10. La discussion des endurcis
Adèle
Ma mère sourit en me voyant débarquer à table et mon père détaille ma tenue avec un œil amusé. Voilà ce que j’aime plus que tout chez mes parents : pas de jugement. En même temps, ils ont vite dû faire avec mes lubies un peu dingues. Pourtant, ce soir, je suis restée soft. Une robe rouge à pois blancs à fines bretelles, moulante jusqu’à la taille et bouffante jusqu’à mi-cuisses dans un style très rockabilly, et un gros nœud rouge dans les cheveux. Niveau make-up, j’ai conservé l’habituel long trait de liner et mon rouge à lèvres mat longue tenue m’attend dans ma pochette. Le reflet que m’a renvoyé le miroir me plaît bien, et si j’en crois la moue de la femme qui m’a mise au monde, même si je suis loin de son style bohème avec sa longue robe fleurie ample, elle valide ce qu’elle voit.
— Comment va Juliette ?
— Bien, bien. Elle s’est apparemment trouvé un amoureux, je vais le rencontrer ce soir.
Oups, voilà, il m’aura suffi de vingt-quatre heures pour baisser ma garde et je lance le sujet moi-même, bien involontairement. Évidemment, je ne doute pas que ma mère va rebondir sur le sujet, même si elle repart en cuisine pour apporter un saladier de tomates, dont elle est fière d’afficher la provenance.
— Circuit court, elles viennent de la terrasse, sourit-elle en me servant. Et toi alors, les amours ?
— Les amours d’une nuit se portent très bien M’man, merci, souris-je poliment. Bon appétit !
— Bon appétit, Adèlou, me répond mon père en utilisant le petit surnom qu'il me réserve. Vu comme tu es partie, on va avoir des petits-enfants sans jamais connaître de beau-fils ! Tous les avantages sans les inconvénients ! ajoute-t-il en rigolant.
— Je ne sais pas si faire un bébé toute seule me tente plus que ça, ris-je à mon tour. Je te promets que je me protège, ce n’est pas vraiment le moment, en plus. J’aime mon boulot, aucune envie de partir en congé maternité, ni de changer mon train de vie. En plus, ça vous obligerait à arrêter de voir Marie-Jeanne ici quand je débarquerais, mes pauvres petits parents !
— Pourquoi ? Si tu as un enfant, tu vas l'élever comme une bourgeoise ?
Le terme dans sa bouche sort comme la pire des insultes, ce qui fait éclater de rire mon père.
— Bien sûr, M’man, je vis à Paris, maintenant, attends ! gloussé-je. Impossible de faire autrement, même si on joue à tout sauf aux bourgeois, à la coloc.
— Moquez-vous ! Mais quand tu achèteras des couches jetables pour ton gamin ou ta gamine, c'est moi qui me moquerai !
— Oh Maman, je t’en prie ! Je compte sur toi pour t’occuper de nettoyer les couches en tissu que tu m’auras achetées, et pour venir faire toi-même les purées maison pour ce mioche. Enfin, je ne suis pas sûre de compter là-dessus, j’ai plutôt la certitude que c’est ce que tu feras, si bébé il y a un jour.
— Oh oui ! Je viendrai avec plaisir, s'enthousiasme-t-elle sous les yeux hilares de son mari.
— Promets-moi que tu l’empêcheras de m’envahir jusqu’à m’étouffer, imploré-je mon paternel. De toute façon, Paris la fera vite repartir…
— Je te promets d'essayer, pas de réussir ! Tu sais, quand ta mère a un truc en tête, elle réussit toujours à l'obtenir ! Regarde-moi ! Je n'avais aucune chance de lui échapper !
Je souris en les observant tour à tour, un tendre sourire plaqué sur mon visage. Revenir ici me fait un bien fou et, même si mes parents sont totalement perchés, je sais que c’est grâce à eux. Même si ma soirée avec Juliette va me requinquer, rien ne vaut ce cocon familial étouffé par les plantes vertes, parfois enfumé par Marie-Jeanne, mais toujours accueillant et chaleureux.
Le reste du repas se passe dans une ambiance semblable, et je suis surprise de constater l’heure déjà bien avancée lorsque je termine de faire la vaisselle avec mon père. Je m’essuie les mains et me plante devant le miroir de l’entrée pour vérifier ma tenue et me barbouiller les lèvres de rouge, enfile ma veste en simili-cuir et vais déposer un baiser sur la joue de ma mère, occupée à rouler leur plaisir du soir.
— Je file, Mounette. Je ne sais pas si je rentre, comme d’habitude.
— Tu as ton sac avec toi, ça m'étonnerait qu'on te revoie avant ton retour à Paris. Tu nous appelles, hein ?
— Promis, souris-je alors que mon père dépose un bisou appuyé sur mon crâne. Bonne soirée, passez le bonjour à Marie-Jeanne. Et, au fait, je ne vous ai pas demandé… Le voisin a une nouvelle copine ? Ou c’est le défilé chez lui ?
Oui, bon, OK, possible qu’après avoir joué la voyeuse, ma curiosité soit encore exacerbée… Il est mignon, Alken, et je ne dirais pas non à une nuit avec lui. Surtout qu’il a l’air d’apprécier les petites jeunes.
— Oh, il s'est trouvé une fille, je crois. Il a l'air amoureux, me répond ma mère, en me dévisageant.
— Oui, une jeune femme toute mignonne. On la croise souvent dans l'ascenseur. C'est le défilé, mais avec un seul modèle !
— Bon, tant pis pour moi, soupiré-je théâtralement. J’ai peut-être manqué l’homme de ma vie, qui sait ! Bisous les parents ! Ne faites rien que je ne ferais pas !
A vrai dire, je crois que c’est trop tard pour ça. Ils sont totalement du genre à faire tout et n’importe quoi, et depuis que je suis adulte, je me demande quand est-ce que je vais recevoir un coup de fil des flics pour me dire qu’ils sont en garde à vue. De vrais dingues, je ne mens pas. Ma mère est du genre à manifester toute seule devant une entreprise épinglée pour ne pas atteindre le taux d’employés en situation de handicap, ou encore d’alpaguer et d’insulter un mec accusé de harcèlement sexuel. C’est d’elle que je tiens mon côté féministe, et je me dis parfois que je devrais faire le portrait de mes parents pour le magazine, histoire de divertir les lecteurs.
J’aime mettre un peu de moi dans mes articles publiés sur le site Internet. Une pointe d’humour, un avis personnel, je veux que ceux qui me lisent reconnaissent ma patte, apprennent à me connaître un peu. Ce n’est sans doute pas très professionnel, comme le dirait mon cher collègue, mais ça plaît, je crois.
Je me vide la tête du boulot sur le trajet et reçois une nouvelle accolade presque brutale lorsque je rejoins Juliette au bar de la boîte où nous nous sommes donné rendez-vous. Je suis à la bourre, mais rien d’étonnant, et mon amie me tend déjà un verre de Champagne qu’elle a dû payer une blinde. Elle est dark à souhait, ce soir, et hyper sexy dans sa robe bustier noire moulante. Une vraie beauté, qui me fait un signe de tête en direction de type qui l’accompagne, un métis aux airs de Bruno Mars et au sourire communicatif.
— Salut, tu dois être Edouard, lui lancé-je en lui faisant la bise. Contente de te connaître !
— Eh bien, je comprends que Juju me parle souvent de toi, tu es canon !
— Merci du compliment, mais je te préviens tout de suite, je ne suis pas fan des plans à trois ! J’ai beau être des deux bords, je déteste ne pas être le centre de l’attention au lit, m’esclaffé-je. Je ne partage pas !
— J'ai tout ce qu'il me faut avec ta pote, s’esclaffe-t-il. Ravi de te rencontrer en tout cas !
Je le remercie mentalement de ne pas me regarder comme si j’étais une folle, chose qui peut arriver lorsque je rencontre quelqu’un pour la première fois. Il faut dire que lui sortir direct que je ne suis pas intéressée par un plan à trois n’est pas forcément une entrée en matière classique, j’en conviens.
Nous nous installons contre la balustrade qui donne sur la piste de danse le temps de siroter nos verres, et Ju ne tarde pas à nous entraîner sur la piste de danse, où je me défoule pendant une bonne heure avant de croiser un regard qui ne m’est pas inconnu. Je donne un coup de coude à mon amie et lui montre d’un signe de tête le brun qui dépasse d’une tête au moins des danseurs entassés sur la piste. Il nous a déjà repérées, d’ailleurs, et fend la foule dans notre direction.
— C’est pas Rémi qui fonce vers nous comme une fusée ? crié-je à Ju, qui sourit de toutes ses dents.
— Merde, il est encore plus canon qu’au lycée ! s’époumonne-t-elle avant de s’éventer théâtralement le visage d’une main.
Super, elle est toute retournée avant même qu’il ne se plante devant nous. Résultat, quand l’ancien basketteur nous rejoint, Edouard est sur la défensive et passe un bras possessif autour de sa taille, ce qui fait glousser mon amie qui ne devait pas en être à son premier verre quand je suis arrivée.
— Tiens donc, Rémi Prévert ! Quelle surprise, souris-je. Tu as dû oublier d’arrêter de manger de la soupe, ou alors j’ai rapetissé depuis la dernière fois où tu m’as pelotée derrière le gymnase !
Juliette gobe les mouches et me lance un regard outré. Oui, bon, j’avais quand même mes petits secrets à l’époque, possible que celui-là n’ait pas été divulgué lors d’une soirée alcoolisée.
— Je me disais bien que je vous avais reconnues ! Quel plaisir de vous retrouver ici ! Je suis Rémi, se présente-t-il en tendant la main à Edouard qui la serre avec vigueur avant de reprendre possession de SA Juliette. Et non, je n’ai pas grandi, j’ai juste pris quelques muscles, je pense. Quel bon vent t’amène ici, Adèle ? Je te croyais partie sur Paris !
— J’ai besoin de venir me ressourcer à la maison de temps en temps pour ne pas finir comme les Parisiens, déprimés et constamment énervés ou bougons. Et si on allait papoter plus loin ? Je crois que je vais cogner le prochain qui me bouscule, marmonné-je en fusillant du regard celui qui m’a collé son coude dans le dos. Merde, tu vois, Paris déteint déjà sur moi !
— Oui, viens, je t’offre un verre. Je peux te dire que tu n’as pas du tout rapetissé mais que tu as encore embelli au contraire ! me répond-il en zieutant sur ma poitrine sans discrétion.
Je glousse. Moi, je glousse, putain ! Faut dire que Rémi… Mon Dieu ! Nous étions ensemble en Terminale Littéraire. Ce type est sportif et intellectuel, un bon petit mélange, non ? Lui aussi s’est embelli, il a pris du muscle, oui, et sa petite barbe clairsemée de l’époque est plus fournie. Vraiment beaucoup. Dans le genre biker, j’entends. Il est superbe, et je ne me fais pas prier pour l’accompagner au bar, sentant la chaleur de sa paume posée sur mes reins. Mes hormones viennent de se réveiller en sursaut, et je bois quelques gorgées de mon jus de fruits dès que je l’ai en main pour me calmer un peu.
— Tu sais qu’ils ne te répondront pas si c’est à eux que tu parles ? lui demandé-je, un sourire en coin, alors qu’il manque clairement de discrétion.
— Et moi, je suis sûr que si je les prends entre mes lèvres, ils vont durcir. C’est une forme de réponse, non ? me répond-il du tac au tac, pas gêné le moins du monde.
— Effectivement, vu comme ça… tu n’as pas tort, soufflé-je après avoir retenu un nouveau gloussement.
Merde, il me fait un peu trop d’effet, ce con. Je n’ai cependant pas vraiment le temps de réfléchir à tout ça parce que j’éclate de rire en voyant Juliette mimer sans gêne une levrette en jouant avec ses sourcils. Et c’est moi, la folle, dans tout ça ?
— Excuse-moi, souris-je alors que Rémi doit se demander ce qui se passe, vu sa tête. Donc, on parle de mes seins avant même de prendre des nouvelles, j’imagine que le message est clair ?
— Disons qu’il y a ceux qui en parlent et ceux qui le font. Moi, je suis plutôt du genre à préférer l’action, si tu vois ce que je veux dire. Et je dirais que ce soir, on a les mêmes envies. Sinon, tu vas bien ? ajoute-t-il, un sourire aux lèvres.
Bien, c’est cash, c’est parfait. Pas comme si déjà, à l’époque du lycée, j’aurais aimé aller un peu plus loin que le tripotage, après tout ! Rémi était déjà attirant à l’époque, et je dois avouer que j’ai hâte de me retrouver nue contre lui. Oui, bon, je suis parfois une femme faible. Quelques souvenirs, un regard gourmand et un sourire à tomber, je flanche direct.
— Je te rétorquerais bien “chez toi ou chez moi ?” mais je doute qu’on soit tranquille chez mes parents, et mon chez-moi nous obligerait à prendre le train. J’espère que tu peux m’accueillir sous ton toit, ça m’ennuierait de rater ta discussion avec mes tétons, d’autant plus qu’il n’y a pas que ça qui peut durcir.
Si j’ai commencé sur le ton de l’humour, j’avoue avoir sorti ma voix la plus sensuelle sur la fin, agrémentée d’un pas en avant et d’un sourire charmeur. Oui, moi aussi je sais jouer après tout.
— Je t’assure que tout ce qui pouvait durcir chez moi l’est déjà. Je t’enlève maintenant ou tout de suite ? Je n’ai pas forcément envie de patienter longtemps ici alors qu’il y a des merveilles qui n’attendent que de discuter chez moi.
Ne glousse pas, Adèle. Un peu de dignité, bon sang !
— J’hésite… Peut-être immédiatement ? Oui, je crois que ça m’irait bien, tout de suite maintenant.
Le sourire qu’il me lance pulvériserait les petites culottes dans certaines romances, moi il me donne envie de sautiller comme une dinde en faisant la danse de l’orgasme. Ce weekend risque de se terminer en feu d’artifice, c’est tout ce qu’il me fallait !
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