Chapitre V 4/4
Soudain Yann s’arrête, surpris : sur un rebord, un personnage grassouillet soulève une coupe au-dessus de sa tête, tel un trophée, en arborant un large sourire. Un Bouddha Rieur ! Ce qui étonne Yann, c’est que celui-ci aussi est pourvu d’un coquillage, une large coque ronde ; c’est elle qui fait ici office de coupe. C’est la troisième statuette de ce type qu’il voit depuis son arrivée au Viêt Nam, une dizaine de jours plus tôt. Il en fait la remarque à Lưu Ly et lui apprend par la même occasion qu’il possède également un Bouddha Rieur asssorti d’un coquillage.
Un bonze, voyant leur air intrigué, s’approche des jeunes gens et, comme s’il avait connu la raison de leur étonnement, se met à leur donner des explications.
Ce personnage a été sculpté par un moine qui a vécu ici entre 1962 et 1964 à l’époque où on a rénové la pagode et construit la statue de Bouddha. On l’appelle le « moine sculpteur ». Depuis son jeune âge, il a réalisé de nombreuses pièces avec toujours cette « signature » : la présence d’une coquille marine, symbole de ses origines côtières. Au nombre de ses créations variées, on compte six figurines de Bouddha Rieur dont celui-ci fait partie. Selon les dires, il a fait don d’un exemplaire à chacune des pagodes où il a passé une partie de sa vie, sauf un, qu’il a offert à un Français.
Cette phrase interpelle Yann qui indique au religieux posséder un Bouddha Rieur pouvant provenir de cette série. Sans vouloir contredire absolument le jeune homme, le moine lui fait part de ses doutes ; en effet, la statuette concernée a été donnée au dit Français il y a presque cinquante ans ! En outre, il est tout à fait possible que le moine sculpteur ne soit pas le seul à avoir eu cette idée, peut-être aussi a-t-il été copié… Yann admet tout à fait cette possibilité et évoque alors l’hippocampe aperçu dans la matinée. Une fois encore, le moine abonde en sens contraire : cette statuette d’hippocampe, il la connaît ; c’est effectivement une œuvre de ce moine sculpteur qu’il a offerte à son élève, l’artisan qui la possède aujourd’hui. Plus caractéristique, en revanche, sont les « petits secrets » que cachent ses œuvres. Ce Bouddha Rieur, par exemple, porte une coupe qui se remplit d’eau si on l’expose à la pluie. Lorsqu’elle est pleine, le poids fait pivoter les bras mobiles vers l’avant, ce qui permet à l’eau accumulée de se déverser en un filet sur la roue à aubes positionnée à ses pieds, la faisant tourner pendant quelques secondes.
Forts de ces intéressantes explications, les jeunes gens quittent la pagode pour poursuivre leur ascension vers la statue de Bouddha qui repose plus haut dans la forêt. Des interrogations subsistent cependant pour Yann : la statuette qu’il possède comporte bien la « patte » du moine sculpteur avec sa turritelle en guise de corne d’abondance. En outre, elle appartenait auparavant, sinon à une pagode, tout au moins au moine Liêm. Ce sont là déjà deux points concordant avec le récit qu’il vient d’entendre. Dans ce cas, pourquoi son Bouddha Rieur ne serait-il pas l’un des six ? D’un autre côté, pour quelle raison, lui, Yann Demay, aurait-il eu le privilège de recevoir l’une de ces sculpture que son auteur a destinées aux lieux sacrés ?
– À quoi tu penses, Yann ?
La voix de Lưu Ly l’extrait de ses pensées.
– À ces statuettes du moine sculpteur... Mais ce n’est pas important...
– Oh ! Regarde ici ! dit la jeune femme.
– Quoi ?
– Ces herbes tu connais ?
– Non ; qu’est-ce qu’elles ont de spécial ?
– On dit des « fleurs timides », regarde...
Lưu Ly effleure les petites feuilles aux lobes dentelés qui se referment aussitôt en se repliant le long de leur nervure centrale.
Cela amuse Yann qui taquine à son tour ces plantes.
– Je suis souvent venu au Viêt Nam, mais c’est la première fois que je vois ça ! déclare-t-il.
– En France, les arbres et les fleurs ne sont pas comme au Viêt Nam, non ?
– De loin, en été, la forêt est verte, comme ici, mais de près, les arbres sont différents. Il y a des feuillus mais aussi des pins avec des aiguilles qui ressemblent un peu à l’arbre isolé, là-bas... Mais, chez moi, il n’y a pas de manguiers, par exemple, ni de cocotiers ou de flamboyants comme celui-ci avec ses magnifiques fleurs rouges... D’ailleurs, à ce sujet... dit Yann sans terminer sa phrase.
Il sort du chemin et descend un peu plus bas pour ramasser un fruit de cet arbre, une sorte de haricot plat géant de couleur brune. La gousse ouverte contient encore cinq graines oblongues que Yann recueille et vient présenter à Lưu Ly dans le creux de la main.
– Tu en veux ?
– Non, répond-elle en riant, je n’ai pas besoin.
– Dans ce cas, je les garde, dit-il en les enfonçant au fond de sa poche, je vais les planter chez moi.
– Oh ! Mais il fait froid en France ! Je crois que l’arbre-ci n’aime pas la neige !
– Pas grave ! Je les mettrai en pots ; et l’hiver ils seront à l’intérieur. Ça ne donnera pas de grands arbres fleuris mais ça me rappellera le Viêt Nam... et notre promenade ici, explique Yann en plongeant son regard vert dans celui de Lưu Ly avant de poursuivre :
– Tu vois, cet endroit me rappelle un peu chez moi ; quand on est dans la montagne – Les Vosges – on voit comme ici, au loin, la plaine qui s’étend avec ses minuscules villes mais, à l’horizon, il n’y a pas la mer, il y a d’autres montagne et c’est l’Allemagne... termine-t-il. Tu es d’accord que je te prenne en photo devant ce paysage ?
– Oui, comme tu veux.
– Place-toi à côté de cet arbre... indique Yann en sortant son smartphone.
À quelques mètres de là, un couple parlant anglais immortalise également sa visite à Tà Cú. Il s’approche de Yann et Lưu Ly.
– Hi ! Do you speak english ? demande l’homme.
– Yes ! répond Yann.
– Will you please take a picture of me and my wife?
– No problem ! accepte Yann en recueillant leur appareil photo.
Le couple prend la pose, joue contre joue, à côté d’un rocher. La chose faite, l’homme propose de rendre la pareille aux jeunes gens.
– Il veut nous prendre ensemble en photo, tu es d’accord ? demande Yann à Lưu Ly.
– Euh... Oui, répond cette dernière, un tantinet décontenancée.
Ils se tiennent côte à côte. L’homme fait un geste avec son bras pour les inciter à se tenir l’un l’autre. Yann passe alors son bras autour des épaules de Lưu Ly tandis qu’elle le prend timidement par la taille. Il la sent contre lui, si proche, légèrement frémissante. Elle ne serait pas bien bronzée, il la verrait rougir.
Une fois la photo prise, les jeunes gens se relâchent en remerciant le couple qui poursuit son chemin vers le bas tandis qu’eux reprennent leur ascension.
Peu après, une forme blanche commence à se dévoiler au sein de la forêt. Ils débouchent devant la gigantesque statue de Bouddha allongé, le représentant accédant au nirvana.
La sculpture s’appuie sur un socle surélevé duquel on peut approcher en gravissant les gradins de pierre qui courent sur toute la longueur. C’est cette fois à l’initiative de Yann qu’ils se font photographier ensemble devant ce monument dédié à la sagesse. Ils grimpent enfin jusqu’au dernier degré pour s’y asseoir, juste en contrebas de la tête au visage serein qui repose sur son bras replié, comme s’ils voulaient confier leurs secrets à son oreille et leur destin à sa bienveillance.
– Ça va Lưu Ly ?
– Oui, très bien...
Quelques secondes s’écoulent en silence jusqu’à ce que Lưu Ly décide de se lancer :
– Yann ?
– Oui ?
– Je veux te parler...
– Moi aussi. Mais commence, si tu veux...
– Tu sais, il faut que je dis, je me sens bien avec toi... Je sens mon cœur battre fort quand je vois tu arrives et quand tu me souris... Avant, pour la photo, j’aime quand tu me tiens... Mais aussi, j’ai peur pour ensuite. Tu vas aller en France, moi je reste ici, alors je ne te vois plus... Et tu vas m’oublier peut-être... En plus je ne sais pas ton idée sur moi... nous deux...
– Oh, Lưu Ly ! Si tu savais ! commence Yann, ému par la franchise de Lưu Ly. Moi aussi, je ressens la même chose que toi ; depuis notre première rencontre, j’ai souvent pensé à toi et, depuis quelques jours, je ne peux plus me passer de ta présence... Je t’ai déjà parlé de moi, et tout ce que j’ai dit est la vérité, mais il y a encore des choses que tu dois savoir...
– Tu es marié ? suggère la jeune femme avec un soupçon de crainte dans la voix.
– Lưu Ly ! Je viens de dire que je n’ai pas menti, alors ne pense pas des bêtises, dit Yann sur un ton ferme mais avec tendresse. Non, je n’ai pas de femme et pas d’autre amie que toi.
Il marque une pause, ne sachant trop comment parler de son cas sans la brusquer. Il choisit finalement de raconter les évènements dans leur chronologie pour amener ainsi progressivement son amie à comprendre ses actes :
– Après notre rencontre, fin 2010, j’ai été heureux d’avoir fait ta connaissance, tu sais. Je suis rentré chez moi en me disant que je reviendrai le plus tôt possible pour essayer de te revoir... Je t’avais téléphoné, tu te rappelles ?... Mais après, les choses ont commencé à aller mal. Début de l’année suivante, mon père est tombé malade et a perdu son travail. Ensuite, c’est moi qui ai perdu mon travail et puis mon père est mort, à la fin de l’année...
Lưu Ly prend la main de Yann. Il poursuit :
– L’an dernier, j’ai retrouvé du travail ; j’ai fait des économies car j’avais le projet de revenir au Viêt Nam cette année. Je n’avais plus de tes nouvelles (je sais maintenant que tu avais perdu ton téléphone) mais je pensais passer au marché, chez ta tante à Saigon, pour essayer de te retrouver. Seulement, il y a trois semaines, suite à des analyses, j’ai appris que j’avais le cancer... annonce Yann en regardant Lưu Ly dans les yeux. Tu comprends ? Ung thư !... Et, en plus, j’ai reperdu mon travail car l’entreprise a fermé...
J’ai tellement déprimé que j’ai décidé de venir finir ma vie au Viêt Nam... La finir plus vite... Oui, Lưu Ly, quand je suis allé sur l’île Ghềnh, c’était pour mourir ! Je voulais nager jusqu’à l’épuisement pour me noyer ! confie le jeune homme, le visage grave.
Lưu Ly le regarde, abasourdie. Ainsi, Yann est gravement malade ! Et quand elle l’a aperçu en ville il y a une semaine, le visage mal rasé et le regard fuyant, il était sur le point d’aller se suicider ! Ces nouvelles la bouleversent, ses pensées se bousculent ; elle est partagée entre des sentiments amoureux naissants, la compassion pour son ami et la remise en question de leur histoire devant l’avenir incertain qui se dessine et la personnalité d’un homme qui en arrive à cette extrémité.
Ils restent silencieux, chacun attendant une nouvelle réaction de l’autre. Yann reprend la parole sur un ton qu’il veut rassurant :
– Lưu Ly ! Quand je me suis réveillé à la pagode, j’ai parlé avec le moine Liêm. J’ai réfléchi et... je t’ai retrouvée, dit Yann en posant son autre main sur celle de la jeune femme qui tient toujours la sienne. Pour moi, ça a été comme une renaissance, comme si une nouvelle vie commençait. Grâce à vous et ton papa, j’ai une chance supplémentaire de vivre. Je veux faire mon possible pour vous et pour me soigner et revenir auprès de toi... Mais tu vois bien que je ne peux rien te promettre... Alors, je voudrais qu’on soit amis, si tu veux bien... Je ne peux pas te demander de t’engager avec moi car je ne sais pas combien de temps je vais vivre ; je veux que tu restes libre... Tu comprends, Lưu Ly ?
Après un instant de silence pendant lequel les mots de Yann résonnent dans sa tête, Lưu Ly répond :
– Oui, Yann... Mais je suis tellement... tellement...
– Bouleversée, choquée ?
– Oui... Alors, je suis ton amie, bien sûr, mais je dois réfléchir aussi.
– Je comprends, Lưu Ly ; fais ce que tu penses être le mieux pour toi.
– Peut-être, maintenant on descend de nouveau ?... propose-t-elle avec un sourire timide.
– Oui.
Sur le chemin du retour, ils s’arrêtent pour prendre un repas. Leur pause est moins animée qu’auparavant et Lưu Ly a perdu de sa spontanéité. Yann a l’impression que quelque chose entre eux s’est rompu, ce qui l’attriste, mais il ne pouvait pas entretenir cette situation de semi franchise ni bâtir une relation sur une base faussée.
Lorsqu’il laisse Lưu Ly chez elle en fin d’après-midi, elle semble mal à l’aise et propose à Yann :
– Je préfère que demain on ne se voie pas. Je dois réfléchir et peut-être toi aussi ; je crois que c’est bien pour tous les deux. Alors si tu veux, tu viens jeudi matin pour aller voir papa et partir après à Saigon.
– Tu as raison. Je crois aussi que c’est bien de passer une journée l’un sans l’autre, admet Yann, d’un ton résigné.
Ils se quittent avec, dans les yeux, une lueur de tristesse et le reflet du soleil qui commence à décliner à l’horizon.
L’eau tiède rend la mer accueillante et l’invite à plonger sous un ciel duquel la brise semble avoir soufflé jusqu’au moindre mouton. Il nage tranquillement en s’éloignant progressivement de la plage. À l’horizon, soudain, des nuages gris s’accumulent, l’eau se rafraîchit. Il traverse peut-être un courant marin froid. Les vagues commencent à s’élever et le soleil disparaît derrière un voile noir. Il fait demi-tour pour regagner la terre ferme mais il ne parvient plus à s’en rapprocher et ses forces, graduellement, le quittent. Il aperçoit un bateau et, avant d’être une première fois submergé, appelle à l’aide. L’embarcation ronde se rapproche ; il reconnaît la silhouette qui se trouve à bord... Et crie : « Lưu Ly ! ». Juste avant de sombrer, il l’entend crier son nom : « Yann ! »
Il se redresse brusquement en haletant sur son lit. Il regarde par la fenêtre, entre les rideaux. Dehors, une lueur annonce l’aube. Yann se lève, avale une gorgée d’eau et sort.
Assis à la table devant le bâtiment principal, le patron est en train de boire un café.
– Uống cà-phê chưa ? lui demande celui-ci.
– Chưa ! Chút xiú nữa, tôi uống ! répond Yann en indiquant la gloriette où il voudrait qu’on vienne lui en apporter un, car il souhaite faire quelques pas sur la plage auparavant.
En fait, sa promenade se limite à simplement aller s’asseoir sur le sable, devant l’océan qui jette inlassablement ses dentelles blanches dans la brume matinale, et regarder les non moins inlassables pêcheurs tirer leurs filets quotidiens.
Et lui, il est dans ce même état de déprime devant ce même paysage, comme il y a une semaine, avec cette même idée de faire un geste désespéré...
– Anh ơi ! Anh Yann !
Une voix l’appelle derrière lui. Il se retourne. C’est l’employée au portail qui donne sur la plage ; elle l’informe avoir apporté son café. Il la remercie en faisant un geste de la main et se lève. « Tiens ! Je ne savais pas qu’elle connaissait mon prénom », se dit-il en regagnant la table sous le toit en feuilles de palmier.
Le verre avec son filtre et le sucrier de porcelaine blanche ornée de petites fleurs bleues lui rappellent sa première rencontre avec Lưu Ly, cette jeune femme souriante qu’il vient de retrouver, les traits creusés par les soucis. « Non et non ! Je ne peux pas me laisser aller et avoir ces idées extrêmes, je dois faire face à mes problèmes comme elle le fait avec les siens, réagit-il ; en plus, je me suis engagé à l’aider, je dois tenir ma parole... D’ailleurs, le médecin n’a pas dit que je suis condamné mais que j’ai une chance de m’en sortir, alors je dois la saisir pour pouvoir, peut-être, retrouver la santé... et Lưu Ly ! Après tout, une journée pour faire le point, c’est normal ; tout est allé si vite...
Yann passe ainsi la plus grande partie de ce mercredi à penser à Lưu Ly, à leur histoire et à émettre des hypothèses sur l’avenir dans un état d’esprit oscillant entre optimisme et pessimisme.
Pour se changer les idées dans l’après-midi, il regarde la télé. Avant le début de soirée, il informe le patron qu’il partira le lendemain matin, et règle le solde de son séjour. Il rassemble ensuite ses affaires et les range dans la valise et le sac à dos. La statuette du Bouddha Rieur, il l’offrira à Lưu Ly, en guise de souvenir et de porte-bonheur. Il la pose un instant sur la table de la chambre et l’observe, la manipule. Rien ne semble mobile sur ce modèle. Si ! Le coquillage semble amovible ; il tire délicatement dessus et celui-ci reste entre son pouce et son index. À quelle fin peut on enlever cette pièce, il n’arrive pas à le déterminer. La seule constatation qu’il fait, c’est que l’on peut maintenant voir une fente dans le bois sous l’emplacement ainsi libéré. Mais il ne remarque rien de plus.
Peu importe. Yann regarde encore ce visage hilare qui lui donne envie de sourire.
– Va porter chance à Lưu Ly, s’il te plaît ! se surprend-il à dire à voix haute avant de lui restituer sa turritelle et de le ranger dans son sac.
Après avoir dîné sous la gloriette, Yann reste encore un moment allongé dans le hamac, écoutant le murmure de l’océan tandis que la nuit commence à tomber.
Des pas précipités s’approchent de lui soudain. C’est à nouveau l’employée qui vient à sa rencontre, cette fois en tenant à la main un portable qu’elle lui tend ; une communication pour lui, semble-t-il. Il le prend tandis qu’elle reste aux alentours à passer un coup de balai.
– Allô ?
– Allô ? Yann ?
– Lưu Ly !?
– Oui, c’est moi. Oh ! Yann, j’avais peur...
– Quoi ? Tu as des problèmes, Lưu Ly ? s’inquiète le jeune homme en se redressant.
– Non, non !... Mais, j’ai appelé ton numéro mais tu ne décroches pas ; j’avais peur, à cause de hier, tu vas de nouveau...
– Rassure-toi, Lưu Ly, je ne ferais plus de bêtises, c’est toi qui me donnes envie de vivre. Tu sais, j’ai laissé mon téléphone en charge dans la chambre et je suis dehors, voilà... explique Yann.
– Oui, Kim Chi m’a dit... Yann, je veux encore te dire avant que tu vas dormir : depuis que tu es venu, tu es très gentil avec moi et ma famille, tu nous aides, tu fais attention à moi...
– Ton père m’a sauvé la vie et aussi, tu connais mes sentiments pour toi...
– Mais peut-être un autre homme ne cherche pas mon père pour remercier, il n’aide pas ma famille, il ne m’aime pas... Alors, je veux te dire que je veux on continue comme avant jusqu’à tu pars en France. Je pense que je suis aussi là pour t’aider, Yann... Je pense que je t’aime...
– Moi aussi, Lưu Ly, je pense que je t’aime... avoue à son tour le jeune homme ému.
– Bonne nuit, Yann, à demain, termine Lưu Ly.
– Bonne nuit, Lưu Ly... Et merci !
Yann raccroche et pose l’appareil sur la table, l’esprit encore embrumé par cet échange sentimental.
L’employée revient vers lui en indiquant d’un geste accompagné d’un petit rire malicieux qu’elle voudrait récupérer son téléphone.
Yann le lui rend avec un sourire en coin, se disant qu’elle est bien étrangement coquine par moments, à croire, même, qu’elle aurait saisi et compris un brin de leur conversation. Après quoi il se lève en s’étirant et reprend le chemin de sa chambre tandis qu’elle retourne à l’office.
Yann s’est fait déposer chez Lưu Ly en taxi. Il le mobilise dans la foulée pour aller avec la jeune femme et sa mère rendre visite au père encore hospitalisé Il devrait d’ailleurs pouvoir sortir et poursuivre sa convalescence à la maison dès la semaine prochaine, selon le médecin, leur apprend ce dernier.
Aujourd’hui, ils ne peuvent pas rester en sa compagnie jusqu’au déjeuner puisqu’ils doivent être à l’agence à 13 h pour le départ du car qui les emmène à Saigon. En fin de matinée, ils prennent congé de lui ; Yann le salue en lui serrant la main, lui souhaite de vite se rétablir et de ne pas s’inquiéter pour sa femme et sa fille sur lesquelles il s’engage à veiller jusqu’à leur retour. Avant de lâcher la main de Yann, Thìn lui glisse avec sourire complice:
– Lưu Ly aime visiter la France...
– Je sais, répond le jeune homme avec un clin d’œil.
Après leur nuit à l’hôtel dans lequel Yann avait réservé deux chambres – l’une partagée par Lưu Ly et sa mère, l’autre pour lui – ils se rendent de bonne heure à l’hôpital franco-vietnamien dans le septième arrondissement de Saigon, où ils passent la matinée. Une première rencontre avec le spécialiste pour auscultation amène celui-ci à soupçonner une tuberculose mais il propose de passer une radio de contrôle pour en être tout à fait certain. Celle-ci vient confirmer le diagnostic. Il rassure tout le monde en expliquant que, si la mère de Lưu Ly suit scrupuleusement l’ordonnance l’obligeant à prendre plusieurs antibiotiques destinés à éliminer le bacille et contrer sa résistance, elle pourra guérir en l’espace de six mois.
Mais Yann s’inquiète aussi de la contagion pour Lưu Ly ; celle-ci le rassure : elle est vaccinée.
L’après-midi, ils limitent leurs déplacements en ville à une visite chez la tante My Lan, au marché, l’air de Saigon étant plutôt difficile à supporter pour les poumons malades. Le soir, rejoints par l’oncle, ils se retrouvent autour d’une fondue à la chèvre dans un restaurant en périphérie sud de la ville.
Ils ne prolongent pas trop la soirée car le lendemain à 8 h, c’est le départ pour retourner à Phan Thiết. Cette perspective rend Yann un peu mélancolique, une lueur que Lưu Ly décèle lorsqu’il la regarde.
– Ça va pas, Yann ? demande-t-elle.
– Demain matin tu pars et moi je dois rester... J’aurais aimé passer encore un peu de temps, juste avec toi...
– Moi aussi… Alors demain...
– Il faut se lever tôt !
– Mais après, quand maman est partie ! dit Lưu Ly avec un sourire énigmatique.
– Et toi, tu...? commence Yann, osant à peine croire ce que cela suggère
– Je reste avec toi jusqu’à dimanche !
– C’est vrai ? s’exclame-t-il, les yeux écarquillés.
S’il n’y avait eu l’habituel bruit ambiant des conversations, tout le monde aurait entendu son enthousiasme.
– Mais oui ! confirme-t-elle en riant.
– Alors, il faut tout de suite réserver ta chambre pour une nuit supplémentaire ! dit Yann en prenant son téléphone.
– Pourquoi ? Ta chambre n’est pas assez grande pour nous deux ? demande Lưu Ly en posant sa main sur celle de son ami afin de l’empêcher d’appeler.
Yann n’a d’autre réponse à donner qu’un large sourire ébahi.
Si, en ce samedi d’avril, il n’y a aucun nuage dans le ciel de Saigon, il y en a indéniablement un qui transporte ce jeune couple naissant que forment Yann et Lưu Ly. Sans se le dire, ils veulent que cette journée soit la plus belle possible, ne sachant exactement quel avenir se dessine. Ils en profitent encore pour mieux se connaître et se faire découvrir l’un l’autre des lieux de Saigon. Après avoir accompagné la mère de Lưu Ly jusqu’au car, ils vont prendre un petit-déjeuner français dans le centre puis font quelques emplettes vestimentaires dans un grand magasin près de l’Université des Sciences, allant ensuite goûter un peu de fraîcheur dans un parc. À midi, Lưu Ly invite Yann à manger des crêpes vietnamiennes dans un resto du quatrième arrondissement après quoi, repus, ils vont se promener à Ðám Sen, au jardin des lotus, où les jeunes couples viennent poser en tenue nuptiale pour immortaliser les couleurs de leur union.
– Tu vois, Lưu Ly, mon rêve c’est qu’un jour on soit tous les deux ici, comme eux... Et je ferai tout mon possible pour que ce jour arrive... déclare Yann, en essuyant une larme sur la joue de la jeune femme.
La fin d’après-midi, ils la passent devant un film américain projeté dans une salle située au dernier étage d’un centre commercial, profitant de la pénombre pour se serrer l’un contre l’autre. La nuit est déjà tombée lorsqu’ils se font déposer par un taxi au grand marché central dont la halle ferme ses portes au profit de petits commerces qui s’illuminent et s’animent tout autour. C’est là qu’ils vont dîner avant de faire quelques pas sur la place arborée située à proximité où, à la lueur des lampadaires, l’on vient prendre un cours d’arts martiaux, regarder des enfants lancer de petits gadgets volants qui s’éclairent en tournoyant, ou encore, tout simplement, s’asseoir sur un banc pour bavarder.
Yann et Lưu Ly rentrent à l’hôtel éreintés mais heureux de cette journée. À peine dans la chambre, ils posent leurs sachets de shopping et se laissent tomber assis sur le lit.
– Je pense qu’on va bien dormir ce soir ! disent-ils tous deux d’une même voix. Puis ils éclatent de rire.
– Encore un point commun, fait remarquer Yann.
– Ça fait combien, alors ?
– Beaucoup, je crois... répond le jeune homme en la regardant tendrement.
– Bon ! Je vais doucher ! annonce Lưu Ly.
– D’accord ! J’irai après toi.
Tandis qu’elle récupère des affaires dans son sac de voyage et se rend dans la salle d’eau, il cherche une boite de « baba » dans le réfrigérateur. Lorsqu’elle ressort, elle est vêtue d’un pyjama léger de couleur jaune pâle dont le haut se tend sur les pointes de sa petite poitrine et le bas marque les ravissantes courbes sur lesquelles elle s’assoit après avoir rangé ses vêtements.
– Je peux boire aussi ?
– Tu bois de la bière, maintenant ?
– Pourquoi pas ?
– Je te cherche une boite.
– Non, c’est trop. Je bois celle-là, c’est possible ?
– Oui, bien sûr.
Yann lui tend sa boisson qu’elle porte à la bouche pour en avaler deux gorgées avant de la lui redonner. Immédiatement ensuite, il en fait de même, comme pour essayer d’avoir le goût de ses lèvres avant qu’il ne se volatilise. Puis il se lève et va se laver à son tour. Pendant ce temps, Lưu Ly fait jouer un peu de musique sur son portable tandis que le jet de la douche se fait entendre. Cinq minutes s’écoulent et la porte s’ouvre, laissant passer Yann, une serviette nouée autour de la taille.
– J’ai oublié de prendre mes vêtements, dit-il en allant fouiller dans sa valise pour en retirer un short et un t-shirt.
– Ah ! Je vois tu te mets tout nu devant les autres filles mais pas devant moi ! l’interpelle Lưu Ly avec un sourire coquin.
– Comment ? Devant les autres filles ? D’où tu sors ça ?
– Mais oui, à Hoa Biển ! Tu as oublié ?
– À Hoa B.... Ah oui !... Mais je n’ai pas fait exprès!... Et comment tu sais ça ?
– Ma cousine m’a dit... Kim Chi !
– Kim Chi ! C’est elle qui travaille là-bas ?! s’exclame Yann. Ah ! Maintenant je comprends plein de choses... Et tu ne m’as rien dit jusqu’à présent, cachottière !
Puis, plus calmement, il ajoute en dénouant sa serviette :
– Mais si tu as envie de me voir nu... Voilà...
Le sourire coquin de Lưu Ly laisse place à une expression plus empreinte d’émotion. Elle n’ose pas détacher son regard du visage de Yann. Elle lui tend la main pour l’inviter à s’asseoir auprès d’elle. Il pose ses lèvres sur les siennes, la prend dans ses bras, leur baiser devient plus fougueux... Son émotion devient visible. Il relâche alors la jeune femme.
– Je ne sais pas si c’est bien d’aller plus loin, tu sais que je ne...
– Chut ! dit Lưu Ly à voix basse en posant son index sur la bouche du jeune homme.
Elle lui prend ensuite la main et la glisse sous le haut de son pyjama pour la poser sur sa poitrine. Puis elle ôte le vêtement et se serre contre le torse de Yann en chuchotant :
– Je veux, maintenant.
Doucement ils s’allongent, le bas du pyjama glisse, leurs corps se mêlent.
Le dimanche matin, ils traînent encore longtemps enlacés sur le lit, comme pour rattraper par avance le temps qu’il vont perdre à ne plus être ensemble. Quand se reverront-ils ? Combien de jours passeront ? Combien de mois ?...
Ils vont déjeuner assez tard d’un bol de phở puis retournent à l’hôtel, dans la chambre qu’on leur a accordé de libérer seulement dans l’après-midi.
Après avoir pris une dernière douche rafraîchissante, Yann cherche les vêtements qu’il mettra pour le voyage tandis que Lưu Ly, allongée sur le lit où ils se sont donnés l’un à l’autre une dernière fois avant longtemps, le regarde faire, observant ce corps qui l’a étreint pour mieux le graver dans sa mémoire. Il n’est ni musclé ni maigre ; ses yeux légèrement en amande et sa peau mate rappellent son métissage. Quelques poils sur les jambes et le torse – qu’elle s’est amusée à tirer ce matin pour le taquiner – distinguent ce physique de celui de la plupart des asiatiques.
Yann portera son jean et une chemise sous sa veste. En les sortant de la valise, il prend également le Bouddha Rieur.
– Lưu Ly, je te confie cette statuette...
– Non, c’est à toi, pour te porter bonheur... répond la jeune femme en s’asseyant.
– Elle m’a déjà apporté la chance d’être avec toi ; si le destin le veut, la chance sera encore un peu avec moi... Alors garde-là pour que son visage qui rit te donne le sourire en pensant à moi.
Lưu Ly tend les mains et accepte ce cadeau qu’elle pose à côté d’elle. Elle ôte alors le pendentif doré qui orne son cou, ce reflet de lumière sur la peau hâlée de son corps nu, qu’elle tend à Yann.
– C’est trop, Lưu Ly. C’est un souvenir de ta grand-mère...
– Sans toi, je ne l’aurais plus. Ce sera un souvenir de moi.
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