04. Les gamins de l’aquarium
Adèle
J'ai réussi à éviter le miroir jusqu'à présent, mais une fois devant mon armoire et alors que je ne suis pas très en avance, je sais qu'il va falloir que j'affronte mon reflet et les conséquences de notre nuit de débauche dans le pub où James a ses habitudes depuis plus de dix ans. J'ai la tête en vrac, dormi seulement deux heures, qui auraient pu muter en trois si le beau Mathieu n'avait pas tenu à me raccompagner chez moi… pour atterrir dans mon lit. Depuis le temps qu'il me faisait du gringue, celui-là, au moins, l'affaire est close, la page est tournée et on peut passer à autre chose. Je crois que j'avais un peu trop bu pour apprécier l’expérience comme il se doit, de toute façon, mais ce n'était pas folichon… Je déteste les mecs qui pensent tout savoir du corps de la femme et ne l'écoute pas lorsqu'elle suggère quelque chose, comme si le mâle en savait forcément plus que moi sur mon propre corps. Le sexe, c'est de la communication aussi, et tant que les hommes ne l'auront pas compris, il y aura des nanas frustrées. S’il n’y avait que le corps qui comptait, une belle gueule et des muscles saillants, ça lui aurait suffi, à Mathieu, mais ce n’est pas le cas. Résultat, pépère a quitté mon lit peu de temps après avoir joui, et je n'ai eu aucun remords à le mettre à la porte avant même que le soleil ne pointe le bout de son nez.
J'enfile rapidement ma robe rouge à pois blancs, des collants en résille et mes boots rouges, jette un oeil à mon reflet en me tirant la langue, passe ma main dans mon carré plongeant pour discipliner ma tignasse encore bien humide de ma douche, et me poste devant mon étagère de make-up. Impossible de sortir au naturel aujourd'hui, anticernes obligatoire, BB crème, et je dessine rapidement mon trait d'eyeliner noir version Adèle, la chanteuse. Pas ma faute si nous avons les mêmes goûts à ce niveau et le même prénom. Une couche de mascara plus tard, je descends les deux étages comme une furie, une nouvelle fois en retard.
Aya doit être dans la salle de bain, James dépose entre mes mains un expresso tout en me smackant, et Pierre me salue d'un signe de main, étalé sur le canapé avec un bras sur les yeux. La coloc n'a pas fière allure, ce matin. Même Rudy, le vieux Scottish Fold rayé gris et noir de James, semble tirer la tronche, étalé de tout son long sur l’accoudoir près du roux qui semble au bout de sa vie. Bon, OK, cette race de chat a l’air de faire la tête tout le temps avec son nez écrasé et ses oreilles repliées, j’en conviens.
— Je suis à la bourre, pour changer, soupiré-je après avoir avalé mon café d'une traite. Bonne journée mes petits Chats. Pierrot, n'oublie pas que c'est toi qui cuisines ce soir… Essaie de récupérer, j'aimerais autant que tu ne confondes pas le sel et le sucre ! Je vous love !
Pas le temps de les écouter me répondre, je sors de la maison, sac dans une main, veste dans l'autre, et me précipite vers la bouche de métro. Huit stations plus loin, j'ai eu le temps de peindre mes lèvres en rouge grâce à mon reflet dans la vitre, d'insulter un connard qui m'a mis la main aux fesses comme si c’était tout à fait normal, d'avoir envie de vomir a cause de l'aisselle à l’odeur nauséabonde qui s'est collée sous mon nez, et de maudire les parents d'avoir fait des gosses turbulents. J'ai aussi échappé de peu à une tâche de café sur ma robe fétiche. Ça aurait été le pompon sur la Garonne, comme ils disent plus bas !
Évidemment, quand j'arrive dans l'open space, c'est un silence de cathédrale ou presque qui m'accueille. Bon dieu, ils sont tous ultra déprimants, toujours à faire la tronche, à chuchoter. C'est limite s'ils ne caressent pas leur clavier pour faire le moins de bruit possible, s’ils ne répondent pas au téléphone en murmurant. Oppressant, flippant, même… Comme si en élevant un peu la voix, on risquait de voir apparaître le monstre du Loch Ness, sérieux !
— Salut la compagnie ! lancé-je à la volée, récoltant quelques hochements de tête et de timides bonjour.
J’essaie de garder ma bonne humeur à toute épreuve tout le temps, mais ce silence de mort peut réussir à me faire balancer du côté obscur de la force : la vie parisienne, les gens qui font la tronche, qui sont toujours pressés, qui semblent à la fois dépressifs et en colère, partout, tout le temps. Beurk.
Je tente ma chance dans les bureaux, toquant comme tous les matins aux portes pour dire bonjour à tout le monde. Roc, le petit génie de l’informatique, est toujours le plus accueillant et je papote quelques minutes avec lui avant de passer dans le bureau de la comptable et de la secrétaire. Josette, la première, ne relève même pas le nez de ses tableaux barbants pour me répondre, quand Irène, la seconde, me sourit en me tendant un post-it, avant de me faire signe de passer la chercher quand je prendrai ma pause café.
Parfait. L’agent de l’une des meilleures pilotes de W Series, la seule course féminine de haut niveau, a rappelé pour me confirmer que je pourrais rencontrer cette championne le mois prochain. Quel kif ! Ça me change des mâles de la Formule 1, certes souvent accueillants, mais un peu trop blindés de testostérone.
Je me promets de le rappeler dans la journée, passe dire bonjour à Véronique qui jette un œil à la pendule au-dessus de ma tête et lève les yeux au ciel avant de me sourire. Je jure que je ne suis pas passée sous le bureau pour me la mettre dans la poche, et en plus, c’est une hétéro. Je ne sais pas, le courant passe, et elle sait que je fais mon boulot, même si j’arrive avec du retard.
Je laisse tomber mon sac sur le bordel organisé de mon bureau avant de faire une bise à Hélène qui partage mon box. Concentrée, elle me répond à peine, alors je file m’installer à ma place pour ne pas la déranger. Un regard en direction de mon collègue le plus proche, et par là j’entends “celui avec qui je dois écrire à cause de la folie de notre boss” et je constate qu’il m’observe, me lançant un regard qui mêle une pointe d’agacement et une curiosité certaine qu’il n’avouera jamais. Je suis une ovni pour lui, c’est sûr.
— Salut, Eliaz. Tu as eu le temps de réfléchir à notre prochain article ? On peut se voir pour en discuter ?
— Là maintenant ? C’est que j’étais à l’heure, moi, et que je me suis mis à bosser sur mon article, grommelle-t-il.
Je me retiens de soupirer, et essaie de relativiser. Monsieur est organisé, à l’heure, blablabla, je m’ennuie déjà. Bref, je le bouscule, c’est pas cool.
— Je ne suis pas là cet après-midi et j’ai un rendez-vous téléphonique en milieu de matinée. On peut en discuter demain, si tu préfères, mais il ne faut pas trop tarder non plus, le boulot ne va pas se faire tout seul.
— Non, non, je vais arrêter de bosser pour m’adapter à ton emploi du temps. Il faut bien qu’un de nous deux soit raisonnable…
Je crois qu’Eliaz est le seul capable de m’énerver, même si je n’en montre rien. Ses petites remarques m’agacent. S’il voulait qu’on fasse selon son emploi du temps, il n’avait qu’à me proposer un moment pour échanger plutôt que d’attendre que je le fasse, bon sang !
— Mes excuses, mon Cher, soufflé-je en lui faisant une révérence. Je t’attends dans la petite salle de réunion, prends ton temps, je ne voudrais surtout pas te bousculer.
Je récupère mes notes et passe par le couloir qui donne sur la salle de pause pour me prendre un café à la machine. Je crois que je n’aurais pas dû autant boire et si peu dormir cette nuit, finalement, parce que la journée risque d’être longue. Surtout que je vois la pointe d’agacement de mon collègue clignoter en rouge sur son front quand je débarque dans l’Aquarium, cette petite pièce vitrée qui donne sur l’open space, où nous recevons les extérieurs et où on se retrouve en petit comité. Lui est déjà installé, et je remercie mon cerveau d’être passé en mode automatique quand je dépose un café avec du lait et sans sucre devant lui.
— Pour me faire pardonner de t’avoir interrompu, souris-je.
— Merci, répond-il, visiblement troublé. Je… j’en ai déjà pris un mais ça me fera du bien d’en boire un autre, ajoute-t-il en reculant un peu sa chaise alors que je m’assois en face de lui.
— Du coup, on va à la salle de sport la semaine prochaine ? Tu préfères le matin ou l’après-midi ? J’ai noté quelques salles autour du boulot, lui indiqué-je en poussant mon calepin devant lui.
— Parce que tu crois qu’il faut qu’on y aille tous les deux ensemble ? Ce n’est pas terrible pour les observations qu’on voulait faire, si ?
Cette fois, je ne retiens pas le soupir qui sort de ma bouche. Il me fatigue, aujourd’hui, et j’ai encore trop de vodka dans les veines pour me maîtriser, je crois. Juré, je ne suis pas ivre, disons que je ne pense pas que le taux serait à zéro si je soufflais dans le ballon, mais quand même en dessous de la limite pour conduire.
— Ma compagnie t’insupporte-t-elle à ce point ? Je pense qu’il serait judicieux d’y aller ensemble, oui. Parce qu’on pourrait aussi en profiter pour observer ce qui se passe pour l’autre, compléter les constats faits. Et puis, je me dis qu’après avoir passé un moment chacun de notre côté, on pourrait voir comment réagissent les gens en s’affichant ensemble.
— Donc, en fait, tu demandes à discuter, mais tu as déjà tout décidé ? Et pendant que tu fais du sport, je vais me cacher derrière un vélo et faire des photos en mode agent secret ? C’est comme ça que tu vois les choses ? me répond-il en haussant le ton. Et puis, c’est quoi, cette idée de s’afficher ensemble ? Cela ne fait pas partie de ce qui a été décidé en réunion !
— OK, OK, respire un coup, mon Lapin, tu m’angoisses là, et tu vas frôler la crise de nerfs ! Au cas où ton niveau de français serait défaillant, j’ai utilisé du conditionnel et pas de l’impératif. Conditionnel, ça veut dire que ce sont des suggestions, tu sais ? Alors redescends un peu de tes grands chevaux et explique-moi quel est le problème, tu veux ?
— Eh bien, si on y va à deux, les autres mecs vont te laisser tranquille et on n’aura rien à raconter. Ça va faire un bel article, ça. Tu ruines nos chances d’avoir des choses à dire !
— Je ne t’ai pas proposé d’arriver main dans la main non plus, Eliaz ! Juste d’y être en même temps. C’est pas possible, t’es tellement buté contre moi que d’office, faut que tu sois en désaccord alors que tu n’écoutes rien de ce que je dis !
Oui, bon, pour le self control, on repassera. Je dirais qu’une partie de jambes en l’air qui me laisse insatisfaite impacte un peu trop sur mon humeur. J’aurais mieux fait de rentrer toute seule et de me faire plaisir en solo avec Hugh, mon vibro. Oui, Hugh… Hugh Grant, Hugh Jackman. C’est bon, vous visualisez ?
Eliaz n’a pas le temps de répondre que la porte de l’aquarium s’ouvre, et nous tournons tous les deux la tête en direction de notre boss… et des têtes de nos collègues qui regardent dans notre direction. Bon, nous nous sommes encore donnés en spectacle, c’est devenu une habitude. Je crois que certains d’entre eux hésitent à avoir toujours du pop-corn sous la main, histoire de profiter du show lorsque nous nous retrouvons dans la même pièce à discuter. Ou nous chamailler, plutôt…
— Tu viens pour m’aider à cacher son corps ? soupiré-je tandis que Véronique pose les poings sur ses hanches, visiblement agacée.
— Non, je viens pour que vous arrêtiez vos bêtises. Ici, on n’est pas au Théâtre de Boulevard. La comédie, ça n’est pas la spécialité de la maison, si vous voyez ce que je veux dire. Et ne me dites pas que vous avez besoin d’une cheffe pour vous aider à vous mettre d’accord, vous n’êtes plus des gamins !
— Mais… commence Eliaz avant de s’arrêter devant l’air sévère de notre boss.
— On se demande comment vous arrivez à faire des articles à deux !
— On se demande surtout ce qui t’est passé par la tête pour nous coller ensemble, marmonné-je. Promis, on va se chamailler en chuchotant au temple du silence, désolée, Boss.
— J’ai mis mes deux meilleures plumes ensemble, et ça marche. La preuve par les chiffres, alors on ne critique pas, s’il te plait. Et toi, Eliaz, arrête de prendre cet air de chien battu, ça ne te va pas du tout. Avec un physique comme le tien, c’est toi qui devrais jouer au gros dur, pas elle.
— Vive les clichés, marmonne-t-il en essayant tout de même de prendre un air plus sévère, ce qui ne fait que provoquer un éclat de rire chez moi.
— Nous sommes au moins d’accord sur un point, cher collègue. Le sexisme de cette réflexion n’est pas à prouver. Bravo Véronique, tu vois, on peut s’entendre tous les deux ! On peut reprendre notre conversation, c’est bon ?
Oui, bon, je sais… l’insolence et moi sommes bonnes copines. Ça sauve, ce genre de comportements, quand on est gosse, ado et même adulte. Du moins, ça dépend avec qui, ça peut aussi attirer les ennuis. Chez Véronique, ça provoque l’exaspération. Elle grommelle, lève les mains au ciel comme si elle voulait peloter Dieu le père, et claque la porte en s’y adossant, ce qui me fait ricaner.
— Bon, soupiré-je. Si je te dis que je préférerais qu’on aille à la salle en même temps parce que la dernière fois que j’y ai mis les pieds, un type a été un peu trop tactile et insistant avec moi, c’est une bonne raison pour que tu puisses me supporter une ou deux heures de loin ? J’ai besoin d’un gros dur…
— Tu as besoin de… demande-t-il en rougissant. Euh…
OK, il passe de l’agaçant à l’attendrissant, là, et je masque mon sourire derrière mon gobelet de café en regardant ailleurs, le temps de me reprendre.
— J’ai besoin de ne pas être toute seule dans un lieu blindé de mecs qui se prennent pour des bodybuilders. D’avoir quelqu’un qui puisse faire acte de présence en cas de besoin, tu vois ?
— C’est vrai que je pourrais te protéger, si quelqu’un t’embêtait…
— Eh bien, voilà ! s’exclame Véronique, toute contente ! Je vous préfère comme ça plutôt qu’en train de vous engueuler ! Je vais vous laisser maintenant que vous êtes calmés !
Je ne mens qu’à moitié. Je déteste les salles de sport, et pas seulement parce que je n’aime pas plus que ça l’activité physique. Certains hommes sont de vrais emmerdeurs, et une femme qui court, seule sur un tapis, attire les lourds. Même si je suis du genre à ne pas solliciter l’aide de quiconque et encore moins d’un homme, ma tirade aura au moins rallié Eliaz à mon idée. Et la curieuse que je suis a hâte de voir si les femmes présentes se montreront, elles aussi, plus ou moins entreprenantes. Et quand je vois l’attitude plutôt timide de mon collègue avec les femmes au bureau, je suis encore plus pressée de voir comment il va réagir à la salle.
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