l’avant pour sortir le rejoindre sur le trottoir.
Il aurait voulu la prendre dans ses bras mais il préfère s’abstenir pour éviter de la choquer, leur relation n’en étant pas encore arrivée à cette intimité.
– Bonjour, Lưu Ly !
– Bonjour Yann ! Comment vous me trouvez ?
– Toujours aussi jolie ! ose le jeune homme.
– Oh ? Non ! Je veux dire... commence la jeune femme en rougissant.
– Je sais. Je suis allé chez My Lan et elle m’a expliqué...
– Et vous venez jusqu’ici !...
– Je voulais absolument te... Je peux te dire « tu » ?
– Oui, oui !
– Je voulais te revoir…
– Mais je pars... dit-elle avec une moue de déception.
– Je sais, c’est trop tard. Je suis bête, j’aurai dû venir hier... dit Yann en baissant les yeux. …Et ta jambe, ça va mieux ?
– Oui. Je n’ai plus mal…
On ferme les soutes du car ; dans un instant il va partir.
– Je dois aller maintenant... déclare Lưu Ly avec résignation.
Elle lui tend la main. Il la prend dans la sienne et la garde un instant en regardant ses longs doigts fins. Puis il lève la tête ; dans leurs yeux brille une lueur de tristesse. Il voudrait lui dire… Elle voudrait lui dire…
– Em ơi ! appelle le chauffeur qui s’impatiente au volant.
Elle adresse un sourire à Yann.
– Em đi, nhé !
– Em đi... répète-t-il.
Ces mots déjà entendus résonnent comme un écho dans sa tête.
Elle monte dans le car.
Soudain, avant que les portes n’aient le temps de se refermer, Yann grimpe sur la première marche et l’appelle :
– Lưu Ly ! Donne-moi ton numéro de téléphone !
Elle demande au chauffeur : « Chờ chút xiú, nhé ! » Tandis que celui-ci accepte de patienter, elle se précipite à sa place pour en revenir trente secondes après avec un feuillet qu’elle tend à Yann qui l’attrape et redescend sur le trottoir. La porte se ferme. Le car s’en va.
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