CHAPITRE IV - première partie
Rencontres
Yann n’a pas voulu tarder, il a donc enfourché son cyclomoteur aussitôt après que Cường lui ait remis le papier sur lequel il a noté le nom et l’adresse de Thìn, « l’homme à la casquette de Haddock ».
« Décidément, Cường est efficace ; deux fois que je m’adresse à lui, à chaque fois il me fournit la solution, que ce soit pour aller sur Ghềnh ou pour retrouver mon sauveur, se dit Yann en roulant vers Phan Thiết. C’est vrai que j’ai eu la chance de tomber sur la bonne personne... Dire que celui qui m’a ramené de l’île n’est autre que le frère de celui qui m’y a emmené !... Difficile de tomber plus près ! »
Thìn est un ancien pêcheur reconverti dans le bâtiment ; lorsqu’il n’a pas de chantier, il va aider son frère ou lui emprunte une barque pour aller jeter les filets, ce qui a été le cas en début de semaine, d’où sa présence en mer lorsque Yann a tenté de se noyer. Malheureusement, il y a deux jours, en reprenant son travail habituel, il est tombé d’un mur et s’est gravement blessé. Cependant, Yann ne se rend pas directement à l’hôpital pour le voir ; sur les conseils de Cường, il va d’abord se présenter auprès de sa famille qui, selon l’état de santé du blessé, l’emmènera lui rendre visite.
L’adresse, il l’a en tête. Arrivé en ville, il ne lui faut pas longtemps pour trouver la maison selon les renseignements obtenus auprès d’un commerçant dans une artère principale.
Après avoir tourné trois fois dans des rues adjacentes, il parvient au domicile de Thìn, une petite bâtisse étroite au toit rouge, sur deux niveaux, avec un minuscule balcon, coincée dans l’enfilement typique des habitations de ville. Derrière la grille, quelques pots de fleurs décorent une courette carrelée sur laquelle donne la porte d’entrée ; elle est ouverte.
Yann arrête le moteur et cale son deux-roues sur la béquille. Dans le voisinage, ici des enfants jouent sur le seuil, là un chien aboie, un lézard détale sur un mur, en face, des oiseaux sifflent dans une cage. Quelqu’un jette un œil par une entrée puis retourne vaquer à ses occupations. Chez Thìn, tout semble calme, comme s’il n’y avait personne. Depuis la rue, Yann essaye de voir, de distinguer une présence dans la pièce principale qu’il perçoit à contre-jour, ébloui par la réverbération de la lumière du soleil sur les murs extérieurs clairs.
Yann ne sait trop comment se faire remarquer. À tout hasard, sachant bien que l’intéressé n’est pas là, il appelle : « Chú Thìn ! »
Une silhouette se détache alors de la pénombre intérieure ; une dame apparaît derrière la grille. Elle sourit et hoche la tête pour saluer le visiteur dont le visage occidental semble sinon l’intimider, en tous cas l’embarrasser un peu ; elle ne sait trop comment lui demander ce qu’il veut. Yann prend les devants avec ses rudiments de vietnamien pour indiquer qu’il cherche le pêcheur :
– Tôi tìm ông Thìn...
– Ông không ở nhà... annonce la dame dont le visage soudain se rembrunit.
Avant qu’il n’ait le temps de dire être au courant de son absence, une autre voix féminine intervient, semblant provenir de l’étage :
– Ai đây, má ?
Yann se souvient que Cường avait parlé de sa nièce ; il en déduit que ce doit être elle qui interroge sa mère sur le visiteur. Cette dernière répond qu’il s’agit d’un étranger qu’elle n’a jamais vu et qui cherche son père.
On entend des pas qui dégringolent les marches de l’escalier métallique au fond de la pièce puis un bruissement de pieds nus sur le sol qui se rapproche. Un visage apparaît.
– Lưu Ly ! s’exclame Yann, stupéfait.
– Yann !? s’étonne en même temps la jeune femme.
La maman de Lưu Ly regarde alternativement le visage de chacun des jeunes gens, elle-même très surprise. Elle demande à sa fille si elle connaît le jeune homme. Lưu Ly répond simplement qu’ils se sont rencontrés un jour à Saigon. Tous deux restent un instant muets, Yann semblant comme hypnotisé par cette rencontre inattendue.
– Qu’est-ce que vous voulez ? demande finalement la jeune femme, le visage fermé.
– On se tutoie plus ?
– Je ne sais pas...
– En fait, je viens pour ton père…
– Ah ! Alors c’est toi, l’étranger qu’il emmène à la pagode ? demande-t-elle, sur un ton de méfiance.
– Oui.
– Mon père ne veut pas te faire du mal !… explique-t-elle, alors que sa mère semble s’inquiéter un peu plus, d’autant plus qu’elle ne comprend rien au français.
– Mais je le sais ! s’exclame Yann en souriant franchement. Je ne viens pas pour lui faire des reproches mais pour le remercier ! Pourquoi tout le monde pense que je suis fâché contre lui ?
– Pourquoi remercier ?
– Il m’a sauvé la vie, voyons !
Lưu Ly hésite un moment puis se décide enfin à sourire. Un sourire de soulagement, seulement, perçoit Yann qui espère un jour obtenir d’elle celui du plaisir de se retrouver.
Lưu Ly explique la situation à sa mère dont le visage se rassérène à son tour. Celle-ci ouvre la porte de la grille et invite le jeune homme à entrer, puis elle disparaît au fond de la maison. Lưu Ly propose à Yann de s’asseoir dans le fauteuil tandis qu’elle prend place en face de lui, sur l’un des tabourets qui entourent la table basse. Yann jette un bref coup d’oeil alentour. Hormis le coin salon où ils se trouvent, le mobilier de la pièce se limite à un vaisselier en teck qui visiblement sert de rangement tous usages, sur lequel sont disposés les portraits d’ancêtres de la famille et, en face, une console à vocation spirituelle comme en témoigne la présence d’une statuette de Bouddha et d’un pot de sable piqué de bâtonnets d’encens. L’un d’entre eux vient d’être allumé il y a peu de temps, laissant flotter son parfum apaisant. Sur l’un des murs bleu clair un tableau de peinture et de nacre représentant une scène de pêche constitue l’un des rares effets de décoration avec la photo encadrée de la Tour Eiffel accrochée à proximité de l’entrée. Un ventilateur mural assure la circulation de l’air par fortes chaleurs.
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