27. Le bateau des faux solitaires
Eliaz
Comme à chaque fois que je rentre en Bretagne, j’ai le sentiment de laisser derrière moi tous mes problèmes et tous mes soucis. Je sais que c’est un peu lâche de partir comme ça, de tout abandonner, mais je n’ai pas vraiment trouvé d’autre alternative. La discussion avec Adèle m’a complètement perturbé. Non seulement, elle m’a fait réaliser que beaucoup de femmes me regardent, mais en plus, j’ai l’impression qu’elle aussi ne serait pas contre à approfondir notre relation. Qu’est-ce qu’il se passe là ? Il n’était pas prévu qu’une simple inscription sur des sites de rencontre bouleverse tout ainsi !
Je suis content d’être revenu chez mon père pour l’isolement que cela me permet d’avoir. C’est incroyable comme c’est difficile à supporter tous ces regards que je vois maintenant. Je me demande d’ailleurs si je les rêve ou s’ils sont réels. Mais il est clair que la jeune blonde assise en face de moi dans le train a rougi quand nos regards se sont rencontrés et que même la mère de famille qui était un peu plus loin a apprécié la vue pendant le voyage. Je ne me suis jamais considéré comme un sex symbol et je n’ai jamais été le genre de mecs à draguer tout ce qui bouge. Mais peut-être aurais-je dû ? Ce n’est tellement pas moi, ça.
J’ai envoyé un message à Maéva pour la prévenir que, pour une urgence familiale, je devais retourner chez mon père. Cela ne l’a pas découragée et nous continuons d’échanger. Elle me parle de son quotidien et nous échangeons assez naturellement. Avec la distance, je ne sens aucune pression et les échanges sont fluides, c’est déjà ça. Par contre, je n’ai toujours pas osé écrire à Adèle. On devait bosser ensemble et elle va être furieuse de ce départ que je ne peux lui expliquer. Parce qu’hier soir, j’étais sérieux. J’ai vraiment peur que, si elle me fait une proposition, je l’accepte. Et que ça se passe mal parce que ça fait une éternité que je n’ai rien fait avec une femme. Même si hier soir, j’avoue que je me suis bien fait plaisir. Dans mes pensées, j’ai commencé avec Maéva que je me suis imaginé retrouver chez elle. Mais rapidement, ce sont les traits de ma collègue que j’ai imaginés en me caressant. Comme si c’était elle, l’évidence, et pas la personne avec qui j’ai entamé des échanges plus romantiques.
Mon père vient me rejoindre devant la baie vitrée où je me suis installé pour observer le paysage magnifique de cet océan qui existe quelles que soient nos difficultés ou nos pensées à nous les humains. Cela fait un bien fou de voir ces vagues qui viennent et reviennent sans cesse, inlassablement, imperturbables.
— Tu as besoin de quelque chose, P’pa ?
— C’est toi qui sembles avoir besoin de quelque chose, Fils. Tu m’accompagnes en mer ?
— Tu vas partir à cette heure-ci ? Ce n’est pas trop tard pour pêcher ? m’étonné-je car je sais qu’il a dû annuler sa sortie ce matin pour venir me chercher à la gare.
— Eh bien, pas besoin de descendre les filets pour profiter de la mer. A moins que tu veuilles rester à distance, évidemment.
— Non, la mer, c’est mieux quand on est dessus que quand on la regarde de loin. Je te suis.
Il est formidable, mon père. Il annule sa journée de pêche juste pour moi, ne me pose aucune question, mais cherche à me changer les idées en m’emmenant faire un tour en bateau car il sait que c’est une chose que j’adore faire quand j’ai un coup de mou.
Nous descendons vers le port et je l’aide à préparer son petit bateau pour le départ. Je retrouve facilement tous ces gestes que j’ai appris en grandissant et cette normalité fait du bien. En plus, ici, pas de femme qui me regarde, pas de drague à réaliser. Non, juste mon père, la mer et moi. Le bonheur, quoi.
Mon père est à la barre et moi, je m’occupe de la voile et suis les instructions qu’il me donne. C’est étrange de sortir en pleine mer alors que le soleil est déjà haut. En cette fin octobre, il fait anormalement chaud malgré le vent marin, et je finis par enlever mon tee-shirt et à exécuter les manœuvres torse nu. Lorsque que nous nous stoppons, j’ai l’impression d’être au milieu de nulle part, la côte de mon pays natal visible seulement à l’horizon. Je largue les amarres et vais m’asseoir sur le petit ponton, les pieds dans le vide au-dessus de l’eau. Mon père, toujours sa casquette de capitaine vissée sur la tête, me rejoint et nous restons là, silencieusement. Pas un mot n’est échangé mais j’ai l’impression que nous discutons, que nous nous réconfortons mutuellement. Ici, j’ai le sentiment d’être libre, pas de réseau sur le téléphone, pas de lien avec le continent et cela me fait un bien fou.
— Je me demande si je ne devrais pas reprendre ton bateau quand tu partiras en retraite. On est bien, ici.
— Vraiment ? Je sais que tu aimes la mer, Fils, mais… je ne sais pas, tu te vois vraiment pêcher tous les jours ?
— Eh bien, pourquoi pas ? Ici, au moins, on est seuls en mer, personne pour nous embêter ou nous mettre la pression. Et toi, tu fais ça depuis des années, tu n’as pas l’air malheureux.
— Non, mais je n’ai pas fait d’études de journalisme, et je sais que tu adores ton boulot.
— J’adore mon boulot, c’est vrai. Et il paraît que je ne suis pas si mauvais que ça. Je crois que ce qui me gêne, ce n’est pas le travail, c’est la société. Tu sais sur quoi je travaille en ce moment ?
— Ta sœur m’en a vaguement parlé, oui. Ça te pose un problème ?
— Eh bien, c’est sur les sites de rencontre. C’est fou comme ça me remue et me fait réfléchir, tu vois ? J’ai l’impression que c’est à la fois la meilleure invention du monde et la pire. Je… je réalise que Marie m’a plus traumatisé que je ne le pensais.
— Hum… Tu as misé sur le mauvais cheval et elle t’a brisé le cœur. Tu es un cœur tendre, Eliaz, et tu en as fait les frais. Je pense que cette histoire de sites de rencontre peut te faire du bien, moi.
— Qu’est-ce que tu y connais, toi ? Tu as déjà essayé un de ces sites ? Tu n’es pas à la recherche d’une compagne, il me semble.
— J’ai déjà trouvé l’amour de ma vie, Fils. Je suis un vieux pêcheur bourru mais romantique, je ne ressens pas le besoin de la remplacer…
— Et la solitude ne te pèse pas trop ? Ces sites sont formidables pour ça. Ils arrivent à la fois à te mettre face à la solitude de tous ces cœurs brisés et te donnent l’espoir que l’une de ces personnes est là, juste pour toi. C’est assez magique et tellement bien fait que je ne peux qu’admirer ceux qui ont créé ce concept.
— Je ne suis pas seul, j’ai des amis au port, des enfants qui viennent souvent me voir… une gentille voisine qui m’invite souvent à dîner pour combler sa propre solitude… Je suis heureux comme ça. Et toi, tu l’es ?
Je préfère ne pas répondre tout de suite à sa question car j’ai besoin de me la poser à moi-même. Et là, alors que nous sommes complètement libres, je me dis qu’il n’y a pas de meilleur endroit pour le faire. Au niveau du travail, c’est clair que tout va bien. Mes chroniques sont de plus en plus appréciées, la collaboration avec Adèle, parfois chaotique, fonctionne de mieux en mieux. Par contre, c’est vrai que sur le plan de ma vie sentimentale, cette mission sur les SDR m’a fait réfléchir et me rendre compte qu’il me manque quelque chose. Vivre seul, ce n’est pas forcément vivre tranquille. C’est un peu comme s’enfermer dans une prison dont les murs virtuels ne sont pas là pour protéger mais bien pour empêcher de vivre pleinement.
— Je croyais que je l’étais, P’pa, mais je ne suis plus sûr du tout. Après Marie, j’ai vraiment cru que l’Amour n’était pas fait pour moi, que j’avais rencontré la femme de ma vie et que plus jamais, je ne pourrais aimer autant. Je m’étais fait une raison, je m’en contentais et j’avais atteint une forme de sérénité. Mais là, je me dis que je me suis complètement fourvoyé. Sur un des sites, j’ai rencontré une jeune femme qui a l’air très sympathique. Et ma collègue m’a fait remarquer que je plais à ces dames. Même à elle, je crois. Tu te rends compte que c’est la première fois depuis dix ans que je me remets à espérer vivre en couple ?
— Eh bien, j’imagine qu’il n’est jamais trop tard pour remettre le pied à l’étrier. Si en plus tu as largement le choix, c’est parfait, sourit-il.
— Je ne suis pas du genre à courir plusieurs lièvres à la fois, ne t’inquiète pas. Je sais comment tu nous as élevés ! Là, je crois que je vais me concentrer sur Maéva et lui donner une chance, voir où ça nous mène. Ce serait tellement formidable que la première femme que je rencontre grâce à un site soit la bonne ! Je sens que l’article que je vais écrire sera dithyrambique !
— Vas-y mollo, quand même, Fils. Tu m’as dit que tu avais eu un rendez-vous avec elle ? Essaie de ne pas t’emballer, les gens… sont doués pour te montrer ce que tu attends d’eux, alors prends ton temps, d’accord ?
— Tu penses que je n’ai pas déjà assez perdu de temps comme ça ? Je ne sais pas… J’ai envie de m’enflammer, je désire ressentir des élans passionnés. C’est un nouveau monde qui s’ouvre à moi, là.
— T’enflammer, hein ? Essaie de ne pas te brûler les ailes, non plus ! Tu es quelqu’un de réfléchi, essaie de ne pas trop t’emballer quand même, je ne voudrais pas que tu regrettes.
Je soupire et me dis qu’il a raison. Il est homme de peu de mots, mais ses conseils sont toujours à prendre en compte et j’ai de la chance de l’avoir. Nous passons le reste de l’après-midi à profiter du soleil et quand je vois que ma peau a pris un teint beaucoup plus hâlé qu’à mon arrivée, je comprends qu’il est l’heure de rentrer. Je fais signe à mon père qui, toujours sans un mot, se réinstalle à la barre et nous ramène au port.
— Ce soir, on mange quoi de bon, P’pa ? demandé-je alors que nous remontons le petit chemin qui mène à la maison.
— Eh bien, tu prends ce que tu veux dans le réfrigérateur, Eliaz. Désolé, mais je ne serai pas à la maison, ce soir, je suis invité chez la voisine, Nina.
— Tu vas chez Nina, ce soir ? Mais… c’est d’elle dont tu parlais tout à l’heure ? Ne me dis pas que tous les deux, vous…
— Quoi ? Je t’ai dit que je ne cherchais pas l’amour, pas que j’étais devenu abstinent, rit-il.
— Mais elle a presque mon âge ! Elle ne te trouve pas trop vieux ? m’étonné-je vraiment alors qu’il marche d’un pas guilleret.
— Je ne suis pas qu’un vieux ! Je suis aussi un homme avec du charme, que veux-tu ! Un vrai mâle, selon elle.
Alors, là, je suis scotché. Mon père que je prenais pour un vieux loup solitaire ne l’est pas tant que ça, finalement. J’ai envie de lui poser plein de questions, sur comment il a fait pour la séduire, comment ils s’organisent, à quelle fréquence ils se voient, comment il a réussi à oublier Maman. Mais je me dis que cela ne me regarde pas. Cela ferait un bel article, j’en suis sûr, mais je ne vais pas étaler la vie de mon père à la une du site internet de LifeX. Et ce soir, pendant qu’il s’amusera, j’essaierai de ne pas trop penser à ma solitude. Je n’ai qu’à m’en prendre qu’à moi-même si c’est le cas. Et il est sûrement temps de remédier à ça. Espérons que Maéva soit à la hauteur de mes espérances.
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